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L'Informatique ou la portion congrue

Michel Lucas
Professeur à l'École centrale de Nantes
 

Article paru dans le numéro 180 (septembre 1992) de Sciences et Vie, « Les Sciences à l'école : les raisons du malaise ». Michel Lucas a été Président du Groupe technique disciplinaire d'informatique. Voir : Un plan de formation à l'informatique de tous les élèves, de l'école primaire au lycée, Propositions du GTD Informatique :
https://www.epi.asso.fr/revue/dossiers/d12p045.htm

 

   Constatation d'évidence, l'utilisation de l'informatique se généralise à grande vitesse. De nombreux secteurs d'activité imposent, de manière directe ou indirecte, le passage par les services d'un ordinateur. Il serait donc souhaitable que tout un chacun puisse en faire une utilisation « raisonnée ». Par l'emploi de cet adjectif, nous entendons que tout utilisateur devrait mettre en œuvre sa « raison » par une compréhension des concepts mis en jeu, plutôt qu'agir par simple mimétisme. Car cette dernière attitude laisse le plus souvent sans défense devant l'imprévu, par exemple en cas de fausse manœuvre ou de panne. Admettre ce point de vue suggère donc qu'au même titre que les disciplines traditionnelles, l'informatique fasse partie de la culture générale du citoyen.

   Dans divers domaines (sciences et techniques industrielles, économie et gestion, arts graphiques...), l'informatique et l'utilisation des produits informatiques font partie du champ même des connaissances ou des techniques enseignées. Par ailleurs, dans l'ensemble des disciplines, l'utilisation de l'informatique ouvre l'accès à de nouveaux champs d'activité (comme la recherche documentaire et la modélisation), à un degré que d'autres méthodes ne permettaient pas d'atteindre. Enfin, l'ordinateur est également un outil pédagogique pour la transmission et la structuration des connaissances : enseignement assisté par ordinateur, utilisation des imagiciels en mathématiques, utilisation de l'ordinateur dans la salle de classe pour un travail collectif en lettres, outil de laboratoire en physique, etc.

   Face à un tel constat, on s'attendrait à ce que l'informatique joue un rôle de premier plan dans la formation des élèves. Or, l'examen de la situation présente démontre que nous sommes loin du compte...

   Regardons d'abord ce qui se passe dans les collèges. Il y existe aujourd'hui un enseignement d'informatique, effectué dans le cadre de l'enseignement de technologie, ã raison d'environ deux heures par semaine, en 6e ou en 5e. Des programmes officiels prévoient une initiation à la programmation (généralement en utilisant des langages de programmation tels que Basic, Pascal et plus rarement Logo) et l'utilisation de progiciels (traitements de textes, tableurs, PAO, gestionnaires de fiches...).

   On notera aussi le rôle essentiel joué par les Centres de documentation et d'information (CDI) : ils permettent un accès à la documentation, aux bases de connaissance, à travers l'utilisation de CD-ROM (bases de données, dictionnaires électroniques) et de réseaux (banques de données, minitel). Les élèves se sont d'ailleurs rapidement appropriés 1'usage de cette documentation électronique.

   En quelques années, dans le cadre de leur reconversion, tous les professeurs de technologie ont été formés à l'informatique. Il s'agit d'un effort très important, qui démontre la possibilité de former rapidement un grand nombre d'enseignants aux bases de la discipline.

   Cependant, la situation sur le terrain est complexe, et de grandes variations s'observent d'un collège à un autre. La nécessité d'un suivi pédagogique (à travers l'existence d'un réseau d'animateurs), la possibilité de suivre des stages de formation continue, l'existence de fiches décrivant des séquences pédagogiques sont autant de facteurs dont l'existence ou l'absence contribue à l'extension ou l'arrêt progressif de cet enseignement.

   Un certain nombre d'expériences d'utilisation de l'informatique dans l 'ensemble des disciplines ont été réalisées. Elles montrent qu'il est tout à fait possible d'intégrer l'usage de l'ordinateur dans toutes les activités, et cela dès le collège. Cependant, force est de reconnaître que ces activités pluridisciplinaires sont fort peu répandues dans les faits. À cet échec, nous invoquerons deux raisons principales : le manque de matériel (le concept de salle informatique unique est de ce point de vue très décourageant) et le déficit de formation du corps enseignant.

