Licences libres et économie de la création

Frédérique Muscinési
 

   Aujourd'hui, il est temps de poser et de répondre à cette question : quelles solutions économiques la culture libre est-elle capable de proposer aux créateurs ? Ceux qui défendent la légalité du téléchargement d'oeuvres artistiques, ceux qui affirment donc que les créateurs par le biais des entreprises de production n'ont plus à percevoir de droits doivent être aujourd'hui capables de répondre assurément à cette autre question : de quoi vivent les artistes dans le cadre de la culture libre ? et de le diffuser. Car certes la culture libre n'a rien à craindre de la loi HADOPI en tant que telle, bien qu'elle ait tout à craindre de mesures autoritaires qui ne résolvent évidemment rien à la situation actuelle de la création artistique. Le débat que suscite HADOPI peut être une chance pour rendre plus publique encore la culture libre, qui doit accompagner son opposition par une activité pédagogique qui n'est pas toujours possible faute de temps et de moyens. Mais pour ce faire, ses partisans doivent pouvoir formuler clairement les modèles économiques capables de se substituer au régime de la propriété intellectuelle.

CULTURES LIBRES ?

Contre le monopole des entités de gestion : licence ad minima

   D'abord, évidemment, il faut définir ce qui s'entend par « culture libre ». Et là les perceptions déjà diffèrent. Les principes reconnus et a priori modulables seraient : la copie et la diffusion, la paternité, la modification, et la nature de l'usage, comme l'articulent les licences Creative Commons, majoritairement utilisées. Pour certains, le fait de diffuser gratuitement leur musique, leur texte, leur animation... suffit à caractériser alors l'oeuvre comme libre grâce à l'utilisation notamment de la licence Creative Commons « Paternité, pas de modification, pas d'utilisation commerciale ». Ceci permet à l'artiste de ne pas être engagé auprès d'une entité de gestion, mais ne modifie absolument pas le régime des droits d'auteur, bien que le fait de ne pas appartenir à la SACEM, selon le témoignage d'artistes eux-mêmes, rende extrêmement compliqué le recouvrement des droits. La lutte en faveur de la culture libre dans le cas de cette licence ad minima correspond avant tout à un combat contre le monopole abusif des entités de gestion, mais ne se confond pas avec le combat en faveur de la culture libre.

Imitation et modification

   En effet, la restriction de la liberté de modification, dans le cas des oeuvres artistiques, donc d'adaptation, de traduction, de remaniement, empêche de considérer ces oeuvres comme libres. Le principe qui sous-tend à la liberté de la culture correspond à la volonté de la rendre vivante, c'est-à-dire d'en permettre son appropriation afin de fomenter encore l'imagination et la création. Comme nous l'avions écrit dans un texte précédent, l'imitation et la modification sont à la base de la création [1]. Voilà pourquoi sans modification, l'oeuvre n'est pas libre.

Utilisation commerciale ?

   Pour d'autres encore, le troisième élément, la liberté d'utilisation de l'oeuvre, c'est-à-dire la possibilité par un tiers de l'utiliser à des fins commerciales ou non commerciales, est une caractéristique indispensable du libre. Sur ce plan, il me semble qu'il est possible d'apporter certaines nuances ou du moins de proposer quelques voies de réflexion. À titre tout à fait personnel, j'appose sur mes productions qui en général sont simplement textuelles et n'ont rien de littéraires, une licence qui permet leur utilisation commerciale, car cette position correspond à un choix personnel. Cependant, cette cession – irresponsable ?, car ce comportement en quelque sorte anarchisant se rapproche de la liberté conçue comme dérégulation économique que certaines entreprises affectionnent particulièrement et réclament – de ce droit sur ma production n'a pas été sans me poser des problèmes de conscience que certains jugeront certainement puérils, mais qui, dans le cadre d'un espace du commun post-opéraiste que nous développerons plus avant, se révèlent être de véritables limites stratégiques : comment protéger la construction commune de la capitalisation si ma production libre et gratuite – qui pourrait d'ailleurs ne pas être gratuite, mais dans ce cas, si ma production m'était rémunérée directement ou indirectement la capitalisation postérieure et l'utilisation commerciale de mon travail me poseraient-elles un problème ? – est offerte sans restriction aux acteurs capables de se l'approprier ? Évidemment cela aussi varie selon la nature de la production, dépend de la valeur du travail, et de la situation économique de celui qui l'a utilisé, car peut-être ce dernier n'aurait-il pas acheté la production qui a été donnée. D'autre part, l'« irresponsabilité » est équilibrée par les limites que la licence « Paternité, À l'identique » posent, puisqu'elle interdit sa privatisation [2].

