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Colonisations numérique et linguistique

Jean-Pierre Archambault
 

   Dans l'éditorial d'Epinet de septembre 2017 [1], nous faisions référence à des sénateurs français qui, dans un rapport parlementaire de 2013 [2], posaient la bonne question de savoir si « l'Union européenne est une "colonie du monde numérique" dominée par les États-Unis ». La question était et est toujours effectivement plus que posée, l'Europe ayant une fâcheuse tendance à « se tirer une balle dans le pied » : nous misons tout sur le consumérisme et consommons beaucoup plus que nous ne produisons. Nous sommes devenus consommateurs de produits conçus et réalisés ailleurs [3].

Il est possible de faire autrement

   L'Europe dispose encore d'atouts majeurs : une demande intérieure forte, des consommateurs éduqués, une expertise scientifique de haut niveau, des compétences de premier plan et des capacités d'innovation [3].

   Il est encore temps de prendre l'initiative au niveau européen, de faire autrement, à l'instar de ce que font par exemple la Chine et la Russie. Dans Le Monde diplomatique d'août 2017, Kevin Limonier [4] présentait l'« Internet russe, l'exception qui vient de loin ». La Russie est en effet l'un des seuls pays à disposer d'un écosystème presque complet de plates-formes et de services indépendants de ceux de la Silicon Valley, fondés par des Russes et régis par le droit russe. Contrairement à la situation d'une partie significative de la population mondiale qui utilise quotidiennement les services des GAFAM, sans recours possible à des équivalents locaux crédibles, les Russes et leurs voisins ont le choix entre les géants californiens et le segment russophone du Net. Un service comme Yandex « jouit d'une popularité deux fois supérieure à celle de son concurrent Google. Et VKontakte, équivalent de Facebook, est, de très loin, le premier site consulté dans le pays ». Les plates-formes numériques étrangères doivent obligatoirement héberger sur le sol russe les données des citoyens russes.

   Et, parmi les raisons qui expliquent cette situation, tout venant de loin, K. Limonier rappelle qu'à l'époque soviétique, la mise en valeur des formations technologiques, les populaires instituts techniques de province ont prédisposé une part importante de la population à s'approprier rapidement l'informatique. Et aujourd'hui, la société russe est globalement mieux formée à l'informatique que les populations occidentales.

   Où l'on retrouve la complémentarité des approches prônée depuis toujours par l'EPI : enseignement d'une discipline informatique et développement des usages du numérique !

La colonisation linguistique

   Autre colonisation, la colonisation linguistique qui n'est pas nouvelle... Mais elle concerne d'une manière inédite notre pays et bien d'autres.

   Dans un communiqué de presse récent l'Afrav (Association Francophonie Avenir [5]) proteste contre « l'anglomanie de Télérama ». Régis Ravat, Président de l'Afrav, s'est adressé à Madame Fabienne Pascaud, Directrice de la rédaction à Télérama, à propos de cette « servitude volontaire » :

   « Alors que l'anglais est en train de coloniser le pays, alors qu'il faudrait sonner le tocsin pour mobiliser la population à entrer en résistance, voilà que Télérama, en votre personne, demande à la une de son journal pourquoi nos enfants sont nuls – sous-entendu – en anglais ? »

   Seriez-vous, Madame, aveugle, sourde ou exilée sur une île paradisiaque, loin de tout, pour écrire cela ?

   « Des émissions "francophones" intitulées The Voice, Tonight info, Ninja Warriors, Modern Love, etc. ; des firmes "françaises" qui basculent toute leur documentation technique à l'anglais (Renault, PSA...) ; des transporteurs français dont le slogan unique est "France is in the air" (Airfrance)... ; des centaines de formations supérieures qui s'enseignent totalement en anglais en France même (alors que leurs enseignants et étudiants sont majoritairement francophones !)... ; des collectivités territoriales qui, illégalement, se "vendent" en anglais en France même ("OnlyLyon", "Let's Grau", "Oh my Lot", "In Annecy Mountains", etc.) ; des responsables publics comme Valérie Pécresse qui privilégient l'anglais pour s'adresser aux Franciliens (cf. le "pass" "Navigo Easy") ; et, chaque jour, des pans entiers de la "com", de la pub, de la chanson, du cinéma, de la science, etc. qui passent au tout-anglais au mépris de la Constitution ("la langue de la République est le français")... or, pour le premier journal culturel français, le problème n'est pas l'arrachage en cours du français à l'initiative de nos "élites", mais le fait que "your kids are nuls" »...

   Peut-on s'aveugler davantage sur le scandale historique porteur d'énormes discriminations présentes et futures que constitue le basculement rapide et totalement antidémocratique de la France au TOUT-globiche managérial ?

   Contre la colonisation numérique et la colonisation linguistique, même combat.

Jean-Pierre Archambault

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1709a.htm

[2] Catherine Morin-Desailly, L'Union européenne, colonie du monde numérique ?, rapport d'information n° 443, Sénat, Paris,20 mars 2013.

[3] L'irrésistible ascension du numérique Quand l'Europe s'éveillera, Didier Lombard (Président du conseil de surveillance de STMicroelectronics et ex-PDG de France Télécom), novembre 2011, éd. Odile Jacob, 300 pages, 22,90 euros.
http://www.epi.asso.fr/revue/lu/l1201m.htm

[4] Maître de conférences à l'Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII.

[5] http://www.francophonie-avenir.com

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Octobre 2019

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