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Hybridation numérique :
émergence de pratiques et d'objets créolisés
dans le contexte haïtien

Valérie Jean Baptiste Payen, Nicolas Nova
 

Résumé
Cette contribution propose d'aborder le concept de créolisation dans le contexte haïtien en regard des processus d'usage et d'appropriation des technologies numériques dans les communautés informelles de réparateurs. L'idée consiste à faire ressortir comment ces technologies sont insérées, reconfigurées, transformées et adaptées par le biais de pratiques d'hybridations technologiques dans ces contextes de travail généralement marginalisés. Pour cela, mon intervention mettra en exergue les activités des réparateurs et artisans évoluant dans le secteur économique informel de la réparation des technologies numériques en Haïti. Nous l'esquisserons, sur la base des résultats d'une recherche ethnographique conduite avec les communautés de réparateurs, les processus de transformations, de remixage et de créolisation technologique observés dans l'usage et l'appropriation des technologies numériques.

Mots-clés : Formation des adultes, Haïti, Téléphonie mobile.

Introduction

   En Haïti, la diffusion des technologies numériques ces dernières décennies a donné naissance à une prolifération d'activités économiques nouvelles relevant totalement ou en partie de pratiques informelles liées à des services de vente et de réparation de ces technologies. Ces activités qui consistent à intervenir de manière « plus ou moins officieuses » (Nova, 2018, p. 242) sur les terminaux pour les réparer, optimiser leurs fonctionnalités et étendre leur durée de vie, se révèlent cruciales, voire même incontournables pour la grande majorité des usagers désireux de renouveler leurs appareils quand ils tombent en panne. Ainsi, les communautés de vendeurs et de réparateurs continuent de s'approprier l'espace urbain et d'alimenter le secteur informel en raison des besoins de plus en plus insistants des consommateurs. Ces communautés, constituées d'hommes et de femmes indépendantes travaillant en dehors des espaces manufacturés ou industrialisés, sont surtout caractérisées par l'auto-organisation de la population (Rameau, 2014). Les acteurs de ces communautés sont généralement munis d'appareils numériques et de matériels rudimentaires et passent par des méthodes non agréées telles que l'utilisation d'objets mis au rebus, de logiciels de piratage, de blogs de hackers, etc. pour réparer les appareils dysfonctionnels. En somme ils constituent une communauté de techniciens et de techniciennes travaillant le plus souvent dans l'absence de formation spécifique sur les machines qu'ils vendent ou réparent (Houston, 2019 ; Nova & Bloch, 2020).

   Aussi, apprennent-ils leur métier sur le tas à partir des interactions entre réparateurs et des pratiques de détournement ou de transformation des objets numériques. Jouissant de l'ouverture qu'offre leur milieu de travail informel, ils laissent libre cours à leur créativité, à leur ingéniosité pour réparer les appareils dysfonctionnels et les maintenir en fonction sur une plus longue durée. De par leurs pratiques, ces acteurs ouvrent la voie à une sorte d'hybridation où les objets numériques importés et insérés dans une nouvelle culture, un nouveau territoire, subissent des transformations consistant principalement en une combinaison d'activités de démontage, d'extraction, d'assemblage, de remontage (Nova, 2017). Dans son ouvrage sur la circulation des technologies à travers le temps et l'espace, l'historien Edgerton (2007) se réfère au concept de créolisation technologique pour décrire ces pratiques d'hybridations singulières. L'auteur définit le concept comme étant l'évolution d'une technologie vers un ensemble d'utilisations distinctives en dehors de l'époque et du lieu où elle a été utilisée pour la première fois à grande échelle (Edgerton, 2007)

   Dans les lignes qui suivent nous nous baserons sur les éléments d'une recherche ethnographique conduite dans les communautés de vendeurs et de réparateurs en Haïti pour présenter les résultats touchant à la créolisation technologique à travers les pratiques innovantes d'appropriation et d'usage des technologies numériques en contexte informel de travail. Tout d'abord nous définirons le terme d'hybridation numérique et ferons ressortir comment ce concept est en lien avec les processus d'usage et d'appropriation. Nous présenterons ensuite la méthodologie de recherche et les résultats de terrain présentant les pratiques d'hybridation technologique observées dans les communautés de réparateurs en Haïti. Pour conclure nous mettront en exergue le travail de deux artisans pour faire ressortir l'acte de transformation et d'émergence d'objets créolisés dans le processus d'hybridation.

Comment cerner l'hybridation numérique dans les processus d'usage et d'appropriation ?

