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Le mariage du siècle : éducation et informatique (suite)

Colloque du 25 novembre 1980 au Centre Georges Pompidou à Paris

Jacques Baudé
 

Nous avons publié dans « Historique de l'informatique dans le système éducatif » du numéro 215 d'EpiNet [1] des extraits de la table ronde n° 1 : « L'enseignement français face à l'informatique » où l'on retrouve l'affrontement Arsac-Hebenstreit, la prudence du directeur des lycées et collège, la remarque de bon sens de Jacques Tebeka, qui note que « les deux points de vue (enseignement de l'informatique et utilisation dans les disciplines) ne sont pas contradictoire mais complémentaires », et l'annonce par Jacques Treffel pour la rentrée 81, de l'expérimentation d'un enseignement optionnel d'informatique dans un certain nombre de lycées.

Jean-Claude Simon, auteur du rapport « L'éducation et l'informatisation de la société » remis au Président de la République V. Giscard d'Estaing en août 1980, n'était pas présent le matin du 25 novembre [2]. Nous reproduisons de larges extraits de son intervention l'après midi où il revient sur le faux débat « informatique objet vs informatique outil ».

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M. Jean-Claude Simon : Il me semble que nous assistons plutôt à un opéra qu'à un mariage : on parle énormément, on dit qu'on va faire des choses, qu'on va partir, etc. Je souhaite que l'on parle effectivement ! Je souhaite que la France ne joue pas éternellement les « Maîtres chanteurs » et qu'on fasse quelque chose. Je voudrais déplacer ces affaires de doctrine qui consistent à dire « il faut faire ceci et cela ». C'est une chose qui m'a beaucoup frappée à l'étranger : les étrangers ne font pas de grands opéras, ni de grands débats, ils agissent.

   C'est ainsi qu'en Suède, 100 % des élèves subissent une formation à l'informatique ; en Allemagne, c'est à peu près le même chiffre ; en Angleterre, 30 % dont 70 % à Londres et à Birmingham. Sans parler de l'Amérique...

   Aux États-Unis, le lycée français de New York est le premier à enseigner l'informatique. Pourquoi ? Tout simplement parce que les parents auraient retirés leurs enfants du lycée de New York si on n'y faisait pas d'enseignement de l'informatique.

   En France, nous parlons du sexe des anges, de doctrines, cela me paraît tout à fait étonnant, je ne comprends pas. Le Ministre a dit que nous avions beaucoup avancé en informatique par rapport à ce qui existait. On reconnaît maintenant que l'informatique est une discipline, qu'il est nécessaire de l'enseigner. C'est sur la manière de l'enseigner qu'on n'est pas d'accord.

   J'ai distingué clairement dans mon rapport deux types d'informatiques, l'une qu'on appelle l'informatique transparente, c'est-à-dire l'informatique où l'on appuie sur les boutons : c'est l'informatique des caisses enregistreuses, des jeux d'échecs et pour cela vous n'avez pas besoin pratiquement de formation...

   Les Français sont bien capables de se servir d'une voiture ou d'un téléphone, ils se serviront de l'informatique quand ils en auront besoin ; ceci s'applique également à l'enseignement.

   Ont-ils besoin des moyens informatiques dans l'enseignement ? Les moyens informatiques vont-ils permettre de faire un meilleur enseignement ? C'est un problème.

   Il ne s'agit pas d'utiliser ces moyens parce qu'ils sont modernes, mais parce qu'ils sont les meilleurs. Parce qu'ils coûtent cher et vont créer quelques difficultés, les pannes par exemple, il faut tout de même savoir si on va les utiliser à bon escient. J'ai beaucoup insisté dans mon rapport, et c'est un point sur lequel on a avancé : il est clair maintenant que l'utilisation des moyens transparents c'est à dire de l'informatique transparente ne vous enseigne pas l'informatique, ne vous forme pas à l'informatique, on est tous d'accord là-dessus.

   Je schématise le discours de mon contradicteur de ce matin : il est d'accord que l'informatique existe et il est bien d'accord qu'elle est comparable en importance aux mathématiques et au français. Il répond « donc, il ne faut pas l'enseigner ». Là je ne comprends plus. Ou bien je dis une chose très simple : puisque tout le monde fait du français et des mathématiques, pourquoi ne pas supprimer français et mathématiques, on va trouver beaucoup de temps libre dans l'enseignement.