   Ainsi donc les positionnements diffèrent, car s'y trouvent des enjeux politiques et théoriques particuliers. Comme dans toute bataille, s'unissent souvent des intérêts et des philosophies fort divergentes. En résumé, nous avons identifié quatre positions :

  • la volonté de certains créateurs de récupérer leur liberté demandant donc la fin du monopole des entités de gestion et la ré-appropriation de leurs droits qui ne remet pas en question le régime de droit d'auteur ;

  • la conception de la culture libre comme champ de création et de démocratisation de la culture et de l'art grâce à l'imitation et à la modification ;

  • la culture libre comme espace de dérégulation économique, qui ne sera pas traitée ici ;

  • la conception de la culture libre comme manifestation du commun.

   Ainsi, et il est important de le souligner, la « culture libre » est un cadre où se trouve une constellation de positionnements qui ne tarderont pas à s'exprimer plus clairement, si tant est que l'on parvienne à sauver le réseau du régime de contrôle que le président actuel de l'État et son gouvernement semblent rêver de mettre en place [3]. La culture libre est loin d'être univoque et les réponses qu'elle est prête à apporter en terme de modèles économiques de la création sont fort différentes.

MODÈLES ÉCONOMIQUES

   Le manque de définition claire et univoque du libre et sa réduction à un ensemble de normes légales rendent possibles des utilisations diverses et donnent lieu à des modèles économiques différents, qui peuvent être considérés partiellement libres. D'une part, s'élabore un modèle économique de diffusion fondé sur la visibilisation des créations qui fonctionne principalement par la publicité. Parfois, quoique de forme limitée, il reste fondé sur la vente de certains droits, notamment pour l'usage commercial des créations. Le second modèle est un modèle de vente de la production/création sous forme d'objet ou d'accès au contenu qui permet à l'utilisateur de jouir de l'ensemble des droits d'utilisation – diffusion, imitation, modification, utilisation commerciale ou non. D'autre part, ces modèles économiques dépendent chacun d'une vision particulière des récepteurs et de leur rapport à la création, qui transparaît dans le choix de la gratuité ou du paiement de l'accès, les deux recherchant néanmoins un profit économique. L'étude de ces modèles au sein de la sphère économique (par opposition à la sphère « hors marché ») pointe donc deux nécessités pour l'établissement de modèles plus stables : la définition plus précise du « libre » dans la création (la liquidation du régime des droits), et la définition du rapport de l'oeuvre produite à la gratuité (les pratiques de réception).

Les intermédiaires sont morts. Vive les intermédiaires !

