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Tribune libre

2048 : l'année où l'enseignement de l'informatique
ne sera plus une urgence

Thierry Viéville
 

   Nous voilà en imagination en 2048. De partout, à travers le monde, l'idée de l'apprentissage du numérique à l'école n'est plus un sujet. Certains pays l'ont fait. D'autres pas. Dès 2013, par exemple, la Grande-Bretagne rattrapait son retard [1] par rapport à certaines régions d'Allemagne comme la Bavière ou par rapport à la Suisse qui enseignait l'informatique depuis des années [2]. Dans ces pays, chacune et chacun apprend quelques rudiments de programmation pour apprendre par le savoir-faire les concepts du numérique. Afin de développer son savoir-être vis à vis du numérique. Bien entendu, cela ne se fait pas à travers une posture de faire semblant, mais à partir des savoirs fondamentaux [3].

   Contrairement à ce qui se passait en France à partir de 2009, en 2048, personne n'apprend ce qu'est un algorithme au lycée : c'est déjà su dès le début du collège. L'expression « dépasse la pensée algorithmique, mon pôte » est la nouvelle façon de se moquer de quelqu'un dont la pensée manque d'originalité. Et de balancer « ta mère le langage formel » pour rire de quelqu'un qui manque de créativité littéraire (comme de rapper – comme une râpe qui frappe – les mots du rap qui dérapent – sans que les rattrapent les chausse-trappes :)). Ainsi, la notion d'intelligence mécanique est devenue une banalité. Il ne viendrait à l'esprit de quiconque de personnifier un robot domestique, par exemple, ou de baser la prospective technologique sur le « pourquoi pas » de mythes de science-fiction informatique. Et tout le monde sait aussi que l'information est une quantité abstraite qui se mesure en bits, que deux informations indépendantes s'ajoutent, et toute cette sorte de choses.

   Un cran plus loin, on apprend que la valeur et le sens d'une information échappent au niveau de formalisation précédent. Et les enfants s'amusent dès l'école primaire au jeu du « triplet sémantique » : c'est-à-dire essayer de réduire un message à une simple liste de petites phrases de type « sujet verbe objet » interconnectés entre eux [4]. Ce qui est très amusant, c'est qu'il arrive forcément un moment où cette réduction d'un contenu à de simples faits échoue. Alors commence un autre niveau d'information, où les sciences humaines de l'information prennent le relais. La découverte de la littérature s'enrichit de montrer les différences profondes entre langages mécaniques et langues humaines. En 2048, le terme sciences du numérique est devenu un mot pluriel qui va de la technologie, aux sciences humaines de l'information, en passant par les concepts formels de l'informatique liés aux mathématiques. Et aucune des trois branches de penser devoir englober les deux autres.

   Presque tous les pays européens apprennent à chacune et chacun assez d'informatique pour pouvoir créer leurs propres objets numériques, choisir en connaissance de cause quels outils logiciels utiliser, et maîtriser le fait qu'il n'y a plus d'ordinateur en tant que tel, mais que nos maisons, voitures, extensions corporelles (lunettes, sondes biologiques...) sont autant de processeurs algorithmiques interconnectés. On ne compte probablement plus les vies sauvées, parce qu'en situation isolée ou d'urgence, quiconque sait bricoler ces objets numériques dont notre vie quotidienne dépend.

   Il faut dire que le monde numérique a sûrement profondément changé en 2048. Avec l'augmentation du coût de l'énergie, l'accès aux moteurs de recherche est probablement devenu payant. Pour accéder au numérique, on ne se contente plus d'« être soi-même le produit » comme du temps où la publicité en ligne ciblée suffisait à payer notre droit à utiliser ces services : on paye. Les règles commerciales qui ont pu être imposées sont telles que les droits de certaines oeuvres intellectuelles ou artistiques deviennent inaccessibles même dans leur version « papier ». Par exemple, dans le domaine de l'éducation, peut-être que des SNOT (Selective Notorious Object of Teaching) ont succédé aux MOOC et sont devenus des objets de luxe. Et Internet a bien changé, depuis la banalisation de l'intrusion dans les données personnelles, et la main mise sur les infrastructures des réseaux par des intérêts privés. Les intérêts privés dominants qui tiennent les réseaux sociaux, les centres de données, et surtout les médias (à qui a étée délégué la liberté d'expression du peuple depuis bien longtemps) ne dépendent plus d'aucun état : plus d'impôt pour eux, et aucune législation ne s'applique à leur fonctionnement, depuis leur astuce de racheter la Bordurie et d'y installer leurs sièges sociaux. Une vision néo-libérale trouve par exemple facilement scandaleux pour le développement de profits que les contenus d'une encyclopédie comme Wikipédia ne soient pas des biens marchands. En fait, tout ce qui est imaginé ici (à part la Bordurie :)) se mettait en place ou était déjà effectif dès 2012 [5].

