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L'informatique, discipline scolaire :
une lente émergence

Georges-Louis Baron
 

Brèves considérations sur les disciplines scolaires

   On doit à l'historien de l'éducation André Chervel (1988) une passionnante analyse de la naissance, de la vie et de la disparition des disciplines d'enseignement. Ces dernières sont bien des constructions du système éducatif. Elles sont créées quand existe un consensus social sur leurs finalités et disparaissent quand elles sont perçues comme désormais inutiles.

   Les frontières entre les disciplines de second degré sont le fruit de décisions politiques : on trouve très naturel en France qu'histoire et géographie ne fassent qu'une discipline de second degré, tout comme la physique et la chimie, la biologie et la géologie. C'est loin d'être le cas dans tous les pays...

   Une spécificité française à ce jour est le fait que les enseignants de second degré sont majoritairement recrutés après réussite à un concours qui atteste d'une bonne connaissance disciplinaire et assure un statut de fonctionnaire titulaire de l'État : Certificat d'aptitude professionnelle et agrégation du second degré. Ce dernier concours est le plus prestigieux et l'existence d'un concours d'agrégation est dans notre pays un indice de reconnaissance très fort pour une discipline de second degré. Celles qui en sont pour l'instant dépourvues ont un statut moindre, souvent péniblement ressenti par les enseignants qui en relèvent.

   Le même auteur remarquait, dans sa très intéressante étude sur l'agrégation que :
« Par ses lettres patentes du 3 mai 1766, Louis XV autorise et finance la création d'un corps de soixante « agrégés » répartis en trois classes : un tiers pour l'enseignement de la philosophie, un tiers pour l'enseignement des belles-lettres dans les classes de rhétorique, de seconde et de troisième, un tiers pour l'enseignement de la grammaire et les éléments des humanités dans les classes de quatrième, cinquième et sixième. » (Chervel, 1993, chap. 1).

   Bien de l'eau a passé depuis sous les ponts et les concours d'agrégation, d'abord organisés par niveau scolaire, sont assez rapidement devenus disciplinaires. Ceci étant, l'histoire montre régulièrement des créations d'agrégations nouvelles. Parmi les plus récentes, on pense à l'Éducation physique et sportive (CAPES en 1943, concours d'agrégation en 1982) ou aux sciences économiques et sociales (CAPES en 1969, agrégation en 1976).

Le cas particulier de l'informatique

   Beaucoup a été écrit depuis les années 1980 sur la prise en compte de l'informatique comme discipline scolaire. Dans les lignes qui suivent, je vais rapidement analyser le cheminement sinueux des politiques publiques accompagnant cette prise en compte. Je me fonde pour cela sur mes propres travaux, ainsi que sur ceux de l'EPI et notamment Baudé (2010), Baron et Bruillard (2011), Baron et al. (2015),

Résumé des chapitres précédents

   En France l'informatique a été enseignée dans les années 1960 à l'université et a été reconnue comme discipline d'enseignement supérieur au début des années 1970. Elle a dès ces années fait au lycée l'objet d'une expérimentation limitée (expérience dite des « 58 lycées »), fondée sur l'idée qu'il est fructueux de mettre en œuvre une « démarche informatique » [1] dans toutes les disciplines.

   Une expérience d'enseignement optionnel a été lancée en classe de seconde au début des années 1980 sous l'impulsion du rapport Simon, paru en 1980, juste avant l'alternance politique de 1981 voyant l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Un informaticien pionnier, Claude Pair, qui avait soutenu en 1966 une thèse d'état sur la notion de pile (comme structure de données), a alors été nommé directeur de lycées et l'est resté jusqu'en 1985. Il a d'abord lancé l'option à titre expérimental dans 12 lycées.

   La Direction des lycées a soutenu activement son développement, créant des structures originales de suivi et d'animation de l'expérience : des enseignants coordinateurs académiques, déchargés de service à mi-temps, des universitaires responsables scientifiques dans les académies, un comité scientifique national. Lors du ministère de J-P Chevènement, en 1985 et 1986, l'option a également été prise au sérieux et des moyens importants de formation des enseignants lui ont été consacrés dans le cadre des formations d'un an développées après 1981.

   En 1987-1988 l'option concernait environ 350 lycées publics et environ 30 000 élèves. Une épreuve de baccalauréat a été instituée en 1988.

   Mais les temps changeaient. Le plan informatique pour tous de 1985 a mis en avant la notion d'outil informatique et l'enseignement de l'informatique n'a plus bénéficié du même intérêt institutionnel, même si les écoles primaires, les premières concernées par ce plan, ont continué être à incitées à utiliser LOGO, dans une perspective de développement d'une « pensée logistique », bien proche de la « démarche informatique » de la décennie précédente.

