bas de page
 

Industrialiser = informatiser

Michel Volle
 

   On se représente trop souvent l'entreprise comme le lieu de l'efficacité et de la rationalité. Ceux qui y travaillent la vivent cependant, généralement sans savoir ni vouloir le dire, comme un être psychosociologique soumis à des habitudes et traditions héritées du passé.

   Lorsque la situation change – qu'il s'agisse des techniques, de la concurrence, de la réglementation, etc. – l'entreprise qu'emmaillotent trop étroitement les habitudes et pouvoirs traditionnels ne pourra percevoir ni les possibilités, ni les dangers nouveaux : elle ratera les premières et tombera dans les seconds.

   L'informatisation, que l'on préfère malheureusement nommer « numérique », provoque dans l'économie et la société une transformation d'une profondeur analogue à celle qu'a entraîné la mécanisation aux XIXe et XXe siècles : il est utile de comparer ces deux phénomènes.

La mécanisation

   Avant la première révolution industrielle l'agriculture et les mines produisaient l'essentiel de la richesse d'un pays. Dans Anna Karénine (1877) Tolstoï décrit les réflexions d'un propriétaire terrien, Constantin Dmitriévitch Lévine, qui s'efforce de rationaliser son exploitation : son ingéniosité se focalise sur le choix des semences, la nature des sols, le rythme des saisons. Il est hostile à l'industrialisation car elle bouscule le monde auquel il est habitué et dans lequel il sait agir.

   On sent la sympathie de Tolstoï pour ce personnage : à la veille de la deuxième révolution industrielle des personnes très intelligentes refusaient donc encore les conséquences de la première.

   Celle-ci a déployé à partir de 1775 le potentiel que comporte la synergie de quelques techniques fondamentales (mécanique, chimie, énergie). Sa dynamique dépendait de trois acteurs : l'équipementier conçoit et produit des équipements ; l'entrepreneur organise leur mise en oeuvre dans l'action productive [1] ; l'homme d'État oriente son pays vers la maîtrise des techniques et de l'art de leur mise en oeuvre.

   La nécessité de l'équipementier et de l'entrepreneur étant évidente, il faut insister sur celle de l'homme d'État : seule sa volonté, sa lucidité, peuvent permettre à un pays de surmonter les obstacles institutionnels, culturels et sociologiques que rencontre l'industrialisation. Si elles lui font défaut son action renforcera le blocage de la société.

   En 1820 la Chine était le pays le plus riche du monde [2]. Convaincus qu'elle avait atteint la perfection, les empereurs de la dynastie Qing refusèrent l'industrialisation : les canons anglais, précis et puissants, firent s'écrouler leur empire lors des guerres de l'Opium (1839-1842 et 1856-1860).

   La mécanisation déterminait alors la richesse d'une nation, la puissance de ses armes, la capacité à exprimer ou imposer sa volonté. Elle était donc, ou aurait dû être, la première préoccupation d'un homme d'État.

   Napoléon l'avait compris. Dans le traîneau qui le ramène de Russie en 1812 il se confie à Caulaincourt : « On a beau faire, dit-il, c'est moi qui ai créé l'industrie en France. Le but du système continental est de créer en France et en Allemagne une industrie qui l'affranchisse de celle de l'Angleterre » [3].

   Le gain d'efficacité, de productivité et de compétitivité qu'apportaient la mécanique, la chimie et l'énergie ne pouvait cependant se manifester pleinement qu'au terme d'une évolution passant par le couple que forme la main-d'œuvre avec la machine, et par une organisation dont la mise au point ne sera acquise qu'avec Taylor (1911) et Fayol (1916).

   Cette évolution a été très pénible car personne ne renonce volontiers à des habitudes qui lui semblent naturelles, et par ailleurs il ne semblait pas souhaitable de redéfinir des organisations léguées par le passé et qui, comme l'architecture des immeubles, témoignaient d'un effort de conception.

   Durant une transition qui dura des décennies la population, désorientée par l'absence de repères, a été la proie d'un désarroi : d'où une montée de la violence, des attentats, des révolutions, enfin la pulsion suicidaire collective qui se manifesta lors des guerres de la Révolution, de l'Empire, et culminera au XXe siècle dans les guerres mondiales auxquelles la mécanique, la chimie, l'énergie (et aussi la physique nucléaire) procureront des armes meurtrières.

L'informatisation

   Depuis 1975 le système productif s'appuie principalement sur la microélectronique, le logiciel et l'Internet. L'agriculture, la mécanique, la chimie et l'énergie n'ont pas certes pas disparu mais elles se sont informatisées : l'informatique est devenue le ressort de leur évolution car c'est en s'informatisant qu'elles progressent (la voiture électrique, par exemple, ne se conçoit pas sans une gestion informatique de la batterie).

L'informatisation est donc la forme contemporaine de l'industrialisation.

