Vaches et informatique II

Robots de traite et systèmes d'information

Maurice Nivat
 

   Cet exposé, je pense inhabituel, est né le jour récent où j'ai vu fonctionner un robot de traite dans un élevage de 75 vaches laitières, à Latrecey en Haute Marne, village dans lequel je possède depuis 40 ans une maison de campagne, bien que je ne sois pas du tout originaire de là-bas ni ma femme non plus. Je dispose là d'un assez remarquable observatoire de l'évolution de l'agriculture grâce aux liens que j'ai tissés avec plusieurs agriculteurs du lieu, dont un voisin qui a exactement l'âge de mon fils cadet, 48 ans, avec lequel il a fait quelques bêtises quand ils avaient quinze ou seize ans.

   Quarante ans c'est très long et l'agriculture a beaucoup changé en quarante ans. Les tracteurs que je vois passer sont de plus en plus gros ainsi que les chargements de paille : un agriculteur de Latrecey a commercialisé 6 500 tonnes de paille, ce qui en fait un gros tas qu'il emporte essentiellement dans le Jura français ou suisse, sur les hautes terres où, ne cultivant pas de céréales, les éleveurs manquent de paille (merveilleuse permanence de certains aspects de l'agriculture, les bestiaux dorment toujours sur la paille !). La PAC et les quotas laitiers ont fait disparaître une bonne moitié des bovins, mais il en reste, certains fonds de vallée ne pouvant guère être utilisés pour autre chose que des prairies. Une expérience de Baby-boeufs a mal tourné : ces jeunes boeufs étaient élevés à l'étable et ne voyaient guère la lumière du jour, ils devaient se vendre en Italie mais ils ne se sont pas vendus. L'installation, très sophistiquée pour l'époque, c'était il y a trente ans, prévoyait déjà le nettoyage automatique de l'étable et l'alimentation automatique, un ordinateur calculant ce que devait manger chaque animal. Je ne sais pas qui avait autorisé l'implantation de cette étable au milieu du village, mais ce n'était pas une bonne idée car elle était génératrice d'odeurs pestilentielles. La mévente et ces fortes nuisances qui ont provoqué de vives réactions (et sans doute un des multiples revirements de la politique agricole bruxelloise) ont eu raison de cette onéreuse entreprise en l'espace de trois ans (sans que l'agriculteur en souffre vraiment, l'installation ne lui avait rien coûté ou presque).

   Il y a eu deux remembrements qui ont fait disparaître pratiquement toutes les haies, même celles que l'on aurait pu conserver le long de routes et chemins existant encore, j'ai désormais du mal à trouver des mûres de ronce. Les surfaces des champs ont considérablement augmenté. Les surfaces des exploitations agricoles aussi, leur nombre diminuant d'autant, avec une moyenne de plus de 150 hectares par exploitation la Haute Marne détient de loin le record en France. Ceci parce que beaucoup d'agriculteurs comme mon voisin ont fusionné avec d'autres au sein de GAEC ou autres structures du même genre : mon voisin, avec deux collègues du même âge, exploite désormais quelques 500 hectares en polyculture et élevage. Lui-même, après dix ans passés dans une entreprise phytosanitaire, a repris les 150 hectares que cultivait son père il y a quinze ans. D'autres agriculteurs se sont lancés dans l'élevage de volailles, l'un de poulets, destinés au marché allemand, qui ne voient jamais le jour, l'autre de pintades, que l'on voit au contraire s'ébattre dans un grand champ dès qu'il fait beau. Ces deux élevages sont hautement mécanisés et informatisés.