   Tout d'abord, le terme appropriation employé dans cette contribution désigne les différents rapports (rapports de production, de compréhension, de transformation, de construction) qu'entretiennent les individus avec les technologies (Rabardel & Samurçay, 2006), leur effort pour les adapter à leurs pratiques c'est-à-dire leurs compréhensions, leurs routines et leurs croyances. Le terme usage de son côté s'insère dans l'approche sociale des technologies numériques dans le sens qu'il invite à considérer les technologies bien plus que de simples produits de consommation conçus en dehors des capacités d'accès des individus, mais comme des moyens d'invention, de création de nouvelles opportunités découlant des pratiques réelles des technologies dans les contextes où elles s'intègrent (Bar et al., 2015 ; Edgerton, 2007 ; Jauréguiberry et Proulx, 2001 ; Schumacher, 1973 ; Simonian, 2019) . Ainsi l'usage et l'appropriation des technologies numériques sont fortement reliés aux représentations, aux significations, aux modes d'organisation et de production des individus qui les emploient à partir des techniques, des ressources et des savoirs existants dans leur contexte d'intégration.

   Il apparaît alors une relation entre ces concepts et celui de l'hybridation ou de la créolisation car tous participent à une logique de création basée sur une médiation entretenue entre la construction d'une nouvelle identité et le contexte socio-culturel dans lequel elle prend forme. Comme le souligne Nova (2017) l'hybridation technologique renvoie, entre autres choses, à un besoin de réappropriation de la technologie et du savoir-faire associé en vue d'apporter « une touche singulière » de sortir de l'ordinaire (Nova, 2017, p. 8). Les manipulations et les transformations que subissent les objets numériques dans les processus d'appropriation « débouchent sur de la nouveauté » – un rendu visuel différent de l'objet hybridé » (Nova, 2017, p. 13). Cela se rapporte également au concept de créolisation tel que défini par Glissant (2001), l'un des premiers auteurs du concept de créolisation, définit le terme comme une création spontanée, imprévisible résultant de la mixité, du métissage ou encore de l'hybridation de plusieurs cultures. L'une ne prédominant pas l'autre mais au contraire se dissolvant l'une dans l'autre pour produire du nouveau (Glissant, 2001). La créolisation tel que conçu par Glissant est donc d'abord un processus qui conduit à la production de nouvelles cultures, de nouvelles pratiques, ou de manière de faire par le biais de l'hybridation.

La démarche méthodologique

   Sur la base d'une recherche ethnographique réalisée entre 2017 et 2019 par Payen Jean Baptiste (2022) nous avons pu observer ces pratiques d'hybridation dans les communautés de vendeurs et de réparateurs des technologies numériques en Haïti Ces enquêtes ayant été menées dans le but d'explorer les processus d'apprentissage et de développement de compétences médiatisés par les technologies numériques dans un contexte informel de travail (Payen Jean Baptiste, 2022). L'intérêt de cette recherche découlait d'un questionnement épistémologique sur la reconnaissance des divers modes de production de savoirs dans l'activité médiatisée en contexte informel de travail. Sur la base d'un appareillage théorique articulant - la théorie de l'activité médiatisée (Folcher et Rabardel, 2004 ; Rabardel, 1995) la théorie des communautés de pratique (Lave et Wenger, 1991 ; Wenger, 2009) et celle de l'agir compétent (Le Boterf, 2001, 2018 ; Masciotra, 2017 ; Masciotra et al., 2018) - nous avons exploré les savoirs produits et les compétences acquises dans les processus d'usage et d'appropriation des technologies numériques ainsi que l'influence du contexte et des pratiques sociales sur les apprentissages réalisés. Les activités des acteurs des différentes communautés ont été observées à partir de la méthode ethnographique itinérante multisites (Falzon et al., 2016 ; Marcus, 1995) et le matériau de recherche produit fut analysé à partir de la méthode d'analyse thématique (Braun et Clarke, 2006 ; Clarke et Braun, 2017) Pour garder la précision du propos, il ne sera fait mention dans cet article que des résultats en lien avec les activités d'hybridation et de créolisation observées.

Quelques résultats observés

Une créolisation à l'œuvre

   En effet, l'usager haïtien, en raison de son faible pouvoir d'achat, se réfère le plus souvent au réparateur du secteur informel quand il fait face à une quelconque défectuosité de son appareil. Pour répondre aux besoins des usagers, les communautés de réparateurs en Haïti vont s'employer à augmenter la durabilité, transformer, modifier ou faire évoluer les objets numériques en de nouveaux artéfacts par le biais de pratiques d'hybridation. Ces pratiques se réfèrent à des activités de démontage, de désassemblage, d'assemblage, de bricolage des technologies numériques. Ces processus de détournement et de transformation des technologies se réalisent à partir des ressources, des matériaux et des compétences locales qui représentent les éléments constitutifs de toute forme d'usage de ces technologies dans le contexte de travail des réparateurs haïtien. L'appropriation dans le contexte du travail des réparateurs s'inscrit dans une démarche répétée de prise en compte des contraintes et opportunités existant en regard du processus de réparation à mettre en place.