   Au lycée, il convient de distinguer les enseignements de la voie technologique tertiaire de ceux dispensés dans le cadre de l'enseignement général. Examinons les premiers. Quel que soit le type de formation tertiaire dispensée, le développement, voire la banalisation de l'informatique, requiert désormais une double compétence : de spécialiste (en comptabilité, administration, commerce) et d'utilisateur averti de l'informatique.

   Dans ces sections, l'utilisation de logiciels de bureautique (traitements de texte, tableurs, gestionnaires de données, grapheurs...) et de progiciels-métiers (comptabilité, gestion commerciale...) est assez répandue. Elle a été grandement facilitée par la politique des licences mixtes que la Direction des lycées et des collèges a mise en place. Grâce à elle, les établissements ont pu disposer de produits aux qualités reconnues et à un coût abordable. Même si elle n'est pas parfaite, la situation dans la voie technologique tertiaire donne donc satisfaction. Une rénovation et une modernisation des programmes sont d'ailleurs actuellement en cours.

   Force est de constater que c'est dans les lycées d'enseignement général que la place réservée à l'informatique est la plus mince.

   Aucun programme d'enseignement de l'informatique en tant que discipline n'y existe. Et les activités informatiques à l'intérieur des disciplines sont peu (ou pas) développées, malgré quelques initiatives remarquables.

   En physique par exemple, 1'ordinateur est depuis longtemps intégré au laboratoire. il permet une approche de l'esprit scientifique : interpréter des mesures, plutôt qu'en faire un simple relevé. Des laboratoires universitaires ont conçu et réalisé les logiciels, matériels, interfaces et séquences pédagogiques, Un certain nombre de pôles désignés par les recteurs ont été équipés, souvent avec la participation d'entreprises pour l'industrialisation et la distribution des logiciels. La phase d'extension à partir de ces pôles est maintenant du ressort des académies.

   L'utilisation des images spatiales (télédétection), dans le cadre des cours de géographie, biologie-géologie et sciences physiques, a nécessité un gros travail de développement sur cinq ans, en collaboration avec l' Institut national de recherche pédagogique (INRP). Le logiciel mis au point, TlTUS, a ensuite été installé dans vingt-huit sites d'expérimentation (un établissement par académie), et mis en œuvre par une équipe de trois enseignants de chaque discipline, après dotation de l'équipement matériel et logiciel adéquat. Un pôle de compétence au sein de l'académie s'est créé et une action spécifique du Plan national de formation a permis de former des formateurs. L'édition d'une brochure décrivant des séquences pédagogiques, diffusée aujourd'hui à un grand nombre d'exemplaires, permet d'espérer un emploi généralisé de ce logiciel.

   En mathématiques, depuis quelques années, le Plan national de formation offre deux stages d'une semaine (« usage de l'informatique en mathématiques »), destinés aux formateurs académiques. On peut parier que l'explosion des applications courantes (en géométrie plane, géométrie dans l'espace, statistiques et probabilités, traitements graphiques...) va profondément modifier une partie de l'enseignement des mathématiques.

   En lettres, il existe peu de logiciels attrayants pour des enseignants non n1otivés. I1 peut cependant citer une expérimentation prometteuse, actuellement en cours sur environ quinze sites. Elle vise, par exemple, la maîtrise des champs lexicaux et sémantiques par les pratiques d'écriture, ou encore l'utilisation de dictionnaires électroniques.

   Malgré toutes ces expériences conduites sous l'égide de la Direction des lycées et collèges, la question demeure : pourquoi l'usage de l'informatique est-il aussi peu répandu dans les lycées ?

   Une intéressante tentative d'enseignement de l'informatique au lycée s'était mise en place après la tenue d'un colloque à Sèvres en 1970. On y avait notamment soutenu que la pratique de la programmation développait les qualités intellectuelles et opératoires (créativité, rigueur, clarté de présentation). La Mission informatique, créée peu après, proposait une voie différente ; tous les élèves devraient savoir « utiliser » l'informatique.