   Les changements sociologiques évidemment ne sont pas moindres : c'est désormais toute la population qui est motorisée et se déplace en voiture, alors qu'il y a quarante ans c'était quelque chose comme dix pour cent. Il y a eu la phase intermédiaire du deux-roues à moteur mais elle n'a pas duré longtemps. Les agriculteurs, dont beaucoup ont des conjoints qui ne le sont pas mais exercent des métiers divers (à vrai dire beaucoup d'enseignants mais aussi employés de banque ou autre), vont travailler comme on va au bureau, à heures fixes, et prennent des vacances, vont au cinéma ou au restaurant pour se distraire. Leurs enfants font des études et il ne semble même pas qu'ils soient un rien poussés vers l'agriculture ou des métiers liés à l'agriculture. Le village a toujours 300 habitants et manifeste toujours une assez grande cohésion, bien que les fêtes et kermesses aient tendance à disparaître et qu'il n'y ait plus de commerçant : c'est au chef-lieu de canton à dix kilomètres, à l'Écomarché, que l'on a le plus de chance de rencontrer d'autres latreceyens, qui ne marchent plus guère dans les rues et quittent leur domicile en voiture.

   Je raconte tout cela pour en fait dire ce qui m'intéresse dans le monde agricole auquel je suis tout à fait étranger (mes grands-parents déjà n'étaient pas agriculteurs et mes arrière-grands-parents ne l'étaient pas tous). Le monde agricole, comme le reste du monde s'informatise et je voudrais expliquer ici ce que cela veut dire pour moi. Machines à traire et robots de traite sont de bons exemples de l'évolution du monde sous l'influence de la pensée informatique.

Citations :

La machine à traire, aussi appelée trayeuse, est un appareil utilisé en élevage laitier afin d'effectuer la traite mécanique des animaux, tels que les vaches, chèvres et brebis.

L'élément essentiel de ce système est un gobelet trayeur qui est appliqué sur le trayon des vaches et qui imite la succion exercée par le veau.

Dans cet équipement, les pulsations du gobelet trayeur sont obtenues grâce à un pulsateur. Le gobelet trayeur alterne des phases de succion (grâce à une pompe à vide) et des phases de massage du pis.

Au XIXe siècle, plusieurs inventeurs ont tenté de mettre au point un système permettant d'automatiser la traite des vaches. La méthode de l'aspiration, s'inspirant de la succion du petit veau, s'est alors avérée la plus efficace pour remplacer la traite à la main.

Une première machine à traire, très différente de celle qu'on utilise aujourd'hui, a été inventée par l'Américain L. O. Colvin en 1862. S'il ne fut pas le premier à en avoir l'idée, il fut le premier à répandre son invention qui, bien qu'imparfaite, a été largement commercialisée en Angleterre et aux États-Unis.

Les améliorations ultérieures

   Jusqu'à la fin du XXe siècle, la machine à traire nécessitait la présence d'un opérateur humain pour laver les trayons de la vache et installer les gobelets trayeurs. Par la suite, le retrait des gobelets trayeurs s'est automatisé grâce à la détection de l'arrêt de descente de lait.

   Le premier robot à traire le lait est apparu en Europe vers la fin des années 1980. Dans les années 2000, des machines à traire entièrement automatisées ont vu le jour.

   Ces robots de traite sont aujourd'hui capables d'alerter l'éleveur en cas de baisse suspecte de lactation d'une vache ou même d'analyser en temps réel la qualité du lait !

Comment se déroule la traite ?

David : « Avant tout, il faut aller chercher les vaches dans la stabulation l'hiver ou dans les prés le reste de l'année pour les amener dans la salle de traite.

J'aime beaucoup ce moment de la journée, particulièrement le matin ! Ce n'est pas toujours facile de se lever tôt, mais les paysages nous font oublier notre fatigue...

