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Les hauts de Otesia

Lisa Roux, Margarida Romero,
Frédéric Alexandre et Thierry Viéville
 

Lorsqu'on parle d'intelligence artificielle, surgit très souvent le problème de la définition de ce que cette notion recouvre, en opposition ou en complément à une intelligence dite « humaine ». Profitant des travaux sur la formalisation d'une intelligence mécanique et de nombreux outils développés dans ce cadre, abordons la question passionnante de la modélisation de l'intelligence humaine ! Regardons ici comment quelques scientifiques essayent d'aborder cette question.

Antoine Rousseau.

   Promouvoir une Intelligence Artificielle (IA) responsable et éthique en ouvrant une réflexion approfondie sur l'IA, par exemple la manière dont elle va impacter les différents aspects de la société, l'Observatoire des Impacts Technologiques Économiques et Sociétaux de l'Intelligence Artificielle (Otesia [1]) de la Côte d'Azur en a fait sa mission.

Comprendre pour maîtriser et non subir

   Pour bien profiter de ce que l'IA propose, il faut comprendre comment ça marche, et ce n'est pas uniquement un enjeu technologique : nous devons développer nos compétences en matière de pensée informatique, c'est à dire bien comprendre ce qui peut être mécanisé au niveau du traitement de l'information (d'où le mot « informatique »), pour justement que notre pensée humaine ne se limite pas à cela.

   Nous savons que plus le problème à résoudre est spécifique, plus une méthode algorithmique sera efficace, possiblement plus que la cognition humaine, tandis qu'à l'inverse plus le problème à résoudre est général, moins un algorithme ne pourra intrinsèquement être performant, quelle que soit la solution.

   C'est une double approche, créative et d'esprit critique, vis-à-vis du numérique. Nous y contribuons avec ClassCode [2]. On y montre aussi que le développement de l'intelligence artificielle modifie notre vision de ce que peut être l'intelligence humaine.


©4minutes34.com

   On se pose souvent la question « symétrique » de savoir si une machine peut être ou devenir intelligente : le débat est interminable, car – en gros – il suffit de changer la définition de ce que l'on appelle intelligence pour répondre « oui, pourquoi-pas » ou au contraire « non, jamais ». La vraie définition de l'IA est de « faire faire à une machine ce qui aurait été intelligent si réalisé par un humain », ce qui évite de considérer cette question mal posée.

L'intelligence artificielle comme modèle de l'intelligence naturelle

   L'IA permet aussi de mieux étudier notre intelligence. Pas uniquement en fournissant des techniques pour améliorer l'apprentissage d'une personne, mais aussi en tentant de mieux comprendre les apprentissages humains. En effet, pour faire fonctionner des intelligences algorithmiques on dispose de modèles de l'apprentissage mécanique, de plus en plus sophistiqués. Dans quelle mesure peuvent-ils aussi aider à modéliser l'apprentissage humain pour mieux l'appréhender ?

   Pour répondre à cette question, le projet AIDE [3] construit un formalisme, une ontologie, permettant de réaliser une modélisation de la personne apprenante, de la tâche et des observables au cours de l'activité, ceci afin de développer un modèle applicable aux données qui puisse être exploité pour les analyser avec des approches computationnelles, et modéliser les tâches de résolution créative de problèmes.

Modéliser la tâche d'apprentissage et se donner des observables

   Pour cela, il faut observer les traces d'apprentissage, avoir des sources de mesure. Ces traces d'apprentissages sont relevées lors de l'utilisation d'un logiciel (mesure des déplacements de la souris, des saisies au clavier...), en analysant des vidéos des activités, mais aussi grâce à des capteurs employés dans des situations pédagogiques sans ordinateur (par exemple une activité physique dans une cours d'école, observée avec des capteurs visuels ou corporels). Exploiter ces mesures impose alors non seulement de formaliser la tâche d'apprentissage elle-même, mais en plus, de modéliser la personne apprenante (pas dans sa globalité bien entendu, mais dans le contexte de la tâche).

Une approche pluridisciplinaire

   L'apprenantˇe est ainsi modéliséˇe à partir de connaissances issues des neurosciences cognitives. Dans ce cadre, on structure les facultés cognitives humaines selon deux dimensions.

   La première dimension prend en compte les différentes formes d'association entre entrées sensorielles externes ou internes et les réponses à y apporter, des plus simples (schémas sensori-moteurs, comportements liés aux habitudes) aux plus complexes (comportements dirigés par un but, décisions après délibérations ou raisonnements).

