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Les ordinateurs à l'école pourquoi ?

Jacques Hebenstreit
 

Introduction

   La décision récente d'installer 10 000 micro-ordinateurs dans les établissements secondaires à conduit à reprendre un débat vieux de plus de dix ans :

   Faut-il ou ne faut-il pas introduire l'informatique comme une discipline à part entière (cours, examens, Capes, agrégation et inspecteurs d'informatique) dans l'enseignement secondaire général ?

   À titre de remarque préalable disons simplement, et ceci pour ne pas y revenir, que les USA, le Canada et la Grande-Bretagne ont largement répondu oui à la question précédente pendant les dix dernières années (la quasi-totalité des ordinateurs disponibles dans l'enseignement étaient utilisés à cette fin) mais que depuis quelques années un changement brutal est intervenu.

   Ce changement s'est traduit par l'apparition de « projets » multiples et ambitieux très largement financés par les autorités nationales : projet CONDUIT, projet EDUCOM, MECC, projet tout récent du North-western Laboratory avec un financement de 600 000 dollars sur 3 ans par la NSF aux USA, projet CAN dans l'Ontario, projet NDPCAL et projet du Chelsea Collège en Grande-Bretagne qui ont tous en commun la mise au premier plan de l'ordinateur comme outil pédagogique destiné à l'enseignement de toutes les disciplines.

   Ajoutons que l'État du Connecticut vient de lancer un plan de cinq ans destiné à réviser la totalité des curricula depuis l'école primaire jusqu'au « collège » (au sens américain du terme) pour déterminer les classes et les disciplines dans lesquelles l'usage de l'ordinateur permettra d'améliorer l'enseignement et que d'autres États américains s'apprêtent à suivre cet exemple.

   Or, il y a dix ans, au début de l' « expérience » qui est devenue celle des « 58 lycées », le ministère de l'Éducation défendait déjà ce point de vue.

   Cela signifie qu'en 1970 notre pays avait, en ce domaine, dix ans d'avance sur les autres nations industrialisées.

   Mais il y a dix ans, il y avait également en France, des défenseurs de l'introduction de l'informatique dans l'enseignement comme discipline autonome dont certains n'hésitaient pas d'ailleurs à invoquer l'exemple des USA à l'appui de leur thèse.

   Aujourd'hui, les défenseurs de cette même thèse affirment que la maîtrise de l'informatisation de la société passe nécessairement par l'enseignement de l'informatique et prédisent presque l'Apocalypse si on ne les écoute pas.

   L'argumentation est pour le moins curieuse à une époque où les nations les plus « informatisées » reprennent les thèses défendues depuis dix ans par le ministère de l'Éducation à savoir que l'on aura contribué à l'informatisation de la société de manière autrement décisive lorsque tous les enfants et tous les professeurs utiliseront quotidiennement l'ordinateur comme un outil pédagogique dans toutes les disciplines, que lorsqu'on aura institué dans les écoles, les collèges ou les lycées, deux heures d'informatique obligatoires par semaine.

   Dans un cas comme dans l'autre, il est clair que le rôle assigné à l'ordinateur dans l'enseignement est étroitement lié à la manière dont on imagine la future « société informatisée » et les deux positions extrêmes dont on vient de parler correspondent explicitement ou implicitement, à deux versions différentes de ladite société avec en corollaire deux scénarios différents (pour l'introduction de l'informatique dans l'enseignement).

1. Premier scénario

   Dans ce premier scénario la « société informatisée » est, en schématisant à peine, société où chaque individu est entouré d'ordinateurs pour lesquels il écrit des programmes dans un langage approprié en vue de résoudre ses problèmes professionnels et privés.

   Assez curieusement, cette vision de l'avenir est à la fois celle d'un grand nombre de professionnels de l'informatique et celle de nombreux néophytes.

   Pour les premiers, cela n'est pas surprenant.

   Parce que la brève histoire de l'informatique se confond, pour eux, avec leur propre existence et que nombre d'entre eux ont contribué à cette histoire, ils ont malheureusement une tendance naturelle à regarder l'avenir dans un rétroviseur c'est-à-dire à extrapoler leur expérience vécue à l'ensemble de la société. Ils ont en effet le sentiment qu'ils sont une avant-garde, qu'ils ont fait un certain nombre de découvertes (ce qui est d'ailleurs souvent vrai sur le plan professionnel) et que devant l'importance de ces découvertes il est urgent de répandre celles-ci dans tout le corps social.