   Face à ce durcissement, le fait d'avoir appris un peu d'informatique à chacune et chacun dans presque tous les pays d'Europe permet de développer de vraies solutions : les territoires s'organisent. Les élues et les élus font des choix éclairés car ils ont une vraie vision des fondements du numérique. Toutes les administrations sont passées aux logiciels libres. Plus besoin des réseaux sociaux des majors du numérique : chacun sait déployer et adapter à sa guise la plate-forme qui lui sied pour son ou ses biotopes sociaux. Les tentatives de monopole dans le domaine du numérique s'effondrent les unes après les autres, car tout le monde sait développer des codes alternatifs, moins bien léchés certes, mais qui diversifient le marché. L'artisanat numérique bat son plein dans ces pays où chacun a appris, entre autres, à programmer. Les nouveaux modèles économiques basés sur le micro-financement par la foule font émerger des projets socio-économiques de développement logiciel inouïs, auxquels tout le monde peut participer. La mise en partage de biens rivaux à travers des outils collaboratifs bien compris par toutes et tous est une des réponses majeures aux crises économiques qui se succèdent. Ce qui fait que ces initiatives sont vraiment démocratiques, c'est qu'il n'y a pas de barrière entre ceux qui utilisent et ceux qui créent les outils, puisque l'éducation nationale et l'éducation populaire se sont alliées pour que chacune et chacun maîtrise usage et fondement du numérique.

   Est-ce que ce sera le cas de tous les pays d'Europe ? Ah non. Il pourrait y avoir la Franconnerie où on apprend à tous les élèves à programmer comme une fin en soi. Sans leur apprendre les sciences formelles et humaines dont l'apprentissage de la programmation n'est qu'une brique. Heureusement que cette nation n'existe pas ! Car ce serait une nation bien mal éduquée et une nation de chômeurs, car le développement de générateurs de code et d'autres outils formels rendra la programmation de base peu utile au delà de son rôle pédagogique.

   Est-ce que ce sera le cas de tous les pays d'Europe ? Hélas, il est fort plus probable c'est qu'il y ait une exception culturelle. La Franchoullardie. En Franchoullardie, on peut avoir des responsabilités diverses de direction du numérique pour l'éducation sans formation initiale en science informatique. En Franchoullardie, le Think Tank du numérique n'a pas « encore beaucoup de certitudes et le débat agite l'équipe de la Fing elle-même » à propos de l'enseignement de l'informatique [6]. En 2014, deux ans après l'introduction d'un véritable enseignement de l'Informatique et des Sciences du Numérique [7] qui aurait dû avoir vocation à se diffuser au fur et à mesure de la formation permanente des professeures et professeurs, la situation est bloquée. Que « cette culture numérique passe obligatoirement et pour tout le monde par l'enseignement d'une nouvelle discipline dispensé par des enseignants spécialisés, voilà ce dont plusieurs d'entre eux doutent, sans forcément s'accorder sur ce que serait une meilleure approche (ni même sur le fait qu'il existe une meilleure approche) ». À force de forcer à discuter et à ne faire que des expérimentations sur les nouvelles manières d'enseigner, l'éducation au numérique ne se fait pas. Mais pourquoi une telle volonté de retarder ad libitum ce qui se développe dans les autres pays ?

L'argument levier est « aussi omniprésente que soit une technologie nous n'avons pas besoin de savoir comment elle fonctionne ». C'est effectivement l'argument des grands vendeurs du numérique qui nous expliquent que leurs produits sont « tellement faciles à utiliser » qu'il suffit de les consommer. Ce positionnement, à l'échelle de la société française, a conduit à être complètement dominé par la mondialisation dans le secteur du numérique.

Le point de vue commercial de ces majors est clair. Mais cela va plus loin.

De fait, ne pas savoir comment cela fonctionne implique de ne pas comprendre comment cela fonctionne. C'est donc une régression intellectuelle. La science informatique qui a engendré le numérique n'aurait donc pas besoin d'être partagée par toutes et tous. Nos enfants, ne pourraient donc que se construire des modèles de représentation mythique (au sens littéral) du fonctionnement du numérique. Il leur serait refusé de s'initier à ses fondements scientifiques.