   On me dit ensuite : « vous proposez de faire un CAPES et une agrégation d'informatique » - « Oui » - « Pourquoi ? » - « Parce que je considère que c'est une discipline comme les autres et je la traite comme les autres ».

   Comment font les Anglo-Saxons, les Allemands et les Suédois ? Ils se sont bien débrouillés pour introduire une nouvelle discipline. Si vraiment on ne peut pas le faire dans l'enseignement français, alors je dis qu'il est perdu, que l'école est perdue, car c'est l'école qu'on met en cause.

   Certains m'ont même dit : « Comment ? vous préconisez une agrégation d'informatique ? Vous êtes fou, l'informatique est fichue parce que c'est de l'huile de ricin, on va donner aux gens un enseignement qui les dégoûtera et ils ne voudront plus jamais voir une console et un ordinateur ».

   Si c'est cela effectivement, il n'y a plus qu'à supprimer l'enseignement. Si on refuse ma proposition, on arrive à des positions radicales. Voila ma question : « voulez-vous supprimer l'école en n'introduisant pas la discipline informatique ? »

   Dans mon rapport, j'ai donné quelques idées qui ne sont pas exécutoires. Je suis extrêmement heureux finalement que le débat soit ouvert, que l'on parle et que tout cela ne soit passé sous silence. C'est à vous maintenant, les enseignants, de le faire passer en pratique.

   Si tout le monde m'explique qu'il ne faut pas faire de professeurs d'informatique, je veux bien, mais cela me paraît fort étonnant. Ce serait la seule discipline où on ne ferait pas de professeurs. D'ailleurs, dans ces conditions, tout le monde peut-être professeur de français ou de mathématiques.
...

   Pour que l'informatique en tant que moyen dans l'enseignement soit un succès, il me semble qu'elle devra sortir du stade, disons de pionnier, de l'expérience des 58 lycées, auxquels je suis heureux de rendre hommage ici. On ne peut demander à l'ensemble des professeurs qui vont utiliser l'informatique d'être contraints d'écrire eux-mêmes leurs logiciels. Ce n'est pas pensable, car comme tout le monde l'a dit, une heure de cours représente cent heures de travail. De même que pour les livres, il n'est pas pensable que tous les enseignants qui utilisent un livre, soient obligés de l'écrire.

   Par conséquent, il y aura des logiciels d'enseignement ou « didacticiels » qui seront écrits par des professeurs exactement comme les livres sont écrits par des professeurs, c'est à dire un éditeur, un professeur et peut-être un marchand ; il va se passer la même chose pour les didacticiels : des professeurs spécialisés écriront des cours, un informaticien aidera le professeur à les mettre en forme, et enfin un éditeur industriel les éditera. Ce type de didacticiel sera aussi simple que possible à utiliser et nous tomberons dans l'informatique transparente et presse boutons qui n'est nullement formatrice.

   C'est une informatique facile à utiliser, mais vous ne devenez pas informaticien pour autant. Le deuxième volet, c'est la formation à l'informatique avec accès au langage de programmation. L'utilisation de didacticiels dans l'enseignement est à comparer aux autres moyens nouveaux : les vidéodisques, l'audiovisuel, les télécommunications. Ce sont des moyens modernes et il faut les utiliser dans les cas où précisément, il présentent un avantage mais ne pas les utiliser sous le seul prétexte qu'ils sont modernes.

   Dans le rapport, j'ai d'ailleurs souligné les domaines où il me paraît indiscutable qu'il faille les utiliser : par exemple, les handicapés, le rattrapage des capacités de base dont parlait le Professeur Suppes ce matin, et l'enseignement professionnel. Ainsi que tous les domaines où les professeurs, convaincus que c'est intéressant, voudront les utiliser.

   Imaginons que je sois agrégé de lettres, je ne vois pas pourquoi j'utiliserais de l'informatique pour faire mon cours, s'il passe déjà très bien auprès de mes élèves. Par contre, si je suis professeur de physique, ce sera très intéressant que j'ai un support de cours utilisant un ordinateur pour montrer des expériences de physique. C'est dans cet esprit là qu'il faut le faire.

   Il faut que les professeurs soient volontaires et veuillent utiliser ces nouveaux moyens, sinon ce n'est pas la peine, car il faut se souvenir qu'ils sont très chers.

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] https://www.epi.asso.fr/revue/histo/h80_mariage-du-siecle_jb19.htm

[2] Rapport Simon, édition La Documentation française, 1980 :
https://www.epi.asso.fr/revue/histo/h80simon.htm

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Novembre 2022

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