   Ce que réclame donc une partie des créateurs, par exemple dans le champ de la musique en France Dogmazic [4], ou en Espagne dans tous les domaines la EXGAE [5], à l'origine de laquelle se trouve la compagnie de théâtre Conservas, c'est la fin du monopole de la SACEM en France, de la SGAE en Espagne et de leur situation monopolistique aberrante. De plus, la plupart des créateurs ne gagnent que très peu d'argent grâce aux droits d'auteur qui ne leur sont pas toujours versés, et vivent de leur participation en direct à des événements (concerts, conférences...). Les entreprises de production qui reçoivent la plupart des droits – puisqu'un écrivain par exemple ne touche environ que 4 % de la vente d'un de ses livres – déterminent de forme quasi monopolistique les tendances et goûts du moins dans les pays occidentaux [6]. Les lois contre le piratage particulièrement à la mode en France ne visent donc qu'au maintien de ces intermédiaires. La fin de ce monopole favoriserait par conséquent l'émergence de différents types de gestion et de valorisation des créations qui peuvent s'observer dans les innovations de la culture libre et dont le fondement est la mise à disposition gratuite de la création : à travers la page web du ou des créateurs comme c'est le cas de Wu Ming [7] par exemple couplée à la vente de l'objet livre en librairie, au sein d'une organisation plus élaborée de différents artistes comme les plates-formes d'édition que sont les net labels [8], ou bien à travers des espaces de mise en relation entre créateurs et auditeurs tel que le bien connu Jamendo [9]. Dans ce dernier type de système d'exploitation, la professionnalisation de la plate-forme exige une rentrée d'argent qui doit servir au maintien de la page, à son évolution et à la rémunération de l'ensemble de l'équipe composée d'un nombre important de travailleurs comme on peut le voir sur la page web de Jamendo, pour prendre un exemple. Dans ce cas, l'accès gratuit à la musique est payé par la publicité, bien que les créateurs pour le moment ne soient pas rémunérés. Ainsi, il y a deux points importants à relever et qui traduisent l'ambiguïté de la « culture libre » et la nécessité d'aller plus avant dans la réflexion en considérant le statut particulier de la création :

En premier lieu, dans ce type de modèles, c'est la récupération de la relation entre créateurs et publics qui est opérée, donnant un sens plus important à la place du récepteur dans la création. Ces modèles permettent un accès gratuit qui favorise une expression plurielle majeure. Le libre dans ce cas encourage le rétablissement d'une relation bien plus immédiate entre créateurs et auditeurs, les rendant souvent directement indispensables. La diversité et la multiplicité des créateurs qui peuvent ainsi accéder à la visibilité et peut-être au succès sont largement augmentées par rapport aux possibilités données par les entreprises culturelles traditionnelles. Cette visibilité contribue à ôter l'aura d'exception qui coiffait les créateurs inventés et promus par les anciens intermédiaires. La « banalisation » ou l'extension du domaine de la création et du statut du créateur entraîne partiellement sa réintégration dans la société. D'autre part, la diffusion de l'acte de création et la multiplication des oeuvres et des créateurs sont deux facteurs qui contribuent à installer la création dans le domaine de la gratuité du moins celle de sa diffusion, puisque la visibilité publique devient le salaire le plus répandu des créateurs. Ce processus oblige alors à repenser la nature de l'acte ou de la production pour laquelle la société accepte de payer. En d'autres termes, elle oblige la création à redéfinir sa place et sa nature au sein de la société [10].

En second lieu, ces modèles économiques sont loin d'être univoques car ce sont la création elle-même et les modes relationnels qui sont en cours de transformation. Au-delà de la culture libre, les différentes visions de la conception de la culture et de sa rétribution poussent à l'expérimentation de divers modèles. Pour le moment, l'aspect multiforme du libre permet la mise en place de systèmes d'exploitation hybrides qui pour beaucoup ne remplissent pas les fonctions de base du libre. Jamendo notamment permet aux artistes de mettre en ligne des oeuvres qui utilisent n'importe quelle licence libre. Or, le libre, tel que nous l'entendons, est avant tout une remise en question du régime des droits et donc de celle du mode de fonctionnement d'un secteur économique entier. En ce sens, l'harmonisation de la conception du libre devrait contribuer à stabiliser certains modèles de diffusion et à en faire disparaître d'autres.