Une fois que les vaches sont dans la salle de traite je peux commencer la traite. Je commence par nettoyer les trayons avec un savon spécial. Ensuite, je « tire » les premiers jets de lait dans un seau pour vérifier la qualité du lait. Si c'est bon il me suffit alors de brancher les vaches avec les griffes, c'est-à-dire de mettre à chaque trayon un tube qui va aspirer le lait. Une fois que la vache a donné tout son lait la griffe se débranche automatiquement. La vache peut alors partir et aller manger. »

Commentaires

   L'invention de Colvin est dans le droit fil des inventions du XIXe siècle. Il s'agit d'un mécanisme (mécanique et pneumatique, le vide qui aspire le lait est produit par un pulsateur) qui remplace un geste jusque-là effectué par la main de l'homme : en fait pas tout à fait puisque le geste du trayeur qui masse le pis et tire dessus pour faire descendre le lait est remplacé par une succion, une aspiration du lait analogue à celle qu'effectue la bouche du petit veau. (Mais ceci est courant : de la même façon, les machines à faucher n'imite pas vraiment le geste du faucheur, la lame de faux étant remplacée par des séries de ciseaux).

Si la machine a changé entre 1860 et la fin du vingtième siècle, c'est-à-dire il y a dix ans, elle a assez peu évolué et elle est restée « machine » c'est-à-dire outil qu'un utilisateur humain décide à un moment donné d'utiliser. Cela suppose d'abord qu'il approche la machine de la vache ou la vache de la machine, qu'il prépare l'opération que va effectuer la machine en installant les gobelets trayeurs après avoir lavé le pis de la vache et tiré à la main un peu de lait pour savoir s'il est « bon » pour la consommation, c'est-à-dire si la vache ne souffre pas d'une mammite, l'affection la plus courante, pas très grave mais qui empêche d'utiliser son lait.

   Une phase d'automatisation assez récente a vu les gobelets trayeurs se détacher automatiquement quand la traite est finie, c'est-à-dire qu'il n'y a plus de lait dans la mamelle.

   Si l'on se réfère aux innombrables manuels ou textes d'anthropologues ou ethnologues qui ont étudié les façons de traire, que ce soit à la main ou avec une machine à traire, il demeure deux problèmes que l'éleveur doit résoudre chaque fois qu'il veut traire une vache : faire en sorte que la vache ne soit pas stressée, n'ait pas peur, ne soit pas inquiète car si ce n'est pas le cas elle ne fournit pas du bon lait. Et régler les contacts entre la vache et son veau : une vache ne donne du lait qu'environ neuf mois après avoir vêlé, pendant quinze jours tout son lait est absorbé par le jeune veau, et ensuite il doit en absorber un peu et évidemment pas trop.


Le robot

   C'est le robot que j'ai vu fonctionner. Il est fixe : c'est une espèce de cage dans laquelle rentre la vache si elle y est autorisée (les vaches portent une petite puce à l'oreille qui les identifie et le robot sait ainsi quand elle est déjà passée à la traite), attirée par le besoin de se faire traire et un peu de bon fourrage qu'elle peut consommer pendant la traite. La porte se ferme et la vache ne peut plus beaucoup bouger. Et le robot enchaîne les opérations nécessaires, brossage et lavage du pis de la vache, mise en place des gobelets trayeurs (il est équipé de caméras qui les guident et on les voit un peu tâtonner avant de se fixer), analyse des premières gouttes de lait pour décider s'il est bon à consommer et donc dans quelle direction envoyer le reste du lait, vers le rebut ou vers le lait qui s'accumule déjà dans le réservoir (milk tank). La traite dure comme la traite manuelle de cinq à dix minutes par animal. Les gobelets se détachent quand c'est fini, et sont alors vigoureusement nettoyés avec des jets d'eau bouillante. La vache est libérée et s'en va : le robot est installé dans un coin d'un vaste espace de stabulation, un peu comme un hall de gare, largement ouvert sur un grand pré et les vaches déambulent très librement dans cet espace et le pré attenant.

   J'ai pu parler longuement avec la fermière. Le robot est installé dans une exploitation familiale qui a quelque chose comme quatre-vingts vaches laitières et voici à peu près ce qu'elle m'a dit.