   La deuxième dimension prend en compte le fait que ces associations peuvent être apprises et exécutées pour quatre différentes classes de motivations (pour aider à identifier un 'objet' de l'environnement comme but possible du comportement, pour le localiser ou y prêter attention, pour le manipuler ou encore pour définir en quoi il répond à une motivation).

   Cette modélisation inscrit ces différents concepts au sein de l'architecture cérébrale, permettant de spécifier ainsi le rôle fonctionnel de ces régions (cortex préfrontal, boucles impliquant les ganglions de la base, incluant l'amygdale, en lien avec le thalamus et l'hippocampe).

   En explicitant les différentes fonctionnalités liées à ces deux dimensions, on rend compte de nombreuses fonctions cognitives, en particulier relatives à la résolution de problèmes. Il s'agit donc d'un cadre de description intéressant car il est structuré, relativement compact et rend compte de ce qui semble s'être développé pour élaborer l'architecture cognitive du cerveau.


Ontologie et modèle de données pour l'étude d'une activité d'apprentissage
médiatisée par des robots pédagogiques (Romero, Viéville & Heiser, 2021).

Un exemple de questionnement : exploration versus exploitation

   Dans des activités de résolution de problèmes, on peut considérer que les sujets alternent entre deux principaux modes de raisonnement : l'exploration vise à « expérimenter des nouvelles alternatives » pour générer de nouvelles connaissances (par exemple la recombinaison de connaissances pour développer une nouvelle idée), tandis que l'exploitation est l'usage des connaissances (déclaratives, procédurales) existantes dans une situation donnée.

   Dans une situation que le sujet reconnaît comme familière, le sujet peut exploiter ses connaissances pour résoudre la situation existante s'il vise un objectif de performance (performance goal). Mais, dans cette même situation, il pourrait également décider d'explorer la situation de manière différente s'il a des buts de maîtrise ou, même, si au moment de développer une première solution, il avait envisagé plusieurs idées de solution qu'il avait laissées de côté au moment de réussir la situation-problème une première fois.

   Dans des situations problèmes, le sujet est face à une double-incertitude, sur la manière mais aussi sur les moyens d'arriver au but. Dans ces circonstances, les connaissances (déclaratives et procédurales) pour arriver au but ne sont pas clairement structurées et le sujet se doit d'explorer les moyens à sa disposition pour pouvoir développer des connaissances lui permettant de développer une idée de solution.

La régulation des modes exploration/exploitation pour accomplir la tâche

   Les tâches simples nécessitent juste l'exploitation, cependant, les tâches plus complexes nécessiteraient l'exploration pour être complétées, nécessitant ainsi de pouvoir combiner les deux modes.


Exploration et exploitation selon la (mé)connaissance des moyens
en lien aux objectifs (Busscher
et al. 2019).

   Ce domaine en est encore à ses débuts et des actions de recherches exploratoires qui allient sciences de l'éducation, sciences du numérique (dont intelligence artificielle symbolique et numérique) et neurosciences cognitives se développent.

   Au-delà de ce projet, dans le cadre d'Otesia, on étudie aussi l'impact de l'apprentissage machine sur les compétences professionnelles pour contribuer à une compréhension des processus d'apprentissage par lesquels les entreprises développent de nouvelles capacités technologiques, c'est un autre projet. Par ailleurs, les liens entre IA et santé, pour décrypter les multiples dimensions et impacts de l'usage du numérique dans les établissements médico-sociaux, notamment les EHPAD, et analyser le lien entre soin et numérique sont aussi étudiés. Enfin, la prévention du cyber-harcèlement et de la cyber-haine, à travers le développement [4] d'un logiciel de détection des messages haineux à partir d'une analyse du langage naturel pour comprendre permettre aux victimes de développer leur esprit critique et un contre-discours pour une meilleure lutte contre ce fléau.

Lisa Roux,
Margarida Romero,
Frédéric Alexandre
Thierry Viéville.

Paru le 29 décembre 2020 sur le blog binaire du Monde.fr.
https://www.lemonde.fr/blog/binaire/2020/12/29/les-hauts-de-otesia/

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] http://web.univ-cotedazur.fr//institutes/otesia

[2] https://classcode.fr/iai

[3] https://team.inria.fr/mnemosyne/en/aide

[4] https://www.lemonde.fr/blog/binaire/2020/04/07/des-logiciels-pour-gerer-le-cyberharcelement

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Mars 2021

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