Mais pourquoi une telle volonté ? Pour comprendre ce point de vue, il faut comprendre qui a le pouvoir en Franchoullardie à ce niveau là.

Ce sont des « maîtres-penseurs », qui savent trouver « des mots pour le dire ». Ils savent construire un narratif qui comble le vide de cet espace béant de manque de connaissances dures en science informatique. Et les propos de ces « parleurs » sont irréfutables, puisqu'il se situent hors du champ de la science. C'est la belle façon dont ils parlent qui donne de la crédibilité à leur propos.

On comprend alors le besoin des « parleurs » d'empêcher que le peuple soulève le capot du numérique pour s'en approprier les fondements informatiques : leur pouvoir s'étiolerait.

Et voilà les grands vendeurs du numérique qui ont trouvé leurs alliés. Ses alliés disent « notre société divise le travail pour que nous puissions utiliser les choses sans les fabriquer ». Dont acte.

   Nous voilà alors en 2048, ma petite fille, mon petit fils, n'a pas eu la possibilité d'être actif dans la fabrication de son environnement numérique, et a dû se contenter de le consommer et de s'initier aux outils disponibles à travers l'éducation nationale. Heureusement, grâce au tissu associatif et à des initiatives commerciales, les plus chanceux ou les plus riches ont eu la chance de recevoir cette vraie éducation au numérique. Mais c'est une minorité au milieu des huit millions de jeunes de 13 à 18 ans. La fracture numérique est éducationnelle et c'est le résultat d'une volonté politique explicite.

   Hélas, pour l'économie numérique de Franchoullardie, le fossé se sera creusé. Il y avait plusieurs milliers d'emplois manquants dans les années 2010 dans ce secteur, faute de jeunes en formation. Et une méconnaissance totale de ces nouveaux métiers, faute d'une initiation dans le secondaire à l'informatique qui fonde le numérique. En 2048, il est juste probable que ces milliers d'emplois ne manquent plus : avec le durcissement mondial décrit ci-dessus, le secteur informatique de Franchoullardie s'est probablement effondré.

   Et la dépendance de la Franchoullardie par rapport aux outils numériques venus d'ailleurs (qu'elle ne sait que consommer sans produire) pourraient la placer une terrible dépendance. Pourvu qu'un tel pays comme cette Franchoullardie n'ait pas en plus de lourds déficits. Car une faiblesse de plus en terme de développement socio-économique pourrait être une faiblesse de trop. Et un pays avec de telles faiblesses se domine, voir se piétine. Pourvu aussi qu'avec le rejet de l'éducation informatique, les idées progressistes que cette discipline scientifique a engendré, par exemple au niveau du partage libre et ouvert des données, ne soient pas elles aussi déjugées. Oui, pourvu que rejeté dans l'obscurantisme [8] vis-à-vis du numérique par ses « maîtres-penseurs » du numérique-sans-informatique, le peuple de cette Franchoullardie ne soit pas tenté par le pire au niveau des choix de société alternatifs.

   Dans cette Franchoullardie, l'enseignement de l'informatique ne sera plus une urgence.

Thierry Viéville
Directeur de recherche à l'INRIA

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] Apprendre à programmer aux enfants : plus qu'un jeu, une nécessité.
http://www.latribune.fr/technos-medias/informatique/20140127trib000812059/apprendre-a-programmer-aux-enfants-plus-qu-un-jeu-une-necessite.html

[2] Rapport de l'Académie des sciences, Il est urgent de ne plus attendre. L'enseignement de l'informatique en France.
http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/rads_0513.pdf

[3] Informatique et Sciences du Numérique - Spécialité ISN en Terminale S.
https://wiki.inria.fr/sciencinfolycee/Informatique_et_Sciences_du_Numérique_-_Spécialité_ISN_en_Terminale_S

[4] Wikipédia : Resource Description Framework.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Resource_Description_Framework

[5] Avant, on allait sur Internet : maintenant, nous sommes dedans.
http://www.republiquedesreseaux.com/

[6] Fing - Internet Actu.net.
http://www.internetactu.net/2014/04/23/enseigner-le-code-a-lecole-vraiment/comment-page-1/#comment-1089777

[7] Wikipédia : Informatique et sciences du numérique.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Informatique_et_sciences_du_numérique

[8] La liberté numérique commence où l'ignorance informatique finit.
http://www.scilogs.fr/intelligence-mecanique/la-liberte-numerique-commence-ou-lignorance-informatique-finit

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Mai 2014

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