   Le processus de créolisation dans le cadre de ces activités de réparations observées est donc précédé d'une étape d'appropriation qui lui fait appel à la subjectivité de l'acteur qui évalue l'objet numérique étranger en regard de ses besoins et des conditions dans et avec lesquelles il devra s'organiser pour exécuter son travail. Lorsqu'une panne se présente à un réparateur, ce dernier évalue son action en se situant par rapport aux ressources dont ils disposent. Sur la base de ses compétences et des matériaux existant il mettra en place le dispositif de réparation approprié pour atteindre ses objectifs de travail. Ainsi, il a été observé l'emploi d'outils imprévus tels qu'une fourchette, un sèche-cheveux, une bougie, une brosse à dents auxquels ont été attribuées de nouvelles fonctions pour répondre à un besoin de réparation. Par exemple, pour décharger complètement le microprocesseur d'un ordinateur portable de sa charge électrique, un réparateur chevronné procédera au lavage de l'outil en lui donnant un bain savonneux. D'autres réparateurs utiliseront une bougie ou un appareil appelé AIRGONE qui produit de la chaleur afin de chauffer et réanimer les microprocesseurs après les avoir déchargés de leurs charges électriques.


Figure 1 : Différentes méthodes de « réanimation » d'un microprocesseur.

   Dans l'extrait suivant, un des participants à la recherche dont le pseudonyme est Luckson raconte comment il s'est réapproprié la fonctionnalité de certains outils insolites pour les incorporer dans son processus de réparation : « X compagnie est venue avec un téléphone appelé Nokia, c'est toujours le même service, mais seulement quand ces téléphones prennent l'eau, l'eau passe en dessous du clavier. Quand ces téléphones venaient d'arriver, il n'y avait pas de tournevis... c'était avec une fourchette, je ployais la fourchette, vous voyez ce que je vous dis ? Pour faire céder la vis du téléphone... Au début nous le lavions avec de l'essence, puisque c'est l'eau qui l'a pénétré dès qu'on passe un peu d'essence avec une brosse à dents, cela enlève les petites crasses, les petites crasses où s'est rouillé... ensuite le blanc a envoyé le tournevis pour téléphone » (Luckson, communication personnelle, 19 août 2017).

   Les différentes interventions sur les objets numériques sont donc non seulement conditionnées par les fonctionnalités et les propriétés de ces objets mais également par les ressources disponibles, les compétences, le niveau de compréhension des acteurs qui se les approprient à travers maintes activités de manipulation et de bricolages. De part ces processus d'usage et d'appropriation les technologies numériques évoluent en dehors de leurs champs de conception pour être restructurées, reconfigurées de sorte à s'adapter aux besoins, aux intérêts et réalités du milieu dans lequel elles s'insèrent.

   Ces processus d'hybridations observées n'évoluent pas jusqu'à occasionner l'altérité complète des objets numériques sinon ces derniers seraient considérés presque comme une anomalie puisque inadaptés aux besoins de la population. Elles correspondent à un processus d'ancrage des technologies numériques importées aux pratiques et réalités du milieu pour une meilleure incorporation. Les transformations ainsi effectuées avec et sur les objets numériques pour les adapter au contexte local se réfèrent au processus de créolisation technique dans le sens qu'il s'agit comme le définit l'historien Edgerton (2008) de « technologies transplanted from their place of origin finding use of a greater scale elsewhere » (Edgerton 2008) devenant ainsi des objets dérivés, différents du produit d'origine mais portant en eux les propriétés de l'ancien, nécessaire à son fonctionnement. Il s'agit en effet de la mise en œuvre de pratiques de reconfiguration « des technologies en de nouveaux modèles estimés plus adaptés aux besoins et aux réalités du milieu » (Payen Jean Baptiste 2022).

   Comme le soulignent Bar et Weber (2007) ces transformations technologiques réfèrent à un « processus d'intéraction qui vient modifier à la fois les usages et les réseaux professionnels dans lesquels les usages se produisent » (Bar, Weber, and Pisani 2015, 6) [1].