   Les néophytes, eux, ont découvert les « délices » que procure, après de multiples tentatives avortées, l'exécution réussie d'un programme-jouet laborieusement mis au point. Ils ne sont alors pas loin de penser que grâce à leur micro-ordinateur, ils ont pénétré les « mystères » de l'informatique et ont une certaine tendance, tel (théologien célèbre, à s'adresser à la cantonade en disant « J'ai les solutions donnez-moi vos problèmes » comme en témoigne la lettre d'un professeur de mathématiques parue récemment dans le courrier des lecteurs d'une revue pour amateurs et demandant à celle-ci de publier davantage de problèmes.

   Ils ont, eux aussi, tendance à étendre à tout le corps social leur expérience vécue et à ramener l'introduction de l'informatique dans l'enseignement à la création de clubs d'informatique dans les établissements.

   Ces clubs, où maîtres et élèves se « familiariseraient » avec les ordinateurs, auraient pour objet de « démythifier » les ordinateurs en enseignant à tous les rudiments d'un langage de programmation et en permettant à chacun de vérifier « un ordinateur n'exécute que ce qui est spécifié dans le programme ».

   L'inconvénient de cette approche et ce que les néophytes oublient, c'est que enthousiasme dont ils font preuve est l'apanage d'un tout petit nombre et qu'il est utopique de penser intéresser le plus grand nombre à ce genre d'activité.

   Les nombreux clubs créés dans le cadre de l'expérience des 58 lycées ont prouvé amplement qu'après un modeste succès de curiosité, les activités du club ne réussissaient à intéresser qu'un tout petit groupe de mordus.

   Les clubs d'informatique sont des phénomènes intéressants mais ils ne sont pas, pour l'enseignement, plus significatifs que les clubs d'électronique, les clubs d'astronomie ou les clubs de fusée.

   Leurs objectifs, pour utiles qu'ils soient à leurs adhérents, sont sans commune mesure avec la préparation des enseignants aux changements profonds que les ordinateurs vont apporter dans l'enseignement.

   Nombre d'informaticiens professionnels sont plus ambitieux et proposent d'introduire, dans l'enseignement, l'informatique comme une discipline supplémentaire,

   Les propositions en ce sens oscillent entre l'enseignement de la programmation et l'enseignement des algorithmes.

L'enseignement de la programmation

   Les tenants de cette thèse parent la programmation d'un certain nombre de vertus.

   À les en croire, l'exercice de la programmation apprendrait aux élèves :

  • à « penser logiquement » ;
  • à formuler les solutions de façon claire et exhaustive ;
  • à ne négliger aucun détail ;
  • etc.

   Objectivement, les tenants de cette thèse prennent leurs désirs pour des réalités.

   La vérité, c'est qu'il serait souhaitable que les futurs programmeurs aient les qualités énumérées ci-dessus mais que l'enseignement de la programmation même à haute dose a été, jusqu'à présent, incapable de développer ces qualités chez ceux qui ne les avaient pas. Les innombrables rapports sur les méthodes de travail et la productivité des programmeurs professionnels sont là pour en témoigner.

   Qu'en sera-t-il de l'enseignement de la programmation à raison d'une heure ou deux par semaine ?

   À cela, on oppose parfois qu'on n'a pas su jusqu'à présent enseigner correctement la programmation mais que la « nouvelle programmation » va changer tout cela.

   Cela n'est pas impossible mais cela reste à prouver.

   Tant que l'on n'aura pas prouvé ces affirmations de manière convaincante, au moins chez les professionnels, l'introduction de l'enseignement de la programmation à l'école secondaire est inutile sinon dangereuse car elle se fera nécessairement au détriment d'une autre discipline.

L'enseignement de l'algorithmique

   L'objectif de cet enseignement serait d'apprendre aux élèves :

  • à poser correctement un problème ;
  • à analyser ce problème en le décomposant en sous-problèmes ;
  • à résoudre le problème moyennant l'écriture des algorithmes correspondants.

   En bref, il s'agit d'enseigner les méthodes « informatiques » de résolution de problèmes.

   À ce sujet, on peut dire que l'enseignement des méthodes de résolution de problèmes n'est pas un souci nouveau puisque Descartes déjà donnait des règles à ce sujet mais que l'on n'a guère fait de progrès en ce domaine depuis lors comme le prouvent les travaux récents de Polya.