   L'expérimentation qui a suivi, sous la forme d'une option dans les grilles horaires, a conduit à une formation plus axée sur la discipline que sur l'utilisation de l'ordinateur. Dans un premier temps, un petit nombre de lycées ont été autorisés à mettre en place un enseignement expérimental. Un comité scientifique national, chargé de piloter cette expérience, a été installé. Le programme d'enseignement de l'option comprend les méthodologies d'analyse et de programmation, une réflexion sur l'informatique et la société, ainsi que la connaissance des applications de l'informatique. Enseigné sur trois ans (de la seconde en terminale), ce programme est sanctionné par une épreuve au baccalauréat.

   Dès 1985, un grand nombre de lycées ont demandé l'autorisation de proposer l'option « informatique ». Malheureusement, le caractère optionnel de cet enseignement a conduit à un fonctionnement global que certains ont qualifié d'élitiste. On notera que le contexte même de cette option rendait cette dérive inéluctable : nécessité de sélectionner des élèves (à cause du faible nombre de places offertes), importance du travail supplémentaire demandé (plus facilement absorbable par les bons éléments) et difficulté d'établir des emplois du temps communs à plusieurs sections. À elles seules, ces trois raisons ont suffi à conduire à ce que l'on peut appeler un dérapage. L'option informatique présente pourtant un bilan largement positif. Plusieurs dizaines de milliers d'élèves ont été formés, et il est incontestable qu'ils ont reçu une formation de qualité : elle se reconnaît lorsqu'ils abordent les cycles suivants (universités, IUT, classes préparatoires).

   Près de 2 000 enseignants ont bénéficié d'une formation à la discipline informatique (en particulier à l'aide de stages d'un an, dits « lourds »), et en ont acquis une certaine maîtrise, qu'ils ont su transmettre à leurs élèves. Un grand nombre d'expériences pédagogiques d'emploi de l'ordinateur dans toutes les disciplines ont été conduites, parfois avec beaucoup de succès. Des équipes disciplinaires, voire interdisciplinaires, se sont constituées, pour le plus grand profit des établissements qui les ont accueillies. Un réseau de compétences s'est créé, permettant des échanges pédagogiques dans toutes les disciplines, à travers l'ensemble des établissements concernés par l'option. Un corpus d'enseignement s'est établi : les séquences pédagogiques, les livres, les séries d'exercices qui ont été produits témoignent de la réussite de l'effort entrepris par ces enseignants.

   Paradoxe : l'une des conséquences de la réforme pédagogique des lycées a été la suppression de cet enseignement. Et l'on ne peut prétendre qu'il soit remplacé par la création d'ateliers de pratique des techniques de l'information et de la communication, sans contenu d'enseignement fixé, ni cadre national. Cet arrêt brutal conduit à un gaspillage important de savoir-faire, de travail interdisciplinaire, de formation : tout un investissement va se perdre. Même si la question d'une généralisation d'un enseignement disciplinaire sous cette forme reste posée, il semble que l'on aurait pu laisser la possibilité aux élèves qui le souhaitent de se former à l'informatique (au même titre que les disciplines artistiques ou les langues anciennes).

   Mais revenons aux principes qui, selon nous, devraient guider la nécessaire généralisation d'un enseignement de l'informatique. Tant au collège qu'au lycée, cet enseignement doit être fondé sur deux modalités, qui s'appuient l'une sur l'autre et s'enrichissent mutuellement : d'une part, l'utilisation de l'informatique et de ses produits dans l'enseignement des disciplines, d'autre part, une formation élémentaire à l'informatique et à son utilisation « raisonnée » [1]. Cet enseignement de l'informatique devrait être délivré à tous les élèves des collèges et des lycées, sans exclusive de discipline.

   Pour cela, l'usage de l'ordinateur doit être favorisé partout, que ce soit par les enseignants ou par les élèves, aussi bien en classe que dans l'établissement, voire en dehors de celui-ci. On tiendra compte des filières de formation : l'informatique est multiforme, il n'y a pas de programme unique idéal. L'objectif est de favoriser l'acquisition d'une démarche intellectuelle, plutôt que d'un simple contenu. Apprendre à se servir d'un progiciel, c'est aussi prendre du temps pour changer ses habitudes.