Culture libre et gratuité

   En parallèle au modèle de mise à disposition (Wu Ming) ou de visibilisation (Jamendo) de la création, existe un modèle de vente de la création qui n'est pas en contradiction avec la culture libre. En effet, chaque expérience économique du libre est encore très spécifique et l'est d'autant plus selon la production à laquelle elle est liée : le double modèle de diffusion digitale gratuite sur la page web de Wu Ming et de vente du volume papier est tenable tant que la technologie ne remplace pas entièrement le papier. En revanche, dans le cas de la musique le support physique a totalement été dépassé. Les nouveaux intermédiaires, comme nous l'avons vu, assurent la gratuité de la diffusion de l'oeuvre. Or, le service élaboré par ces intermédiaires autour de la création gratuitement diffusée justifie un gain qui est absent de la relation directe entre créateur et récepteur. Ce qui signifie que c'est le service autour de la création qui justifie le gain ou l'achat et non la création, exactement comme dans le software libre.

   Néanmoins, d'autres tentatives, notamment celle de Pragmazic [11] instaure un accès payant à une oeuvre totalement libre. Cette solution permet la rémunération du créateur et procure une utilisation libre aux récepteurs. Dans cette perspective, on pourrait aussi imaginer des communautés de récepteurs/acheteurs, sur le modèle des communautés de clients du software libre par exemple, ou des communautés de récepteurs/producteurs et gestionnaires, permettant de lier encore plus étroitement les deux acteurs. Cependant, l'achat de l'objet libre n'est pas sans poser de question, car comment affirmer que l'accès est libre s'il n'est pas gratuit ?

   Apparaît ainsi ce que je crois être la difficulté majeure de la pensée de la culture libre dans la sphère du marché : son articulation au concept de gratuité. D'une part les nouveaux intermédiaires conservent certains traits des intermédiaires de toujours, rémunérant très peu la création, et créant un véritable système d'exploitation des créateurs. Pour autant, on peut aussi considérer qu'ils sont en train de rendre un profond service social en diffusant gratuitement la création, et qu'ils valorisent la conception nouvelle d'une création populaire et fortement ancrée dans les communautés. D'autre part, le libre ne rénove pas forcément la relation entre créateur et récepteur, et ne la rénove pas du tout si la licence ne permet pas la modification. Or, il est probable que le grand changement ne tienne pas dans le libre mais dans l'horizontalité des relations, et dans sa sphère d'opération : marché ou hors marché. Il semblerait donc qu'au sein du libre puisse se trouver une divergence de taille entre les tenants du libre comme domaine d'expérience du capitalisme bio-politique travaillant sur les articulations et les services, face aux tenants d'une économie de la production et de l'objet, que ce dernier soit virtuel ou ne le soit pas. N'est-ce pas ce que signifie le modèle de la diffusion gratuite d'oeuvres souvent à la limite du libre payée par la publicité face au modèle de l'achat du produit libre ? À moins que l'évolution du modèle de visibilisation ne conduise, lui aussi, à une économie de la vente, fondée sur la vente de l'expérience – le concert – retournant ainsi à une économie de la production et de l'objet.

   Par conséquent, à mes yeux, une définition solide du libre et de son au-delà – sa relation aux pratiques de réception et de création actuelles –, dans une perspective complexe de cohabitation et de perméabilité limitée entre secteur économique et secteur hors marché, a un enjeu actuel essentiel : celui de replacer la création et le créateur au sein de la société. Loin de détruire le secteur économique artistique, ce « libre » détruit le système des anciens intermédiaires. Mais, grâce à un mouvement progressif de récupération de la création par la société, il favorise les créateurs en mettant en place un réel secteur économique de la création, qui passe par l'achat de l'oeuvre, collectivement, par dons, par un prix fixé, etc., ou par son paiement par les publicités à la condition que cet accès libre soit capable de générer une autre économie de production extérieure ou dépendante de la plate-forme de diffusion, et qui donne droit au récepteur à une utilisation libre, lui permettant d'imiter, de modifier et d'utiliser à toutes fins la création. En ce sens le libre est un symptôme de l'explosion de la création comme phénomène collectif et social – nous sommes sans doute le siècle de la création – autant dû à la démocratisation culturelle et à la diffusion des technologies qu'à l'augmentation de l'insécurité qui amène à stimuler de forme parfois obsessionnelle notre imagination dans le but de répondre en permanence aux nouveaux problèmes, enjeux et changements qui nous assaillent [12]. Le libre est donc le terrain de construction d'un système économique de la création adapté, large, diffus, relativement horizontal, où la création deviendrait une production [13]. Un tel modèle assurerait tout à fait la rétribution des créateurs et mieux, serait capable de constituer un secteur économique bien plus solide et juste que le système actuel. Dans tous les cas, les modèles économiques du libre dans la sphère du marché sont totalement dépendants de l'évolution des modes de relation sociale. C'est pourquoi la gratuité dans cette sphère est sans nul doute le terme déterminant du débat.