   Ce sont les vaches qui décident du moment de leur traite, le robot fonctionne jour et nuit, et quand la place est libre une nouvelle vache peut entrer. Les vaches se sont très vite habituées à ce qui est un tout autre mode de vie, puisque la traite ne se fait plus à heure fixe : quand elles ont envie ou besoin d'être traites, elles attendent philosophiquement leur tour en faisant la queue comme les clients humains d'un magasin ou d'un cinéma.

   La détection des mammites est plus efficace que celle que pouvaient effectuer la fermière et son mari, pourtant éleveurs très expérimentés puisque cela fait près de quarante ans qu'ils s'occupent d'un troupeau. Le robot détecte les premiers signes de mammite vingt-quatre ou quarante-huit heures avant les fermiers.

   Les fermiers ne font plus rien que surveiller que tout se passe bien. Il y a évidemment un système d'alerte quand quelque chose ne tourne pas rond, quand par exemple une vache se trouve bloquée, ne peut pas ou ne veut pas sortir.

Extrait du texte de présentation de ce robot par le constructeur Lely

Plutôt que d'automatiser les actions de traite par elles-mêmes, Lely s'est attaché à développer un système qui place la vache au coeur du concept. Ainsi, les vaches aiment se faire traire dans un environnement peu contraignant. Monsieur Alexander van der Lely a bien précisé que « contrairement à la tendance actuelle du marché, Lely reste persuadé que le respect de la liberté de l'animal est la clé pour l'avenir de l'automatisation dans les exploitations laitières ».

Le succès de la traite robotisée repose sur un nouveau style de gestion où la vache est de plus en plus décisionnaire. L'éleveur peut surveiller de nombreux critères sur ses vaches de manière individuelle, ce qui n'est pas possible au sein d'un système de traite conventionnelle. Grâce au logiciel de gestion Lely T4C, l'éleveur dispose d'un tableau de bord détaillant les performances du troupeau, du robot et des vaches qui nécessitent une attention particulière. Cela permet à l'éleveur de se concentrer sur les vaches qui ont le plus besoin de lui. Le logiciel de gestion T4C est également disponible à partir de l'ordinateur du robot et peut donc être utilisé en direct dans l'étable. Un module supplémentaire peut être ajouté, le DLM (dynamic feeding module), qui permet d'ajuster la ration alimentaire pour parvenir à un ratio coûts / bénéfice optimum et optimiser ainsi les résultats de l'exploitation

Réflexions sur ce robot

   J'ai eu, en visitant cette installation, une impression très vive, l'impression que ce robot, installé il y a six mois, avait complètement modifié le comportement des animaux et sans doute leurs rapports avec leurs éleveurs. Il régnait dans l'espace de stabulation une atmosphère très douce de liberté, bien différente de celle que j'avais pu respirer en visitant d'autres étables au cours de ma vie.

   Je ne sais pas s'il mérite le nom de robot : le mot de « robot » a été inventé par l'écrivain tchèque Karel Capek en 1920. Popularisé par Isaac Asimov, auteur bien connu de Science-Fiction et, formé à partir d'un mot russe qui signifie « esclave » ou « serviteur », il a fait fortune. Les lois des robots qui ont été formulées par Asimov et ont fait couler beaucoup d'encre ne semblent pas être applicables à celui-ci dont on ne peut pas dire qu'il « obéit » comme il devrait le faire. Ce n'est même pas l'homme qui le déclenche mais la vache !

   Il me parait clair que ce robot de traite ne peut plus être considéré comme un simple outil, ni comme une machine, ni même comme un robot. Les robots de plus en plus nombreux dans l'industrie sont des machines sophistiquées réalisant des chaînes d'opérations de plus en plus complexes avec un certain degré d'autonomie, c'est-à-dire avec la possibilité de modifier elles-mêmes sans intervention humaine ces chaînes d'opérations en fonction de ce que perçoivent les organes de perception dont elles sont dotées.