   Les orientations politiques ont encore plus changé lors de l'alternance de 1986, Jacques Chirac devenant premier ministre. Le nouveau ministre, René Monory, accordait de l'importance au développement d'une industrie française du logiciel éducatif. C'est d'ailleurs le moment où les éditeurs de logiciels se sont mobilisés contre la copie sauvage abondamment pratiquée dans les établissements scolaires et ont négocié avec le gouvernement un dispositif dit de « licences mixtes », où l'État a rémunéré les ayants droit.

   Les formations de longue durée, gérées dans les académies depuis les lois de décentralisation, étaient essentielles au développement de l'option informatique qui en mobilisait une bonne part. Elles se sont progressivement étiolées et l'option a été mise en extinction lors de la nouvelle alternance de 1988, quand Lionel Jospin est devenu ministre de l'éducation nationale.

   À cette époque, l'intérêt du ministère allait nettement vers « l'outil informatique », la mise en réseau, les « autoroutes de l'information » faisant suite à la télématique. L'informatique a alors tendu à perdre son statut de nom commun pour devenir un adjectif (« outil informatique »). Elle a cependant été enseignée dans les disciplines technologiques et en particulier introduite en technologie collège (où elle l'information a été considérée comme matière d'œuvre) en 1995.

   Les années suivantes ont vu un renouveau, avec la création du B2i en 2000. Le ministre chargé de l'éducation, Jack Lang, avait pour conseiller en matière d'informatique Jean-Pierre Finance, autre informaticien historique, qui avait été responsable universitaire de l'option informatique dans l'académie de Nancy-Metz.

   Le B2i représentait un certain progrès (puisqu'il y reconnaissait qu'il y avait donc des compétences à posséder en informatique). Mais il a le grand défaut (de mon point de vue) de nier l'intérêt d'enseigner des concepts informatiques et de considérer qu'on peut faire l'économie d'un enseignement spécifique.

   Le C2i, créé en 2004 (et dont l'avenir est des plus sombres), est aussi une tentative intéressante (des enseignements lui ont été associés dans les universités au niveau licence). Mais il souffre de la même limite que le B2i : il n'y est question que de compétences. De plus, la responsabilité de l'évaluation finale est ôtée aux enseignants du supérieur, puisqu'il est nécessaire pour valider le certificat de passer une épreuve curieusement qualifiée de « théorique » (un QCM) dont la définition relève du seul ministère.

   Les choses ont encore changé à partir de 2010, un jalon important étant le rapport de l'Académie des sciences en 2013. Dans (Baron et al., 2015), nous avions analysé ce mouvement des politiques à l'égard de l'informatique à l'école comme celui d'un balancier oscillant entre un pôle « objet » et un pôle plutôt « média » d'enseignement, la périodicité étant d'une dizaine d'années. C'était évidemment une analogie, à ne filer que prudemment.

   Il ne s'agit pas non plus d'un processus complètement chaotique. Les responsables politiques, dont les visions ont changé lors des alternances, ont été confrontés à des défis contradictoires dans une situation d'évolution si rapide de la technologie qu'il n'était pas facile de faire de la prospective à moyen terme. Les inflexions successives ont été liées aux changements dans les rapports de force et il y aurait un travail historique intéressant à mener sur les représentations de l'informatique dans l'éducation qu'ont eues les différentes administrations. On peut donc au moins dire que le cheminement a été sinueux, sans ligne directrice stable.

   La situation a cependant beaucoup évolué depuis 5 ans, grâce en particulier à l'engagement collectif d'informaticiens et d'enseignants convaincus, dont l'EPI et la SIF ont su fédérer les efforts. Une nouvelle offre d'enseignement existe déjà au lycée et les phénomènes actuels semblent en train de construire une situation difficilement réversible.

Du progrès, mais un avenir encore incertain

   Nouvelle considérable, le ministère de l'Éducation nationale a récemment annoncé par la voix du ministre la création d'un CAPES d'informatique. C'est un grand pas en avant vers la reconnaissance institutionnelle, mais on peut se demander dans quelle mesure cela règle la question de la reconnaissance de l'informatique comme discipline majeure de formation générale.

   Il n'est par exemple pas certain que l'informatique soit créée comme discipline autonome de plein exercice au lycée et au collège. Il reste des arbitrages à effectuer en ce qui concerne les proximités de l'informatique avec les mathématiques, tout comme avec ce qui relève des humanités. De plus, la question de la reconnaissance de l'informatique à l'école primaire est encore assez ouverte.

   Plusieurs questions pratiques restent en suspens : comment par exemple mettre en œuvre des approches de type projet, les mieux à même d'illustrer pour les élèves l'intérêt de la discipline ? Comment produire des curricula cohérents entre l'école, le collège et le lycée ? Comment instaurer dès l'école primaire une initiation à l'informatique qui donne le primat à l'activité pratique tout en permettant d'acquérir de premières conceptualisations ?