   Jusqu'à présent il était admis que les cours de mathématiques avaient justement pour objectif de fournir les outils et les méthodes de résolution de problèmes moyennant l'étude de mécanismes logiques généraux et abstraits.

   On est bien obligé de reconnaître que les élèves sont, dans l'écrasante majorité des cas, incapables d'appliquer ces mécanismes en dehors du contexte où ils les ont appris, c'est-à-dire en dehors des mathématiques.

   Aujourd'hui, on affirme que l'algorithmique enseignée comme une discipline autonome pourrait, elle donner aux élèves ce que l'enseignement des mathématiques s'est avéré incapable de donner sauf à une toute petite élite, à savoir les élèves capables de suivre l'enseignement secondaire long.

   L'examen de ce qui se passe dans le secteur de l'informatique professionnelle ne permet en rien d'affirmer que ceux qui ont suivi un enseignement d'algorithmique sont plus capables ou mieux capables de poser et de résoudre des problèmes.

   Tant que la preuve des affirmations sur les vertus de l'algorithmique n'aura pas été apportée de manière éclatante, il est inutile, voire nuisible d'introduire un tel enseignement comme une discipline autonome.

   De plus, l'introduction de l'informatique comme discipline autonome et supplémentaire irait à rencontre du but principal poursuivi, c'est-à-dire l'incitation de tous les enseignants à utiliser l'ordinateur dans leur enseignement.

   En effet, la création d'un corps d'enseignants en informatique aura vis-à-vis de l'ensemble des enseignants un effet démobilisateur. Au lieu que chaque enseignant se sente concerné par ce que l'utilisation de l'ordinateur peut apporter dans sa discipline, il aura une tendance naturelle à se désintéresser du problème en le laissant aux bons soins du « spécialiste ».

   On aura ainsi contribué à créer dans l'enseignement une situation analogue à celle qui existe sur le plan professionnel dans tous les pays développés et que tous les spécialistes s'accordent à trouver regrettable à savoir qu'on a installé des ordinateurs plus vite qu'on n'a appris à s'en servir de manière rationnelle et que sous la pression des événements, on a confié aux informaticiens, c'est-à-dire aux spécialistes de la machine, la solution de tous les problèmes d'informatisation que l'on pouvait rencontrer ; les informaticiens étant incompétents dans toutes les disciplines sauf la leur, cette façon d'informatiser la gestion, les sciences, le droit, la médecine, etc. a abouti à un certain nombre de catastrophes qui sont trop connues pour qu'on y insiste.

   Il serait regrettable qu'au moment où l'on commence à prendre conscience des erreurs commises dans le passé sur le plan professionnel, on prenne, pour l'enseignement, une décision qui aurait pour effet d'institutionnaliser les mécanismes qui sont à l'origine même de ces erreurs.

2. Deuxième scénario

   Dans ce scénario, la « société informatisée » est également une société dans laquelle chaque individu est entouré d'ordinateurs à la différence toutefois que les ordinateurs ne sont plus cette fois-ci des machines pour lesquelles les utilisateurs écrivent des programmes mais des ensembles de ressources et de services.

   En d'autres termes dans une « société informatisée », l'individu sera bien entouré d'ordinateurs mais il sera à peine plus concerné par l'informatique que le citoyen de la « société électronifiée » d'aujourd'hui n'est concerné par l'électronique.

   Par contre la « société informatisée » lui fournira, grâce aux ordinateurs, des services plus nombreux et plus complexes qui lui feront gagner du temps ou lui simplifieront l'existence ou lui permettront de faire des choses qui étaient impossibles auparavant. On peut citer à cet égard, en ce qui concerne la vie privée :

  • la carte de crédit à micro-processeur incorporé qui permettra à tout instant de connaître le solde du crédit disponible sur la carte au lieu de faire les opérations correspondantes à la main ;

  • le courrier électronique qui permettra de transmettre de façon instantanée textes et images à un correspondant ;

  • la possibilité de se faire projeter sur son écran de télévision le film de son choix ;

  • la consultation à distance d'ouvrages de référence (annuaires, guides, catalogues, dictionnaires, encyclopédies, etc.) sans avoir à manipuler des mètres cubes de papier ;

  • la possibilité d'afficher sur le tableau de bord d'une voiture la consommation instantanée d'essence, la pression et la température des pneus, la distance de la station-service la plus proche, etc. ;

  • la possibilité de se perfectionner aux échecs, aux dames ou au bridge en utilisant une machine appropriée ;

  • la possibilité de dialoguer avec un étranger grâce à un traducteur instantanée entrée et sortie vocales ;

  • etc.

