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Le monde dépendra-t-il de la culture libre ?

Camille Harang
 

Les contenus audio et vidéo publiés sous des licences similaires à celles du logiciel libres se multiplient. Cependant, rares sont les œuvres libres (non-logicielles) « construites dans la durée » : nécessitant d'organiser un travail d'équipe, de faire un montage, des traductions, etc.

Camille Harang (à qui l'on doit déjà plusieurs articles dans la Tribune Libre de Framasoft [1]) nous propose ici de découvrir une initiative originale de « libération » d'une œuvre complexe.

En effet, les équipes de l'association « Loin de l'œil » réalisent actuellement trois documentaires portant sur le mouvement indien non-violent Ekta Parishad [2]. Leur particularité ? En fonction du montant des dons reçus, les films passeront d'une licence propriétaire « classique » (moins de 20 000 € de dons) à une licence « libre » (Creative Commons by-sa) en passant par différents paliers.

Cette proposition, appelée « funding and licensing », est pour le moins originale. Camille Harang nous expose ici une partie de la réflexion qui sous-tend ce projet.

   Depuis Elephants Dream [3] en 2005 la scène Creative Commons de la création audiovisuelle aux exigences professionnelles est restée quasi déserte. Deux ans et demi après l'image de synthèse c'est le documentaire qui fait son baptême du feu. En effet, depuis peu un projet présente une série de documentaires professionnels, ayant pour vocation d'être diffusés sous licence(s) Creative Commons, et entièrement réalisés avec des logiciels libres. Ces documentaires sont en cours de production et dureront au total entre 90 et 120 minutes. De nouvelles vidéos font régulièrement leur apparition sur le site, ils traitent des mouvements non-violents récents et historiques en Inde.

   Mais, si la création libre est quasi inexistante dans le milieu professionnel, n'est-ce pas parce qu'elle est incompatible avec le professionnalisme ? N'est-ce pas justement le volontariat qui caractérise la culture libre ?

   Le besoin de culture est une caractéristique fondamentale de l'humanité, comme le besoin de se nourrir, de respirer et de boire. L'intérêt de l'homme pour la culture est instinctif, l'aspect volontaire de la culture est donc inné, inaliénable et primordial. Mais par dessus les caractéristiques de la société humaine s'ajoutent et s'imbriquent une multitude d'activités, parmi elles les activités professionnelles, commerciales et industrielles. Parfois ces activités peuvent avoir des conséquences directes ou collatérales désastreuses sur les domaines auxquels elle s'appliquent. La famine, et la pollution de l'air et de l'eau en sont les sinistres exemples relativement à nos besoins de se nourrir, de respirer et de boire.

   Puisqu'il est le socle de la culture le volontariat n'est pas en opposition au professionnalisme, mais à travers lui il peut aiguiller le commerce et l'industrie pour éviter un autre désastre, culturel cette fois.

   Ses activités humaines peuvent s'interconnecter et dépendre d'autres activités. De par son caractère essentiellement basé sur le volontariat la culture libre est dépendante de temps, et d'argent. Elle évolue donc au gré de ses dépendances : le temps libre, la charité, le mécénat, les subventions, etc. Or la dépendance est l'opposé de la liberté, donc contradictoire avec cette culture qui se définie comme libre. Pire que la dépendance avec d'autres activités, elle peut aussi être en conflit, comme c'est le cas avec l'industrie du divertissement. Ce conflit est le résultat d'une oppression législative et technologique liberticide menée contre les internautes par l'industrie. Ça fait donc seconde contradiction avec la culture libre.

   Pour être à la hauteur de ses idéaux de liberté, la culture libre doit donc trouver des solutions face à ces interconnexions qui peuvent être handicapantes, voire nocives. En développant des activités pour ce dont elle dépend, ce qui concerne le temps et l'argent la professionnalisation semble être un atout, et en trouvant un système de cœxistence avec les activités conflictuelles, voire mieux une compatibilité.