Atè Plat et Robot Dumax : deux exemples de créolisation

   Par ailleurs, j'ai également pu observer, au cours de cette recherche, les travaux de conception et de création manuelle d'objets numériques de deux artisans. Ces travaux se réfèrent à ce que le socio-anthropologue Nova (2018) souligne pour être un processus de fabrication associé à : « ... un équilibre entre des techniques très fines relevant plus de l'artisanat que d'un processus industriel bien défini et d'une reformulation créative liée à l'évolution des terminaux, des pièces détachées et des outils... » (Nova, 2018, p. 238).

   Dans le premier cas j'ai observé le processus de fabrication d'un téléphone mobile complètement fait en bois et qui possède les mêmes fonctionnalités de base qu'un Android à savoir : faire et répondre à des appels, envoyer des SMS, prendre et partager des photos. Dans le second cas mes observations se sont portées sur le processus de fabrication d'un robot humanoïde réalisé à partir de matériels de rebus et du téléphone Android qui a servi à la fois de médium pour apprendre les langages de programmation, mais aussi comme interface de communication avec le robot et son concepteur. Ces deux expériences d'hybridation observées s'inscrivent dans une logique de réappropriation et de transformations des technologies en des objets nouveaux qui répondent à la curiosité de leurs fabricants et qui soient plus adaptés au contexte socioculturel local.

   Tout d'abord le téléphone créole nommé Atè Plat par son concepteur a été conçu en vue de pouvoir adapter le téléphone mobile à une réalité socioculturelle différente de son lieu de conception. En effet, Walanmou, l'artisan concepteur de Atè Plat utilise le terme « blanc » quand il parle des propriétés du téléphone Android pour signifier l'aspect étranger de l'appareil et par la même occasion faire ressortir le fait qu'il soit d'une culture étrangère. Les extraits d'entretiens suivants font ressortir les transformations, hybridations et ruptures que l'artisan est alors amené à faire dans la fabrication de son appareil pour le transformer en objet créole : « ... je l'ai fabriqué en bois. Je bénéficie d'énormes avantages... Ce téléphone que vous regardez est d'une grande importance. Le blanc fabrique son téléphone en plastique. Le mien n'est pas comme ça. Ou wè telephone sa. Si li tonbe atè li pap kraze » [2].

   Il apporte également des précisions sur les enjeux sociaux qui l'ont amené à apporter des modifications à l'appareil original.

   « Parfois les vieux montent sur leur toit pour trouver du signal...alors J'ai installé le système ainsi pour mieux capter les ondes... ainsi le téléphone ne perdra pas son signal réseau. Ou wè ? Se la signal la ye. Si oun moun andeyo ap pale li pap pèdi siyal paske siyal la pi puisan pase pa blan an. Alors sak fè sa, se paske mwen met signal deyo li pa andan. Se poutèt sa mwen relel Atè Plat. Granmoun nan pap besoin monte yon tete morne poul al chèche siyal. Lè li menm pandan lap monte poul al cheche siyal la li ka tonbe [3]. Les os des vieux ne se régénèrent pas »;.

Figure 2 : le téléphone Atè Plat.

   La production de Até Plat résulte de la mixité d'une technologie extérieure avec un ensemble de pratiques et savoirs sociaux (les habitudes d'appels dans les campagnes), de technicités (menuiserie) et de matériaux à la fois locaux et étrangers (le bois, l'argile, des vis d'ordinateurs portables etc.). Ce processus d'hybridation représente un acte de réincarnation d'une technologie produite à l'extérieur en une création présentant une nouvelle identité mais qui garde, elle, les modalités et les fonctionnalités de la précédente.

   Tout comme Walanmou, Dumax, le créateur du robot humanoïde est un autodidacte. Dans son atelier il utilise son téléphone pour apprendre la programmation et la conception informatique pour apprendre et réaliser son œuvre. Il a développé une application Android qu'il a installée sur son téléphone pour interagir avec lui.

Figure 3 : le robot Dumax.

   Le processus de créolisation découle d'un acte d'invention où les ressources disponibles sont organisées, restructurées et agencées avec d'autres ressources importées pour former un tout homogène répondant aux objectifs du technicien. En effet, Dumax, explique comment il recycle les matériaux de son milieu pour donner corps à son robot « je l'ai fait avec des matériaux de recyclage : du carton, du papier. Toutes les pièces je les ai prises dans des radios, des télévisions : les CD et les boites de CD, et aussi les anciennes roues de voiture de mon petit garçon pour le faire... ».