   De plus, on peut craindre que les décisions de création de nouveaux enseignements ne soient pas simples à mettre en place de manière efficace partout sur le territoire. Les échanges sur la liste Melusine montrent qu'on est devant une situation inédite impliquant pour les enseignants des formations obligatoires pendant les vacances et des conditions d'enseignement potentiellement difficiles pouvant conduire à enseigner plusieurs spécialités, possiblement à plusieurs endroits... Dans cette nouvelle période transitoire, existe un enjeu fort d'une défense que je qualifierais volontiers de corporatiste (si le mot n'était pas connoté si négativement) des enseignants qui auront la charge d'amorcer le mouvement.

   L'enjeu est d'offrir à toutes et tous les jeunes la possibilité de se former dans un domaine très important du point de vue culturel, technique et scientifique. Comme le disait déjà Charles Duchateau (1992), l'informatique est hybride : « une science, mais aussi une technologie, un ensemble de techniques, d'outils... ». Elle est parfois confondue avec ce qu'on appelle le numérique, qui concerne aussi la technologie et l'éducation aux médias et à l'information (EMI). Cette dernière composante, qui ne se superpose pas au thème « informatique et société », est tout à fait essentielle dans la formation des jeunes. Qui est le plus susceptible de la prendre en compte ?

   Enfin, comme nous le mentionnions avec Cédric Fluckiger (2019), il est indispensable de considérer aussi ce qui se joue dans l'enseignement obligatoire et, en particulier, à l'école primaire puisque c'est là que sont enseignées les bases aux élèves.

   La question de savoir comment se construit en France l'informatique comme discipline scolaire n'aura de réponse qu'a posteriori, quand une situation aura pu se stabiliser par la création d'institutions pérennes. Une chose est à mes yeux certaine : cela prendra un certain temps et ne se fera qu'en fonction des rapports de force qui rendent possible la décision politique et sa mise en œuvre. Dans ce rapport de forces les enseignants ont une marge d'action non négligeable.

21 janvier 2019

Georges-Louis Baron
Professeur émérite de sciences de l'éducation
Rédacteur en chef de adjectif.net
Université Paris Descartes
Laboratoire EDA, EA 4071

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

Références

Baron, G.-L. (2018). Informatique et numérique comme objets d'enseignement scolaire en France : entre concepts, techniques, outils et culture. Adjectif.net, 2018.
http://wwwadjectif.net/spip/spip.php?article456.

Baron, G.-L. et Bruillard, É. (2011). L'informatique et son enseignement dans l'enseignement secondaire général français. Enjeux de pouvoir et de savoirs. In J. Lebeaume, A. Hasni et I. Harlé, éditeurs : Recherches et expertises pour l'enseignement scientifique, Technologie, sciences, mathématiques, pages 79-90. Bruxelles, de boeck édition.
http://mutatice.net/glbaron/lib/exe/fetch.php/photopub:2011_baron_bruillard.pdf.

Baron, G.-L., Drot-Delange, B., Grandbastien, M. et Tort, F. (2015). Enseignement de l'informatique dans le secondaire en France. Un retour de balancier ? In G.-L. Baron, E. Bruillard et B. Drot-Delange, éditeurs : Informatique en éducation : perspectives curriculaires et didactiques, pages 83-104. Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, France.

Baron, G.-L. et Fluckiger, C. (2019). Informatique à l'école primaire : perspectives en termes de recherches et d'innovations. EPINET, revue électronique de l'EPI, 211.
http://epi.asso.fr/revue/articles/a1901b.htm.

Baudé, J. (2010). L'option informatique des lycées dans les années 80-90. 2-Le développement de l'option. Vers une généralisation.
https://www.epi.asso.fr/revue/histo/h10oi_jb2.htm

Chervel, A. (1988). L'histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche. Histoire de l'éducation, 38 (1) :59-119.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hedu_0221-6280_1988_num_38_1_1593

Chervel, A. (1993). Histoire de l'agrégation. Éditions Kimé.
http://www.cairn.info/histoire-de-l-agregation--978290821251X.htm.

Duchateau, C. (1992). Peut-on définir une « culture informatique » ? Journal de Réflexion sur l'Informatique, 23:24, p. 34-49.
http://webapps.fundp.ac.be/cefis/publications/charles/peut-on-5-34.pdf

EPI (1970-2018). Quelques jalons pour un historique de l'informatique dans le système éducatif français. https://www.epi.asso.fr/revue/histosom.htm

Institut de France. Académie des sciences (2013). L'enseignement de l'informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre (34 p.).
http://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rads_0513.pdf

Simon, J.-C. (1980). L'éducation et l'informatisation de la société : rapport au président de la République. Documentation française.

NOTE

[1] Cette « démarche informatique » (algorithmique, organisatrice et modélisante) est bien près de la notion actuelle de « pensée informatique ».

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Association EPI
Février 2019

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