   Cette vision de la « société informatisée » a toutes les chances d'être beaucoup plus proche de la réalité, car elle est déjà partiellement la réalité d'aujourd'hui, qu'une hypothétique société dans laquelle les individus ont à écrire des programmes chaque fois qu'ils désirent obtenir un service quelconque de leur ordinateur.

   Dans cette interprétation pragmatique de la « société informatisée », les ordinateurs, en tant que tels, disparaissent, ils ne sont plus, dans l'écrasante majorité des cas, qu'une partie de dispositifs plus ou moins compliqués dont l'utilisateur ne perçoit que l'aspect « service rendu » par le dispositif, et ce dernier ne sera accepté socialement que si le mode d'emploi en est suffisamment simple c'est-à-dire adapté aux comportements habituels des individus d'une société.

   L'histoire de l'informatique de ces vingt dernières années montre à l'évidence qu'un effort considérable a été fait par les informaticiens pour « simplifier le mode d'emploi » afin de mettre la machine à la disposition de l'homme, c'est-à-dire pour éliminer l'apprentissage, nécessaire il y a vingt ans, d'un ensemble complexe de détails spécifiques des machines, ce qui en fait, revenait s mettre l'homme au service de la machine.

   La confirmation la plus frappante de ce point de vue est donnée par l'évolution des machines à jouer aux échecs. Alors que dans les premières machines il fallait afficher à l'aide d'un clavier et en notation algébrique, le coup joué par l'homme auquel la machine répondait par l'affichage sur un écran du coup qu'elle jouait, le dernier modèle ne comporte plus aucun clavier ni écran ; des capteurs placés sous l'échiquier enregistrent le coup joué par l'homme et la machine indique le coup qu'elle joue en illuminant la case de départ et la case d'arrivée de la pièce à déplacer.

   Compte tenu de ce qui précède il faut donc, pour essayer d'évaluer le rôle que les ordinateurs sont appelés à jouer dans l'éducation, se placer dans l'optique de « services » que ceux-ci peuvent rendre dans l'enseignement et non dans de l'institutionnalisation de ce qui fait l'activité quotidienne des informaticiens depuis trente ans.

   En effet, le service majeur que les ordinateurs peuvent rendre dans l'enseignement lorsqu'ils sont utilisés comme un outil pédagogique est sans commune mesure avec les résultats (reposant sur des affirmations dont la validité reste à prouver) que l'on peut espérer obtenir en instaurant un enseignement de l'informatique en tant que discipline.

   Dans le premier cas, c'est l'ensemble des maîtres qui est concerné, c'est l'ensemble de la pédagogie et de la relation maître-élève qui est en cause, alors que dans le second cas on aboutira à la création d'un petit nombre d'enseignants spécialisés en informatique sur lequel, comme on l'a déjà dit, l'ensemble du corps enseignant aura une tendance naturelle à se décharger de tout ce qui concerne l'informatique et donc à se désintéresser du problème.

   Des expériences menées depuis vingt ans ont largement prouvé qu'un ordinateur muni d'un logiciel adéquat pouvait jouer de multiples rôles dans l'éducation depuis l'aide aux enfants handicapés jusqu'à la possibilité de provoquer chez les élèves un mode de pensée véritablement créateur en passant par un soutien efficace, parce que auto-adaptatif, aux élèves moins doués et une véritable remise en question des méthodes et des contenus des enseignements.

   Des progrès technologiques prévisibles comme les entrées-sorties graphiques et vocales, qui simplifieront la relation homme-machine ou le vidéodisque qui permettra de rendre l'audiovisuel interactif, rendront cet outil pédagogique de plus en plus efficace à la fois pour les élèves et pour les enseignants.

   À la condition toutefois, et elle est de taille, que tous les enseignants de toutes les disciplines soient formés à l'utilisation de cet outil nouveau car il en va de l'ordinateur comme de tous les outils : il ne donne de bons résultats que s'il est utilisé par quelqu'un de compétent au bon moment et de la bonne manière.