   Avec ce robot on entre dans un autre domaine qui est celui du système que l'on peut appeler « système d'information », concept né dans le domaine de la gestion des entreprises et qui se développe rapidement. Ce robot de traite agit non pas seulement comme un acteur, mais comme l'organe central d'un système qui comprend comme éléments les éleveurs, les vaches et tous les mécanismes incorporés dans le robot. C'est lui qui commande car c'est lui qui dispose de l'information en continu sur les vaches déjà traites, les vaches devant être traites, les vaches malades. Ce n'est plus l'homme qui manie un outil, c'est le système qui dit à l'homme ce qu'il doit faire dans l'ensemble des opérations nécessaires à la bonne marche de la collecte du lait et de la vie du troupeau.

L'information et l'informatique

   Depuis toujours, l'homme sait que l'information est nécessaire à l'action : le chasseur doit savoir où est le gibier pour lui courir après, le pêcheur doit savoir où il doit poser ses filets, le cueillir doit savoir quoi cueillir et où.

   Les animaux aussi se servent d'information et sont capables de se communiquer de l'information les uns aux autres.

   L'information est extrêmement multiforme. Nous en avons stockée dans le cerveau, nous en recevons sans cesse grâce à nos sens, nous percevons des signaux multiples, acoustiques, optiques, olfactifs, des sensations venues de notre corps, et c'est toute cette information qui nous permet d'agir, de décider à chaque instant de ce que nous allons faire, du prochain geste que nous allons faire, de la prochaine parole que nous allons prononcer.

   Et c'est sans doute cette diversité des formes que peut revêtir l'information qui fait que l'homme a mis très longtemps à formuler le concept d'information : il a fallu que l'apparition et les progrès de l'électronique permettent de représenter toute l'information sous une forme unique qui est celle de suites de bits, de suites de signaux binaires dont chacun prend la valeur vrai ou faux, zéro ou un, absence ou présence.

   Et l'informatique est née, à la fois comme science et comme technique, de la prise de conscience de l'existence et de l'omniprésence de l'information comme moteur de toutes les actions humaines, des plus simples aux plus complexes : l'informatique est la science de l'information qui a des propriétés intrinsèques régies par des lois analogues aux lois de la physique qu'étudient des scientifiques et qu'utilisent des techniciens pour la traiter, la collecter, la stocker, la transmettre, la faire intervenir dans le déclenchement ou le fonctionnement de tous les processus physiques ou mentaux que nous cherchons à mettre en oeuvre.

   L'exemple paradigmatique de ce que l'informatique a permis est constitué par certains systèmes de freinage de voiture. J'ai possédé une BMW qui était équipée d'un tel système. L'ordre de freiner est donné par le conducteur par l'enfoncement plus ou moins violent de la pédale de frein, mais la transmission de cet ordre n'est pas mécanique comme dans le temps. Ce n'est pas un système de tringles articulées qui transforme la force appliquée sur la pédale en une force appliquée par les mâchoires des freins sur les disques. L'ordre de freiner et la force appliquée sont transformés en suite de bits constituant une des informations que traite une puce électronique. Et cette information est mélangée à d'autres concernant la position de la voiture, l'adhérence des roues pour actionner les mâchoires des freins (inégalement selon les mâchoires) : au lieu du grand coup de frein qui pourrait être désastreux et faire sortir le véhicule de la route, c'est une série de petits coups de frein (se succédant à une cadence beaucoup trop rapide pour que le conducteur puisse faire de même) qui est plus efficace et moins dangereux pour la stabilité.

   La plus grande partie des puces électroniques et des logiciels qu'elles contiennent ne se voit pas : qui sait qu'une voiture ordinaire en contient désormais une bonne trentaine ? Qui sait à quoi elles servent exactement ?