   La transition de la mécanisation à l'informatisation rencontre naturellement des obstacles, tout comme le fit naguère la transition de l'agriculture à l'industrie. Les habitudes, valeurs et organisations sont prises à contre-pied. Des entreprises nouvelles se hissent au premier rang, suscitant une incompréhension chez les entreprises historiques : les constructeurs automobiles sont scandalisés par le succès de Tesla, les acteurs des télécoms le sont par celui des GAFAM.

   L'informatisation de chaque entreprise se concrétise dans un « système d'information » dont l'examen procure une image de l'organisation et de l'orientation stratégique réelles (souvent différentes de ce que l'entreprise dit être et vouloir faire), car elles se reflètent sans complaisance dans la plate-forme informatique, la sémantique des données, les processus de production, la supervision de la production et de la qualité, les tableaux de bord stratégiques, etc.

   La plupart des grandes entreprises françaises sont aujourd'hui mal informatisées. Leur image de sérieux professionnel se dissipe lorsque l'on examine leur système d'information et que l'on y découvre des données incohérentes, des processus en désordre, une supervision défaillante, des tableaux de bord incompréhensibles, le tout entraînant une gestion déficiente des compétences.

   Ces entreprises sont malades même si elles dégagent encore un profit. Ce sont des vaches à lait qui résultent d'un effort d'organisation passé mais se sont ensuite figées dans une rigidité qui les rend vulnérables : elles ne sauront pas tirer parti des possibilités qu'apporte l'informatisation, ne verront pas les dangers qui les accompagnent et seront un jour ou l'autre victimes d'un phénomène qu'elles n'auront pas vu venir. Il en est de même des grandes institutions de la nation (éducation, santé, justice, éducation, armée), dont l'organisation peut cependant longtemps survivre à son obsolescence.

   L'examen d'un système d'information révèle donc, comme un examen radiologique, des choses qui existent mais que l'on ne voit pas, que l'on ne dit pas, que l'on ne sait pas. Il permet de poser un diagnostic et de formuler une prescription mais celle-ci ne sera suivie d'effet que si les dirigeants ont acquis une intuition exacte des exigences pratiques de l'informatique, des possibilités qu'elle offre et des dangers qui les accompagnent.

   Les images qu'éveille l'expression « intelligence artificielle » invitent ces dirigeants à s'égarer dans une rêverie très éloignée des progrès réels de l'analyse des données. « Numérique », mot-valise au contenu flou, est préféré à « informatique », « numérisation » à « informatisation » : la parole et la pensée, répugnant à se confronter au réel, le tiennent à distance en refusant l'exactitude. Il en résulte une infirmité de l'action et de la décision.

   Se conformant au « politiquement correct » de notre époque l'État s'est ainsi donné pour priorité l'environnement et le social. Ce sont des objectifs importants : le réchauffement climatique va s'accélérer [4], une distribution plus équitable des revenus est nécessaire, mais la priorité devrait être donnée à l'efficacité du système productif car on ne peut distribuer une richesse que si elle a été auparavant produite.

   Dire « nous pouvons redevenir une grande Nation industrielle grâce et par l'écologie », comme l'a fait Jean Castex, c'est orienter la France vers une impasse. L'écologie est importante, certes, mais c'est une obligation, une contrainte impérative pour l'économie et la politique, ce n'est pas une technique qui puisse contribuer à l'efficacité du système productif. Le Premier ministre aurait donc plutôt dû dire « nous pouvons redevenir une grande Nation industrielle grâce et par l'informatisation de nos entreprises et la maîtrise des techniques de l'informatique ».

   Au XXIe siècle les pays qui auront su maîtriser l'art de l'informatisation et s'approprier les techniques de la microélectronique, du logiciel et de l'Internet domineront l'économie mondiale. Ceux qui auront refusé cette évolution n'auront plus droit à la parole dans le concert de la géopolitique : ils seront dominés et colonisés comme le fut la Chine au XIXe siècle.

   La France retrouvera-t-elle sa place sur le front de taille de l'évolution des techniques ? Préférera-t-elle devenir un pays-musée, voué à offrir à des touristes le spectacle des monuments de sa grandeur passée ? Le choix est d'une clarté limpide.

Michel Volle

Paru sur le blog de Michel Volle le 6 septembre 2020.
https://michelvolle.blogspot.com/2020/09/industrialiser-informatiser.html

NOTES

[1] Nous comptons parmi les entrepreneurs ceux des actionnaires qui s'impliquent activement et durablement dans la vie de l'entreprise.

[2] Elle produisait alors un tiers du PIB mondial (Angus Maddison, The World Economy: Historical Statistics, OECD, 2003, p. 261).

[3] Caulaincourt, Mémoires, Plon 1933, vol 2, p. 215 et 261.

[4] Les fonds marins et le permafrost sibérien ont commencé à libérer du méthane, beaucoup plus pernicieux que le CO2.

haut de page
Association EPI
Octobre 2020

Accueil Articles