   Le modèle économique de l'industrie du divertissement consistait à faire payer l'accès au contenu via la vente de Vinyls et de VHS, et c'est ce qu'elle tente de faire aussi sur Internet. Or avec Internet nous avons déjà cet accès, ce qu'on n'a pas c'est le droit de l'utiliser selon les principes de la culture libre : copie, diffusion et modification sans restriction. À quoi bon vouloir nous vendre un accès qu'on a déjà ? Pourquoi ne nous vendrait-elle pas plutôt ce qui nous manque : le droit de copier, diffuser et de modifier sans restriction ? La culture libre tirerait alors la situation à son avantage car c'est l'industrie qui deviendrait dépendante d'elle. Si cette hypothèse devenait une réalité c'est le monde lui même qui serait alors dépendant de culture libre, c'est pourquoi le présent projet de documentaire propose des solutions pour concrétiser cette hypothèse.

   Cette vision est beaucoup moins romanesque que celle de la culture libre underground et du volontariat. Mais elle n'a rien de contradictoire, au contraire, en étendant son influence le socle volontaire de la culture libre éloigne les menaces qui pèsent sur elle. Payer de sa personne sur son temps personnel ou avec son argent revient au même. C'est la même motivation, la même sueur, pour la même liberté.

   Le système traditionnel fait payer pour l'accès au contenu, en aval de sa publication. Or la culture libre ayant pour vocation d'être libre d'accès peut difficilement se permettre ce type d'approche limitant l'accès. Il lui faudrait donc un système qui finance une création en amont de sa publication, pour pouvoir la laisser vivre sa vie sur Internet, sans restriction et pour l'éternité.

   C'est pourquoi ce projet de documentaires propose plusieurs méthodes de participation comme la promotion, la traduction, le montage, la programmation, etc. et parallèlement un mode de financement original, nommé « funding and licensing » [4] par l'équipe de Creative Commons. Ce modèle a souvent été théorisé mais jamais appliqué sur un projet de cette envergure. Le budget du film a simplement été divisé en trois paliers, à chaque fois que le cumul des entrées d'argent (dons, partenariats, etc.) franchit un palier, une licence Creative Commons plus permissive est appliquée.

   Comme toute production professionnelle, ces documentaires engendrent des coûts incompressibles. Mais une réduction significative du coût total de production a été permise par le travail collaboratif, le contournement de nombreux intermédiaires et l'utilisation exclusive de logiciels libres. Le revers de ces économies est que certains contournements éloignent les possibilités de financement traditionnels, comme la redevance, la taxe sur les supports vierges, les droit d'auteurs (e.g. SACEM), bénéfices de la publicité télévisuelle, etc.

   Comme ce projet défend directement le public et ses libertés, l'idée que le public soutienne directement en retour sa viabilité, sa liberté et son indépendance tombe à première vue sous le sens. Public et créateurs faisant directement équipe, chacun y trouverait son compte : une culture libre dans les deux sens du terme, libre d'utilisation par les licences Creative Commons, et libre de parole par l'indépendance des créateurs. Sans compter que les économies réalisées en contournant certains intermédiaires réduiraient aussi les munitions visant à menotter les internautes : moins de fonds pour le lobbying parlementaire [5] (voire directement dans l'Assemblée [6]), et moins de fonds pour développer des technologies comme les DRM [7].

   Malgré tout le bon sens que ce raisonnement peut laisser transparaître, il y a un hic... celui de la gratuité. En effet, malgré les milliers de publicités [8] ingurgités chaque jour par nos cerveaux respectifs, leurs prix répercutés sur nos achats quotidiens (comparables à celui de la TVA [9], voire beaucoup plus [10]), représentant la première dépense mondiale (1 200 milliards d'euros en 2004 [11]), nous avons le sentiment que tout est gratuit. Ce sentiment nous coûte en réalité très cher, ne serait-ce qu'en temps de cerveau disponible pour TF1 et en kilomètres cube de coca [12]. Car une partie infime de ces milliers de milliards d'euros annuels – que nous payons tous – est destinée à ce qui nous intéresse, la création.

   Paradoxalement donc, accepter l'idée que rien n'est gratuit nous ferait faire de substantielles économies. Mettre la main à la poche ça rapporte ! Ajouté à cela un gain culturel qualitatif et quantitatif, un barrage au financement de la médiocrité universelle vendeuse de coca, tout en nous épargnant des dommages collatéraux liberticides.

   Mais qui donc est censé participer financièrement ?