   Beaucoup plus que les ordinateurs ce sont ces puces qui ont envahi toutes les machines qui sont en train de transformer notre monde, qui ont déjà transformé du tout au tout un grand nombre de métiers et la notion même d'outil et de machine. En volume d'ailleurs le nombre de puces réparties ainsi dans les machines les plus diverses est très supérieur à celui des puces contenues dans le milliard d'ordinateurs qui peuplent la planète. Et ce n'est pas fini, loin s'en faut, car le mouvement lancé d'informatisation de la plupart des activités humaines est aujourd'hui la principale source de progrès technique : c'est par l'informatisation que les voitures ou été rendues plus fiables, plus sûres, plus économes en énergie. C'est par l'informatisation que l'on concevra et construira les habitations écologiques, très économes en énergie. L'informatique est aussi devenue indispensable à la réalisation et au contrôle de tous les systèmes vraiment complexes tels que trains à grande vitesse, centrales nucléaires, avions de ligne ou certaines opérations chirurgicales. C'est bien joli d'ouvrir la poitrine d'un malade pour l'opérer du coeur après quelque infarctus, mais le bistouri d'un chirurgien doit savoir quelle partie du muscle cardiaque doit être enlevée car elle est nécrosée : or cela ne se distingue pas à l'oeil nu et il faut des caméras et un logiciel d'analyse fine de la texture pour guider le geste du chirurgien.

Intelligence, commande, contrôle

   On a beaucoup parlé d'intelligence, à propos de systèmes informatiques, le thème de la machine faisant aussi bien ou même mieux que le cerveau humain, introduit par Norbert Wiener vers 1950, ayant fait fortune et provoqué des polémiques parfois très virulentes. L'expression « intelligence artificielle » est un oxymore si l'on définit l'intelligence comme la capacité de comprendre, c'est-à-dire d'embrasser par la pensée un ensemble de connaissances et d'être capable d'en tirer des conclusions. La machine ne comprend rien, tout ce qu'elle sait faire c'est appliquer des règles pour transformer des informations qu'elle détient, stockées en mémoire, ou qu'elle capte au moyen de capteurs qui sont des processus physiques reliés à la machine et qui lui envoient des informations en temps réel.

   Je pense que la meilleure description du cerveau humain est celle que donne Stanislas Dehaene dans sa leçon inaugurale eu collège de France, où il occupe la chaire de psychologie cognitive expérimentale depuis 2006 :
« Notre cerveau est un organe intentionnel qui se fixe des buts et recherche activement les informations et les actions qui mènent à ces buts. »

   Si l'on admet que c'est bien ce que fait le cerveau humain, il est clair que la machine ne saurait se substituer à lui, car la machine est aussi incapable de se fixer des buts que de rechercher des informations en fonction de ces buts à atteindre.

   En revanche la machine peut être beaucoup plus rapide et efficace que le cerveau humain pour effectuer les actions menant aux buts fixés. Et cela vaut même pour ce qui parait être l'apanage du cerveau humain, le raisonnement, qui permet d'inférer des vérités inconnues à partir d'un ensemble de vérités connues, un théorème à partir d'axiomes, une loi physique à partir de résultats d'expérience, un diagnostic médical à partir d'observations du malade. La logique est, depuis Aristote, l'étude du raisonnement qui nous permet d'étendre le champ de la vérité, la logique qui est comme le veut le titre de l'ouvrage du Grand Arnauld l'art de penser. (La logique ou l'art de penser de Antoine Arnauld et Pierre Nicole a été publié en 1662, sans nom d'auteur).

   L'homérique bataille entre la machine et les meilleurs joueurs d'échecs de la planète, qui s'est terminée par la défaite de Kasparov contre Big Blue, est comme une preuve de l'inintelligence de la machine : chaque joueur quand c'est son tour décide d'un coup à jouer, après avoir analysé la situation de la partie. On ne sait pas trop comment fait le joueur humain, on sait comment fait la machine. Elle calcule beaucoup. C'est ce pourquoi il a fallu longtemps et une machine ultra puissante conçue spécialement pour cela. Elle attribue une valeur au coup, ou plutôt une valeur à chaque position des diverses pièces sur l'échiquier, et cherche le coup qui fait le plus augmenter cette valeur. Et l'on est sûr d'une seule chose c'est que le joueur humain ne fait pas la même analyse que la machine, celle-ci dépassant de beaucoup ses capacités de calcul. Donc le joueur « voit » un progrès vers la victoire (qui est son but) d'une façon moins rationnelle que la machine.