Culture libre dans l'espace du Commun

   D'ailleurs, pour certains dont je fais partie, la culture justement appartient à tous et s'inscrit dans la sphère hors marché, dans l'espace du Commun. En effet, la création puise au Commun, au savoir vivant et doit ré-alimenter ce savoir qui jamais ne se fixe et qui est la vie, la parole, les rencontres, les émotions des personnes dans l'espace collectif. Les expressions artistiques dans ce cas en sont des manifestations. Elles utilisent comme matériau de base le Commun – que ce soit par exemple un conte traditionnel, une relation amoureuse déplorable, l'histoire d'un fait divers, une fleur épanouie... – pour produire une expression nouvelle, qui en est directement issue et qui en lui doit se retrouver. Par conséquent, l'accès doit être gratuit. Cette création gratuite est imitable et adaptable tant qu'on le désire. Une telle conception est un choix politique et éthique qui vide de sens la dichotomie artificielle d'amateur/professionnel [14], règle la question des publics [15], s'émancipe des méthodologies traditionnelles du monde de la culture [16], et ouvre des dynamiques et des directions de création inépuisables [17]. La création dans l'espace du commun est indépendante, libre et vivante.

   Cependant dans l'état actuel des choses, il est certain que le créateur qui développe ce genre d'actions doit l'allier à une activité rémunérée qui peut ne rien avoir en commun avec son activité de créateur, à une activité rémunérée qui peut avoir partiellement à voir avec son activité de créateur, à une activité de création rémunérée, par exemple l'exploitation à l'intérieur de la sphère économique d'autres pratiques créatives, à un statut favorable comme l'intermittence, extrêmement difficile à obtenir, ou bien au bénéfice de minima sociaux qui ne correspondent évidemment pas à l'importance sociale de la création. La dichotomie amateur et professionnel apparaît ainsi dans toute son absurdité, puisque seule la subjectivité du créateur, son identification à une fonction sociale certainement liée à l'origine principale de sa rémunération suffisent à qualifier la nature professionnelle ou amateur d'un créateur et de son oeuvre. Outre cette opposition artificielle, la survivance économique des créateurs dans le cadre de la culture libre est un thème extrêmement important.

   En somme, l'on peut toujours, dans un mouvement généreux, mettre à disposition ses créations et accepter cet état de fait. Néanmoins, quels sont les modes qu'il est possible d'inventer pour faire vivre les créateurs dans l'espace du commun ? La réponse des post-opéraïstes tient en la rente universelle [18], tel un régime d'intermittence étendu à tous, qui permettrait d'assurer un espace du Commun libre où notamment les créateurs pourraient choisir de se situer. Cette réponse, extrêmement séduisante, est néanmoins assez étonnante quand on y réfléchit : c'est une solution nationale et centraliste qui correspond peu au cadre d'action et de pensée du courant post-opéraïste. D'autre part, sa faisabilité est minime. Son application partielle, comme mesure du Workfare State, est en train de provoquer un véritable processus de subvention des salaires et contribue à les faire baisser, ce qui explique l'opposition au RSA, qui pourtant semble s'inspirer de cette proposition. Il est également certain qu'aucun gouvernement de gauche ou de droite ne mettra en place cette mesure parce qu'il n'y a pas de stratégie de transition depuis le concept du public à celui du commun, et que cet espace de création vivante et libre est inexistant pour la plupart des hommes politiques actuels. Enfin, ni même chez les partisans du Commun la stratégie du passage n'est développée, si ce n'est par la réactualisation de la lutte des classes – au demeurant certainement nécessaire – et par la prise du pouvoir menée par un courant d'idées qui n'a pourtant pas d'incarnation politique. Le passage du public au Commun ne peut se faire que par des décisions stratégiques prises au sein des institutions publiques – politiques, culturelles, administratives, etc. – et par une constitution locale [19] de ce dernier [20].