   Il est absurde de prétendre que l'ordinateur remplacera l'enseignant. L'ordinateur, muni de logiciels adéquats est, dans l'activité de l'enseignant un outil supplémentaire au même titre que le livre, le cahier, le tableau, le projecteur de vues, le magnétophone, le téléviseur, etc. Il permet à cause de sa spécificité, des types d'activité d'apprentissage qui sont impossibles sans lui et qui ouvrent à la pédagogie des domaines qui étaient, jusqu'à présent, inaccessibles. Il vient donc s'ajouter aux autres outils et non les remplacer.

   L'enseignement assisté par ordinateur (EAO) ne doit en aucun cas, contrairement une opinion malheureusement trop répandue, être réduit à une transmission de connaissances par ordinateur interposé. Cela c'est l'aspect le plus trivial et le moins intéressant de l'EAO.

   Les activités de modélisation et de simulation, en particulier, dont on reconnaît aujourd'hui le rôle primordial dans la structuration des connaissances sont, en absence d'ordinateurs, des exercices de style sans grand intérêt. Seul l'ordinateur, parce qu'il permet de vérifier les conséquences des hypothèses et d'explorer les domaines de validité de ces hypothèses permet une utilisation concrète et constructive de ces démarches fondamentales.

   Par ailleurs, en habituant les élèves à utiliser les ordinateurs comme un ensemble de ressources dans le cadre des diverses disciplines qui leur sont enseignées on leur donnera une idée beaucoup plus juste des possibilités et des limites des ordinateurs qu'en faisant des cours sur leur structure et leur usage, tout en les habituant concrètement aux usages qu'ils feront de ces ordinateurs dans la « société informatisée ».

   Cela ne veut pas dire qu'il faille interdire de parler des algorithmes et de la programmation.

   Bien au contraire. Mais ce qui est proposé ici c'est que chaque professeur dans sa discipline enseigne, en plus des autres démarches, la démarche algorithmique propre à sa discipline.

   Est-ce au professeur d'informatique d'apprendre la théorie musicale pour montrer que les règles de l'harmonie et du contre-point forment un ensemble d'algorithmes ou est-ce au professeur de musique d'en parler. Est-ce au professeur d'informatique ou au professeur de musique de montrer concrètement à l'aide d'un ordinateur que l'application de ces algorithmes à un thème quelconque conduit à une musique « mécanique » et dénuée de toute invention. Est-ce au professeur de musique ou au professeur d'informatique de montrer comment l'application de ces algorithmes a varié au cours du temps et comment des écoles musicales nouvelles sont nées de la transgression de certaines règles.

   Auquel des deux enfin doit-on confier la tâche de montrer que l'algorithme musical n'est qu'un des aspects de la musique et que le talent et le génie musical sont ailleurs ?

   L'exemple de la musique a été pris de manière intentionnelle parce qu'il est extrême mais il en irait de même pour toutes les disciplines.

   De manière générale, les démarches de modélisation et de simulation deviennent possibles concrètement grâce à l'existence de l'ordinateur et deviennent, de ce fait, enseignables.

   Placé devant un phénomène ou un problème, l'élève peut proposer une explication (un modèle) et tester la valeur de ses hypothèses en utilisant l'ordinateur en simulation.

   Celui-ci, convenablement programmé, lui fournit les résultats découlant des hypothèses proposées. En cas d'échec, l'élève doit modifier ses hypothèses et recommencer la simulation.

   C'est là un exemple d'activité étroitement lié à une discipline car la manière remonter d'un phénomène à ses causes, au mécanisme (modèle) qui lui donne naissance est étroitement fonction de la nature du phénomène.

   On ne fait pas des modèles de la même manière en mathématiques qu'en physique ou en biologie ou en histoire ou... en musique.

   De ce point de vue, l'utilisation d'un ordinateur en simulation dans foutes les disciplines permettra aux élèves de se familiariser avec ce que les démarches de chaque discipline ont de plus fondamental tout en allégeant leur travail d'une foule de détails que l'ordinateur prendra en charge.

   Cette pratique conduira d'ailleurs tout naturellement les élèves à considérer l'ordinateur comme un auxiliaire précieux auquel ils peuvent demander des services qui allégeront leur travail sans qu'il soit besoin de leur faire un discours de « démythification ».

   En tout état de cause, il s'agit là des tendances modernes de l'EAO qui apparaissent beaucoup plus réalistes quant à leur double finalité que les affirmations selon lesquelles l'algorithmique, enseignée comme une discipline autonome, permettra aux élèves d'apprendre à penser logiquement et à mieux poser les problèmes.