   La machine, si elle n'apparaît pas capable de rivaliser avec le cerveau humain dans sa capacité à « voir » des solutions, dans sa capacité d'avoir des intuitions quelque peu irrationnelles et parfois géniales, est par contre souveraine dans sa capacité à contrôler le bonne marche des processus, contrôle qui repose essentiellement sur une information aussi complète que possible sur l'état du processus à un moment donné et sur l'environnement dans lequel il évolue et qui est susceptible d'influer sur le comportement du processus. Il n'est plus question de faire voler un avion, de faire rouler un train à grande vitesse, de faire fonctionner une chaîne de fabrication un peu complexe sans un logiciel de contrôle qui surveille tous les paramètres et reçoit les informations voulues.

   Parmi les fonctions du cerveau humain, il reste la fonction de commande, celle sans doute à laquelle nous sommes le plus attachés : notre espace de commande est plus ou moins vaste, le président des États-Unis en a un plus vaste que le nôtre, mais commander dans notre espace si réduit soit-il est ce qui fait de nous des êtres humains, qui nous donne l'impression de vivre. Les innombrables querelles théologiques qui durent encore, même si en Occident elles ont perdu de la vigueur, concernant le libre arbitre ou la grâce suffisante, sont là pour prouver que la fonction de commandement, c'est-à-dire de décision, est essentielle. Les polémiques sur la responsabilité des pilotes dans le crash d'un avion sont la forme moderne de ces querelles théologiques où s'affrontent deux conceptions du monde : un pilote doit-il être jugé coupable s'il n'a pas su quoi faire lors d'une défaillance des instruments et du système qui lui permettent de piloter en temps normal ? Ce n'est plus dieu mais un système informatique qui limite le libre arbitre des hommes.

   Car c'est bien ce qui se passe : pour commander il faut d'abord savoir, il faut d'abord disposer de toutes les informations nécessaires et de l'examen de ces informations tirer la bonne décision. Cela est vrai d'un chef militaire, cela est vrai d'un chef d'entreprise, cela est vrai d'un agriculteur et cela est vrai de chacun d'entre nous. Et à l'évidence la somme d'informations à prendre en compte est d'autant plus grande que l'espace de commande est plus vaste et de plus en plus cette information est fournie et transformée par un système informatique. Ceci n'étant qu'un début, commencent à se mettre en place dans les entreprises des systèmes d'information qui gèrent toutes les informations nécessaires à la vie de l'entreprise et au travail de chacun de ses éléments. Ils contiennent les informations venues de l'extérieur de l'entreprise comme celles qui sont générées par les divers membres de l'entreprise et celles qui sont relatives à l'état de l'entreprise à chaque instant. Gérer ces informations consiste à les collecter et les mettre à la disposition des gens qui en ont besoin, plus précisément à fournir à chaque employé, à chaque dirigeant exactement l'information qu'il lui faut et celle-là seulement. A l'évidence, un tel système n'a plus grand-chose à voir avec ce que l'on appelle un outil ou une machine : c'est lui qui régit le travail de chacun et le surveille en même temps puisque toute action effectuée par un membre de l'entreprise doit être consignée et connue du système qui peut même s'impatienter si l'action n'est pas effectuée exactement au moment voulu ou dans les délais voulus.