   La réponse devrait être : « celles et ceux qui ont une profonde envie de faire exister cette création ». C'est malheureux à dire, mais dans ce cas de la non-violence en Inde cela représente fort peu de monde.

   Prenons par exemple l'industrie musicale traditionnelle. Sur dix personnes qui achètent chacune un album, combien l'ont fait par conviction profonde ? Une ou deux, peut être trois ? Un qui n'imagine pas une seconde vivre sans cet album, le « grand fan », et deux grands amateurs, juste fans. Les sept autres l'ont simplement fait pour y avoir accès, mais ayant aujourd'hui accès à l'album sur Internet, ils le pirateraient s'il n'était pas libre, ou ne seraient pas concernées par un financement libre « funding and licencing ». Sans compter des milliers d'autres qui n'auraient jamais acheté l'album même pour y avoir accès. Comme ils peuvent malgré tout le télécharger, ils le stockent parmi quelques autres téraoctets de fichiers, ça tombera peut-être en random sur une playlist un de ces jours... ça s'arrête souvent là.

   C'est donc sur les trois fans qu'il faut compter. Il est difficile de comparer un budget avec un prix de vente dont le nombre est variable, mais faisons une moyenne grossière. Sur un nombre moyen de ventes dans le système traditionnel, en arrondissant généreusement, le salaire des artistes représente 15 % du prix de vente [13]. Et tout aussi généreusement le budget logistique incompressible représente 15 %. Comme le démontre le projet de documentaires évoqué les salaires et la logistique suffisent à faire vivre la création, par financement direct. Admettons donc que le prix de vente cet album soit de 20 € dans le système traditionnel, les dix personnes auraient payé un total de 200 €. Dans le cas d'un « funding and licencing » libre les trois fans devraient donc assumer 30 % soit 60 €. Le grand fan est prêt à payer un peu plus que le prix habituel : 30 €. Parce qu'il est grand fan, sait que son argent est bien investi, et est en contact beaucoup plus étroit avec son idole. Ce contact peut se traduire par des dédicaces, remerciements sur la pochette, avant-première, etc. Enfin les deux autres fans sympathisants sont prêts à payer, mais un peu moins que le prix habituel : 15 € chacun. Cette approche semble tout à fait raisonnable, et le compte y est.

   Pourquoi les fans paieraient-ils pour les autres ?

   Chacun d'entre nous existe à travers ses goûts, ils font partie de notre chair et de notre identité. On ne paie pas nécessairement pour les autres, mais pour faire exister nos goûts, les faire connaître, les partager et être reconnus en tant qu'individus. C'est une question que l'on se pose pas lorsqu'on est fan. Si on aime le foot par exemple, il est naturel de supporter son équipe préférée, on apprécie le jeu de toutes les équipes mais on ne les soutient pas. On est d'autant plus heureux que les fans d'autres équipent s'intéressent à la nôtre. Les autres équipes sont elles mêmes supportées par d'autre supporters, et tout le monde est d'autant plus heureux de pouvoir profiter du spectacle. C'est une forme de compétition créative, bon enfant : « Qui saura le mieux supporter son équipe ? ». Chacun d'entre nous serait donc prêt à supporter les créations libres, mais seulement celles que l'on aime par dessus tout. Les goûts de chaque individu sont uniques, il faudrait donc une palette de choix très large pour faire vivre un tel système, de façon équitable par rapport à l'ensemble du public, et viable économiquement.

   Or il y a une vraie carence en matière de choix au sujet de la création audiovisuelle libre aux exigences professionnelles. C'est pour ça qu'en l'état actuel des choses la réponse ne peut être « celles et ceux qui ont une profonde envie de faire exister cette création ». Pour que ce choix existe il faut qu'il y ait une demande de liberté, cette dernière étant quasi inexistante il faut la créer. Ce n'est donc pas aux seuls fans mais dans un premier temps à tout ceux qui ne souhaitent plus être les victimes de la répression sur Internet, ne plus gaspiller leur argent, et souhaitent que la culture libre ne soit plus l'exception mais la règle de le faire. Aujourd'hui chacun devrait soutenir les initiatives de créations libres, par delà les goûts. Et ce jusqu'à ce que le choix soit suffisamment vaste pour que l'on ne contribue plus par bon sens, mais instinctivement, en grand fans, pour les seules créations que l'on aime réellement.