   Une pratique, si diversifiée soit-elle, ne peut à elle seule garantir l'acquisition des notions qui en permettent l'utilisation raisonnée et critique. Un enseignement d'informatique, véritable tronc commun à toutes les disciplines, permettrait de mettre en évidence des notions et des concepts transférables immédiatement (mode de fonctionnement d'un ordinateur, types de matériel, capacités et limites en mémoire, en précision, en vitesse de calcul, etc.). Il offrirait la possibilité de proposer des méthodes de travail pour la mise en œuvre d'outils informatiques et d'éviter des répétitions inutiles grâce à une présentation cohérente.

   Pour qu'une formation à l'informatique se généralise, nous pouvons identifier trois points de passage obligé : l'équipement en matériel, l'existence de logiciels et la formation des maîtres.

   Les établissements doivent être équipés d'un nombre de postes de travail suffisant :
micro-ordinateurs, accès télématiques, périphériques variés, sans oublier les outils du professeur : tablettes de rétroprojection, moniteurs grand écran, micro-ordinateurs portables pour pouvoir préparer se enseignements à son domicile. La localisation du matériel doit être étudiée avec soin.

   Il faut casser 1'image de la salle d'informatique fermée à double tour, relativement inaccessible. De nombreuses opportunités de travail doivent être fournies, grâce à des réseaux locaux, au câblage des bâtiments, à la création d'une réserve de micro-ordinateurs, à l'adaptation des lieux de travail à l'interaction entre enseignant et élèves, à la mise en place d'ordinateurs dans les salles de classe et les laboratoires de sciences, et à la création de centres de ressources, animés par une équipe pédagogique, sous la responsabilité d'un enseignant rompu à l'informatique. On notera que des associations de spécialistes telles que l'EPI (association Enseignement public et informatique) ont déjà publié de nombreuses réflexions et propositions, très intéressantes, sur ces sujets. .

   Il est nécessaire également de disposer de différents types de logiciels : logiciels professionnels, accompagnés de séquences pédagogiques mettant en évidence ce que l'on cherche à enseigner ; didacticiels, fruits d'une recherche pédagogique disciplinaire ou interdisciplinaire, développés par les enseignants dans le cadre de leur activité pédagogique, industrialisés et distribués par des organismes appropriés ; logiciels spécifiques aux disciplines (par exemple calcul formel en mathématiques, analyse de données en économie et gestion, lexicographie en lettres). Il faut inciter les enseignants à établir le cahier des charges de logiciels spécifiques aux disciplines, avant de confier leur réalisation à des professionnels du développement. Tout en sachant que la faiblesse du marché pour de tels logiciels implique forcément une action au niveau national.

   Mais la clé majeure de la généralisation d'un emploi raisonné de l'informatique dans toutes les disciplines est bien entendu la formation des enseignants. Ceux-ci doivent maîtriser correctement les nouvelles méthodes pédagogiques favorisées par l'introduction de l'informatique. Il faudrait donc prévoir une formation à cet effet dans les Instituts universitaires de formation des maîtres (les IUFM).

   C'est la formation pédagogique qui est à privilégier, davantage peut-être que la formation technique. Cependant, il est bien connu que l'on enseigne bien que ce que l'on domine. Il est donc nécessaire de conserver un minimum de formation à la discipline informatique. Malheureusement, les programmes des IUFM ne prévoient rien de ce genre aujourd'hui (sinon de manière optionnelle, et pas dans tous les IUFM). Pour les collègues qui ne connaissent pas ou n'utilisent pas l'informatique, des actions vigoureuses de formation continue, avec une première initiation suivie de rappels, pourraient permettre de les associer également à cette généralisation.

   En conclusion, rappelons notre conviction : tous les élèves du secondaire devraient bénéficier d'une formation à l'utilisation raisonnée de l'informatique. Et 1'expérience a montré qu'il était illusoire d'espérer une utilisation correcte de l' informatique à partir d'une autoformation, fondée sur une pratique concentrée sur les détails opératoires (« j'ai fait PFK 7 »), plutôt que sur la compréhension des notions de fond mises en jeu (« j 'ai sauvegardé mon fichier »).

   Réaffirmons que les conditions sont aujourd'hui réunies pour qu'un véritable enseignement de l'informatique puisse être mis en œuvre immédiatement... si une volonté politique se manifeste clairement.

NOTE

[1] Paradoxalement, un enseignement dispensé de cette manière est prévu à l'école primaire, puis disparaît dans le secondaire...

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Association EPI
Février 2023

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