   En ce qui concerne la création dans le domaine hors marché, nous proposons donc trois actions simultanées. Il s'agit d'une part d'augmenter la visibilité de la culture libre, de contribuer à la consolidation et à l'extension du domaine du commun au sein de la culture – le libre – dans l'espace physique et digital, et d'accepter des situations transitoires et stratégiques. L'application pratique de ces trois axes renvoie en premier lieu à une action de diffusion de la culture libre auprès des publics – organisation de rencontres, etc. – que de très nombreuses personnes mènent d'ailleurs, en deuxième lieu à la mise en place de projets de création libre dans des espaces physiques et digitaux dont le but est de développer l'adhésion et la participation populaire, son intégration au coeur de la communauté et par conséquent sa défense, et en troisième lieu à l'acceptation d'une solution de type licence globale pour amener une transition possible vers un régime général du libre.

   Les deux propositions que nous articulons doivent permettre au créateur de vivre, s'il le désire, hors de la sphère du marché. Bien qu'ici elles soient développées simultanément, dans la pratique elles ne parviennent pas à être concomitantes. La première correspond à l'intégration sociale de l'art et de la culture dans la société détruisant toute opposition entre créateurs et récepteurs [21] et constituant une nébuleuse de pratiques communes et un espace libre du Commun, et la seconde à la constitution d'un espace public de la création assuré par une mesure transitoire de Licence globale ou contribution créative réinterprétée. En effet, l'évolution de cette proposition aujourd'hui encore insuffisante surtout par rapport à la culture libre pourrait permettre d'établir non plus une contribution compensatoire qui renforce le régime des droits et pénalise les créations libres et leurs utilisateurs, mais une contribution positive pour l'ensemble des créateurs qui mettraient librement à disposition des publics leurs créations. Adaptation précise de la proposition de rente universelle, cette contribution permettrait d'établir la culture libre comme norme à l'intérieur d'un espace public de la création, cohabitant d'une part avec un espace du Commun indépendant et un espace de production économique traditionnel (anciens intermédiaires) ou rénové (nouveaux intermédiaires), du moins au début. Car il est aussi probable que la rencontre entre un espace public et des pratiques communes mène à l'établissement progressif d'échanges et à des changements importants dans les modes de production de la création comme dans la nature, publique ou commune de l'espace dans lesquelles elles se trouveront.

   En résumé, le libre, considéré, en premier lieu, comme une série de droits concédés aux utilisateurs, celui de diffuser, de copier, de modifier, et d'utiliser à des fins commerciales ou non commerciales une oeuvre, permet l'établissement d'un modèle inscrit dans la sphère économique qui passe soit par la diffusion gratuite qui, permettant la visibilité, peut entraîner à terme une vente d'autres produits, soit par la vente du produit. Ces deux modèles n'épuisent évidemment pas les possibilités et il faut au contraire s'attendre à la multiplication de solutions qui se pérenniseront selon leur adéquation aux pratiques de réception. En second lieu, le libre considéré comme un élément du Commun se développe en dehors du secteur économique. L'extraction de la création du secteur productif provient de la conception de la création comme production vivante et commune, sans possibilité de privatisation. En ces termes, le Commun, comme espace volontariste, passe par l'intégration de la création à la communauté qui la soutient. Comme espace d'aboutissement de l'évolution du public, il passe d'abord par la contribution créative telle que nous l'avons définie.