   Mais pour la programmation du robot il lui faut certaines micro-pièces qu'il est obligé de commander de l'étranger : « ... la seule chose importée qu'il y a à l'intérieur est le microcontrôleur qui contrôle les mouvements. L'un de mes frères revenait d'un mariage aux États-Unis j'en ai profité pour faire la commande qui m'a couté 45 euros/$55 us ».

   La fabrication du robot DUMAX relève d'un agencement de matériaux de rebuts, techniques rudimentaires, art et technologies informatiques. Elle est aussi un acte de réinvention et un acte de conception intrinsèquement politique par la prise de pouvoir sur une forme de technologie réinsérée localement avec ses propres ressources et compétences.

   Ces deux cas de créolisation technologique font état de la transformation d'un objet numérique dans sa matière et dans sa forme pour être reconfiguré en une nouvelle identité imprévisible mais adaptée aux besoins et au contexte. Une fois de plus on n'observe pas de rupture étanche entre le premier objet observé et le post-objet mais une hybridation des deux entités l'un portant les fonctionnalités et les propriétés de l'un dans l'autre. Il fut également intéressant de constater dans ces processus d'hybridations l'aspect subjectif des acteurs dans leurs rapports aux objets numériques. Leurs démarches sont empreintes d'une posture émancipatrice ce qui leur permet de laisser libre cours à leur créativité. Ils se considèrent généralement comme des créateurs car intervenant sur des machines dont ils ne sont pas les concepteurs pour les mettre en valeur et en faire profiter l'humanité, comme le souligne ce professionnel du milieu «  Nous mettons la technologie en valeur... nous réparons [les machines] ... nous les mettons en fonction pour que l'humanité puisse en profiter » (Rodrigue, communication personnelle, 18 novembre 2018).Ces artisans déclarent ne pas chercher l'expansion qui pourrait avoir pour résultat de les déposséder de leur création. On observe, de préférence le besoin de maintenir un rapport de concepteur de sorte qu'ils puissent raconter la genèse de la création de leurs œuvres, suivre et rapporter leur histoire.

   Dans le processus de créolisation, les artisans établissent donc un changement de l'imaginaire en mettant en valeur une production libre et personnalisée d'objets. Ces transformations innovantes représentent un élément complètement imprévu dans le secteur d'activités économiques informelles des réparateurs. Elles se rapportent au concept de créolisation technique car elles créent de nouveaux métiers qui sans cela n'auraient pas pu voir le jour.

Conclusion

   Les différentes activités de réparation et de fabrication d'objets numériques présentées dans cet article se réfèrent à des formes de créolisation relevant de processus d'hybridation d'éléments techniques divers. A la lumière des exemples présentés, ces processus d'hybridation peuvent être regroupés en deux catégories. La première catégorie relève d'activités d'appropriation des technologies pour leur incorporation dans de nouveaux processus à savoir des usages, des pratiques locales. La créolisation représente ici un processus de mise en corrélation des technologies étrangères avec les éléments sociaux, économiques, culturels du milieu dans lesquelles elles s'insèrent. La deuxième catégorie fait référence à un processus complètement transformatif des objets numériques par le biais des savoirs, des techniques, des matériaux locaux. Ces différents cas d'hybridations technologiques observées créent une rupture avec le modèle classique et inégalitaire de transferts technique. Elles invitent à considérer les contraintes et réalités (sociales, économiques, culturelles, cognitives, matériels) locales dans lesquelles les technologies numériques s'insèrent et qui constituent le cadre dans lequel elles vont être manipulées, adoptées, reconfigurées, recomposées à travers des pratiques inattendues et innovantes.

Nicolas Nova
Haute école spécialisée de Suisse Occidentale

Valérie Jean Baptiste Payen
Université de Genève

Paru le 20 novembre 2023 sur le site Adjectif.
https://adjectif.net/spip.php?article605

Cet article est sous licence Creative Commons Attribution 4.0 International. https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr

Références bibliographiques

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NOTES

[1] Traduction libre de l'extrait : « process of interacting with technology and modifying both the manner in which the technology is used and the social framework within which it is used ».

[2] Vous voyez ce téléphone. S'il tombe par terre, il ne se brisera pas.

[3] Tu vois ? C'est là que se trouve le signal. Si quelqu'un à l'extérieur parle, il ne perdra pas le signal car le signal est plus puissant que le signal blanc. Donc ce qui s'est passé, c'est parce que j'ai mis le signal à l'extérieur et non à l'intérieur. C'est pourquoi je l'appelle Terre Plate. Le vieux n'aura pas besoin de gravir une colline pour chercher des signaux. Quand il monte chercher le signal, il risque de tomber.

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