Conclusion

   Encore un petit effort et le robot de traite va prendre le pouvoir. Déjà celui que je décris peut être agrémenté de logiciels qui, sachant tout de la vache mieux que l'éleveur, disent ce qu'il faut en faire, quelle ration de nourriture lui convient (ou optimise la production de lait), quand la vache malade doit être soignée. On pourra se passer de l'éleveur, la pitance de l'animal sera automatiquement amenée dans une mangeoire à laquelle lui seul aura accès et après tout le robot pourra bien lui-même appeler le vétérinaire en cas de besoin.

   Évidemment, on pourra se passer aussi des cultivateurs de céréales ou d'oléagineux. Des tracteurs équipés des instruments voulus de labour, d'épandage d'engrais ou de moisson seront mis en route et guidés par GPS, feront ce qu'il faut quand il le faut. Le système enregistrant les informations voulues sur l'état de maturité de la plante et la météo sera sans doute plus performant que le cultivateur pour déterminer le moment de la moisson, ou la nécessité d'un traitement phytosanitaire. Et il ne faut pas croire que le libre-arbitre de l'agriculteur lui permettra de choisir quelle plante cultiver : fort des résultats de savantes études sur l'évolution des cours et les besoins des consommateurs le système sera meilleur que l'homme pour choisir à bon escient.

   Mon but n'est cependant pas de vous décrire un monde orwellien où la machine, le robot, le système remplaceront définitivement l'homme dont les hésitations, les doutes, les humeurs, les erreurs sont visiblement préjudiciables à une saine économie de rendement et à l'optimisation du profit.

   Mais l'informatique est là et bien là : on ne va pas plus la faire reculer dans l'agriculture que dans l'industrie où l'on voit des usines robotisées produire dix fois plus avec dix fois moins de personnel ouvrier. Ce qui se traduit par une perte catastrophique d'emplois.

   Je pense simplement que les systèmes informatisés menacent directement le pouvoir décisionnel et le libre-arbitre des individus au travail dans l'agriculture comme ailleurs et il faut que les agriculteurs en soient pleinement conscients. Car ces systèmes ne naissent pas comme des champignons. Il y a des gens qui les conçoivent et les réalisent. Et ces systèmes ne sont pas neutres, ils véhiculent voire ils imposent une façon nouvelle de travailler, un rapport complètement nouveau de l'homme avec son travail et la matière qu'il travaille. Le véritable danger est que l'immense majorité des gens ne sachent pas du tout ce qu'il y a dans le système, soient tout à fait incapables même de se rendre compte que le système incorpore une stratégie, voire une idéologie (en l'occurrence une idéologie productiviste à tout crin !).

   M'adressant je crois à un public d'ethnologues et anthropologues qui a beaucoup travaillé sur les outils de l'agriculture, je voudrais les inciter à se pencher sur les nouveaux outils informatisés. J'ai surtout retenu de mes lectures à ce sujet et de la fréquentation des ethnologues qu'un outil n'est rien sans « l'intelligence » de l'outil que doit développer l'homme qui doit s'en servir. Il faut savoir se servir d'une houe, d'une faux, d'un marteau, ou d'un passe-partout et cela s'apprend. Craignons de voir se multiplier les outils informatisés qui marchent tout seuls et auxquels on ne comprend rien, sur le maniement desquels on n'a aucune prise.

   Et pour finir voici la charrue de Vincent Charlemagne Pluchet, mise au point en 1829 et qui a servi sur le plateau de Trappes dans les Yvelines jusqu'en 1950 et la généralisation des tracteurs. Le progrès qu'elle représentait était immense et clair : elle offrait au laboureur des possibilités de réglage en largeur et en profondeur et permettait ainsi au laboureur d'exercer son intelligence pour travailler mieux et obtenir un labour mieux adapté soit au terrain, soit aux cultures à venir. C'était un vrai progrès au service de l'homme.

Maurice Nivat
Membre correspondant de l'Académie des Sciences
Membre d'honneur de l'EPI

Ce texte a fait l'objet d'un exposé au séminaire de François Sigaut, « Anthropologie et histoire des techniques », à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le 9 février 2012.


Association EPI
Mars 2012

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