   Il est donc bien clair que de nombreux modèles capables de faire vivre les créateurs et la création dans le cadre de la culture libre existent, qu'ils se situent dans la sphère du marché ou dans celle du « hors marché », et qu'ils contribueront à asseoir davantage la création dans la société et à renforcer économiquement le secteur culturel. Car la force perdue de ce secteur ne peut se recouvrer que et exclusivement par son intégration dans la société et sa reconnaissance par cette dernière.

   Ainsi, la lutte qui est aujourd'hui à mener se déroule, dans l'espace hors marché, sur plusieurs fronts, et se décline en deux axes : d'une part, sur le front politique et dans l'espace public, l'adoption de mesures de transition efficaces et stratégiques ; d'autre part, sur les fronts conceptuel, culturel et social et dans l'espace du commun, le développement de créations collectives et libres intégrées aux communautés de récepteurs et à leurs pratiques. Dans l'espace économique quant à lui, il faut parvenir à faire valoir que la fin du régime des droits et la vente de la production/création directe ou indirecte sont les deux piliers de la nouvelle économie culturelle.

   Le premier effort de théorisation et de définition que nous devons faire aujourd'hui se situe autour du concept du libre et de ses relations au régime des droits et à la gratuité. Nous devons aussi penser l'au-delà du libre, en le remplissant de sens social et culturel et en dépassant la simple norme juridique. Le dernier effort conceptuel qu'il nous faut alors fournir est le traitement de la question de la délimitation entre secteur économique et secteur « hors marché » du libre.

   Enfin, l'attitude à adopter aujourd'hui est celle d'une ouverture au temps de l'histoire, de l'action et de la création, cessant d'opposer les « amateurs », « publics », aux « professionnels », « créateurs », confiant en de nouvelles relations et ne résistant plus à la fonction que la société désire donner à la création.

   L'avènement des nouveaux modèles économiques valides passe donc nécessairement par l'intégration des nouveaux modes et types de relations que l'espace digital a fait émerger. Penser au-delà du libre, c'est penser la création en phase avec les pratiques de réception dans un paysage complexe et mouvant où le modèle de rémunération du créateur varie selon la perception qu'il a de son statut et selon l'espace dans lequel celui-ci désire s'inscrire.

Frédérique Muscinési

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http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/fr/.

NOTES

[1] Frédérique Muscinési (mai 2008). « L'imitation et la modification dans la création. Situation et remise en question », EpiNet n° 105.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0805a.htm.

[2] Je fais une distinction entre « capitalisation », c'est-à-dire le passage de la création hors de la sphère du Commun bien qu'elle se maintienne aussi dans le Commun et « privatisation » qui est l'appropriation d'un élément du Commun hors du Commun et qui l'en arrache définitivement ou temporairement.

[3] C'est en tout cas ce qu'il faut espérer, car bien que nous répandions l'idée que la propriété intellectuelle soit un cadre nécessairement dépassé, il semble qu'aujourd'hui nous ne puissions plus faire confiance à aucune « force historique ». Mieux, il semblerait même qu'on puisse les prendre à rebrousse chemin. Car s'il y a de cela quelques temps l'on pouvait encore dire sans sourciller que le libre s'imposerait naturellement, dans les cadres légal et politique actuels, les choses ne sont plus si claires. Les références, les modes de gestion et d'élaboration de la loi démocratique, dans les limites que la République fille de la monarchie était consciente de devoir s'imposer, ne sont plus respectées, et ceux qui dirigent la France, rêvent de l'établissement d'un réseau complètement contrôlé. Et dans ce réseau-là, la culture libre risque de ne plus avoir sa place.

[4] http://www.dogmazic.net/index.php?op=edito.

[5] http://exgae.net/.