   Lawrence Lessig, fondateur de Creative Commons a soutenu ce projet de documentaires depuis le premier jour, en devenant le premier donateur en ligne. Ton Roosendaal, producteur d'Elephants Dream a fait part des ses encouragements à l'équipe qu'il qualifie de « pionnière ». De même que Mark Shuttleworth, leader d'Ubuntu, qui la qualifiée d'« extrêmement censée ». Et enfin Richard Stallman, parrain du logiciel libre et théoricien de l'encyclopédie libre devenue Wikipédia, a fait part de son intention de promouvoir le projet pour le franchissement des deux derniers paliers, plus libres. De part sa jeunesse le projet ne semble pas encore être bien connu hors du cercle des initiés, cependant la Fondation Wikimedia a fait savoir à l'équipe qu'elle ouvrirait une section dédiée à la promotion de projets de ce type, c'est une piste.

   « Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie, jamais ». Charles Baudelaire (Conseils aux jeunes littérateurs, 1846).

Camille Harang
Programmeur & plasticien

Tribune libre Free Culture paru le 25 mars 2008 sur Framalibre.
https://archive.framalibre.org/article4683.html

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] Par exemple « Sauvons internet » ou « DADVSI, Voltaire nous tient à l'œil... ».
http://www.framasoft.net/article3642.html
http://www.framasoft.net/article4299.html

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ekta_Parishad

[3] Producteur : Ton Roosendaal ; Réalisateur : Bassam Kurdali ; Licence : Creative Commons Attribution ; Durée : 10 minutes 54 secondes ; Budget : 120 000 € ; Site Web.
http://www.elephantsdream.org/

[4] http://creativecommons.org/weblog/entry/8017

[5] http://www.couchet.org/blog/index.php?2005/12/16/103-dadvsi-un-amendement-surrealiste

[6] http://www.assemblee-nationale.fr/12/cra/2005-2006/106.asp#P340_86968

[7] http://fr.wikipedia.org/wiki/Gestion_numérique_des_droits

[8] « En moyenne 3 000 annonces par jour » aux États-Unis en 2007 ; La publicité est partout (Réseau Éducation-Médias).
http://www.media-awareness.ca/francais/parents/marketing/publicite_partout.cfm

[9] 10 % à 20 % pour des produits d'hygiène et 10 % à 15 % pour des produits alimentaires en 1999 ; La publicité (Patrick Hetzel).
http://209.85.129.104/search?q=cache:GFjwAMSO5AIJ:membres.lycos.fr/marketing2002/SCIENCES%2520PO%25209.ppt

[10] Jusqu'à 8 653 € de frais publicitaire par voiture vendue en 2006 ; (Autoplus n°939).

[11] (Collectif des déboulonneurs).
http://www.deboulonneurs.org/IMG/pdf/tract_d_appel_a_don_-_Paris_appel_06_02_07_-_version_3.pdf

[12] Déclaration de Patrick Le Lay, le PDG de TF1 : « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision, mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. » ; Les dirigeants face au changement (Éditions du Huitième jour).

[13] Détail du prix de revient du CD de Thomas Fersen ; Coût de production : 555 000 € ; Prix de vente : 17,99 € ; (Magazine Epok) :

  • Prise de son : 13 500 €
  • Montage : 7 000 €
  • Mixage : 19 000 €
  • Location de matériel : 450 €
  • Repas : 1 625 €
  • Fournitures (CD vierges, disques durs) : 3 000 €
  • Salaires : 75 230 € (4 musiciens, une chorale, ingénieur son, chanteurs, backliner...)
  • Création graphique : 31 500 €
  • Budget de lancement : 12 000 € (mini concerts, déplacements télévision)
  • Achats publicitaires : 140 000 €
  • Points de présence magasins : 25 000 € (corners, publicité sur le lieu de vente, points d'écoute)
  • Affichage : 22 000 €
  • Communication sur les concerts : 45 000 €
  • Clip : 40 000 €
  • Spot télévision : 5 000 €
  • Photos presse : 3 000 €
  • Maison de production : 110 000 € (25 % du sous-total de 443 305 €)
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