Conclusion

   Au moment où un effort important est fait en France pour introduire les ordinateurs dans l'enseignement on assiste curieusement à la même offensive qu'il a dix ans lors du début de l'expérience dite des « 58 lycées ».

   Aujourd'hui comme il y a dix ans, on affirme que l'introduction des ordinateurs les l'enseignement doit nécessairement passer par l'introduction de l'informatique comme discipline autonome.

   Il y a dix ans, on citait comme argument l'exemple des pays les plus développés or, aujourd'hui, ces mêmes pays développés adoptent les thèmes de l'expérience des 58 lycées, c'est-à-dire qu'ils accordent la primauté à l'ordinateur utilisé comme outil pédagogique dans toutes les disciplines. Alors les partisans de enseignement de l'informatique invoquent aujourd'hui l'algorithmique, les progrès de la programmation, la démythification de l'ordinateur, le « langage informatique » et la « société informatisée ».

   L'ennui, c'est qu'aucun de ces arguments, pris isolement, ne résiste à l'examen.

   La société informatisée où les gens passent leur temps à programmer est un cauchemar d'informaticien. Il est infiniment plus probable que ce sera une société dont l'ensemble des individus aura accès professionnellement et dans la vie privée à un nombre croissant de services et de ressources certes basés sur des réseaux complexes d'ordinateurs mais dont l'utilisation devra être aussi simple que celle du téléphone, du télex, de la radio ou de la télévision sous peine d'être rejetée en bloc par le corps social.

   Il n'y a pas, il n'y a jamais eu de « langage informatique ».

   L'informatique est une science, la science du traitement de l'information et non un langage. Par ses applications techniques, elle a permis des progrès considérables dont la liste est loin d'être close et ses méthodes sont à l'origine de bien des concepts nouveaux dans d'autres disciplines mais l'expression « langage informatique » est un néologisme vide de sens.

   Par ailleurs, l'affirmation que l'enseignement des algorithmes comme discipline autonome apprendrait à penser logiquement et à mieux poser les problèmes est pour le moment une affirmation dont le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle ne repose même pas sur un début de preuve.

   On ne sache pas que même les professionnels de l'informatique qui ont pourtant subit un enseignement de l'algorithmique à haute dose, soient plus capables que d'autres de penser logiquement et de mieux poser les problèmes en chimie, en physique, en biologie, etc.

   Il lest de fait que l'informatique est à l'origine d'approches nouvelles dans nombre de disciplines mais :

  • qui est mieux placé que le professeur de mathématiques pour parler des algorithmes ?

  • qui est mieux placé que le professeur de physique pour parler du fonctionneront des ordinateurs ?

  • qui est mieux placé que le professeur de lettres pour parler des différences instructives entre grammaires formelles et grammaires naturelles, de langage et métalangage, des comparaisons entre les langages de programmation et les langages naturels ?

  • qui est mieux placé que le professeur de géographie ou de biologie pour parler de modélisation et de simulation ?

  • qui est mieux placé que le professeur de langues pour parler de sémantique et de syntaxe et des difficultés que rencontre la traduction automatique des langues ?

   On pourrait ainsi allonger indéfiniment la liste car l'informatique envahit tous les domaines.

   La seule conclusion raisonnable de cet état de fait est qu'il faut d'une part montrer à tous les enseignants les changements que l'informatique est en train d'apporter dans toutes les disciplines et d'autre part former tous les enseignants à l'utilisation des méthodes et moyens pédagogiques nouveaux que l'usage rationnel des ordinateurs met à leur disposition.

   C'est là une manière autrement efficace de préparer les enfants scolarisés à la société informatisée qui les attend que d'ajouter quelques heures d'informatique par semaine à des programmes déjà surchargés.

   Il existe en France, une tendance permanente, chaque fois qu'un problème nouveau se pose, à créer un corps de spécialistes chargé de résoudre ce problème ; les propositions d'enseigner l'informatique comme une discipline autonome se situent dans le droit fil de cette tradition.

   Il sera intéressant de voir si les décisions qui seront prises contribueront, une fois de plus, à accroître les fossés entre les disciplines ou si, pour une fois, les discours sur la pluridisciplinarité recevront un début d'application.

Jacques Hebenstreit
professeur et chef du service informatique
à l'École supérieure d'électricité

Article paru (pages 166 à 174) dans les annexes 1 du rapport Simon : « L'éducation et l'informatisation de la société » remis au Président de la République en août 1980, La Documentation française, février 1981.

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Novembre 2014

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