[6] En Amérique Latine, et au Brésil notamment, la richesse musicale issue des mélanges culturels et d'une tradition extrêmement ancrée voit sa vivacité soutenue par un modèle de diffusion original qui existe parallèlement au modèle industriel traditionnel. Les musiciens qui veulent faire connaître leur musique enregistrent un CD dont le prix est extrêmement bas et est vendu dans des stands de rue. C'est à l'occasion des concerts qu'ils peuvent alors évaluer leur degré de popularité et répondre à la demande populaire d'un meilleur enregistrement qui leur est permis grâce à l'argent des concerts. L'enregistrement des concerts est lui aussi vendu plus cher que le premier CD. Et ainsi de suite. Outre l'impact économique, l'impact créatif est spectaculaire : c'est par ce biais-là qu'ont surgi les courants musicaux les plus populaires du Brésil, qui d'ailleurs sont inexistants dans le reste du monde, comme c'est le cas de la Tecno Brega, dont le modèle économique est détaillé par Ronaldo Lemos dans le film Good Copy Bad Copy.
http://www.goodcopybadcopy.net/.

[7] http://www.wumingfoundation.com/.

[8] Les net labels publient uniquement en format digital et sous une licence libre.

[9] http://www.jamendo.com/fr/.

[10] Reprenant l'exemple de la Tecno Brega : la population accepte de payer pour l'expérience du concert, mais non pas pour l'achat de la création. Le musicien gagne de l'argent à partir du moment où il est reconnu par la population par le biais du concert. Il faut comprendre que ce type de relation est le reflet direct de la fonction et de la place du créateur de musique dans un pays comme le Brésil où l'importance sociale et culturelle de la danse et de la musique est sans commune mesure avec aucun pays d'Europe.

[11] http://www.pragmazic.net/bin/accueil.php.

[12] Sur la façon dont la résistance s'adapte aux conditions créées par le capitalisme, un post de Daniel Fernandez dans son blog Dan Hauser au titre très suggestif : « Nómadas, por la gracia del capital »
http://danhauser.es/?p=72.

[13] Production signifie chose, objet, idée, musique, texte..., produits issus d'un processus de production/création. Comme le boulanger produit du pain. La production est d'une personne et est fort noble. Le terme de production permet une totale laïcisation de la création comme le commente José Luis Brea. Il permet aussi d'ôter les droits d'auteur mais en revanche de donner et exiger un prix à la création/production.
http://www.joseluisbrea.net/.

[14] Amateur/professionnel : dans le domaine du commun, il n'y a pas de création professionnelle, car la professionnalisation de la création provient de son appropriation par certains. La notion d'amateur tient uniquement dans une conception du monde découpée et fixe.

[15] La question des publics est directement évacuée dans l'espace commun, puisque la culture et la création s'identifient directement avec les personnes de la communauté qui la reçoivent.

[16] Échec ou réussite en terme économique, voilà ce qui est devenu la logique de toute entité culturelle. Elle correspond au fait de remplir ou de ne pas remplir une salle de théâtre ou de conférence par exemple et motive notamment les subventions et autres aides concédées par les états, etc. L'application de cette logique est censée être justifiée par la séparation entre publics et oeuvres dont on parlait antérieurement. Elle ne contribue évidemment qu'à imposer des critères extérieurs à la culture et à l'art qui réduisent les formes d'expression. C'est face à cette situation, que le monde « professionnel » de la culture et de l'art traditionnel devait réagir et inventer de nouveaux modes de relations à la société et de création. Le choix de jouer les Cassandre, d'accuser les publics, ou d'adopter la logique commerciale condamne presque définitivement ce milieu « professionnel ». La création et la culture se passeront ailleurs, au sein des nouvelles technologies et de la culture libre. Car, hors de cette logique industrielle, la culture et l'art, associés et identifiés à leurs communautés, ne peuvent connaître d'échec ou de réussite ; leur logique est autre : ils peuvent susciter des rencontres et des adhésions ou simplement être l'objet de contretemps, d'incompréhensions, étant parfois inutiles à un moment précis. Une production culturelle et artistique commune accomplie s'inscrit donc entièrement dans le moment et dans l'avenir, dans la longue durée, dans l'effort, la patience et la répétition, et renoue pour cela avec le temps historique de l'art. Bien au contraire du temps déterritorialisé de l'événement et de la logique commerciale et médiatique, et du temps autonome des « professionnels ».

[17] Sans limitations d'utilisation, l'oeuvre est un espace de rencontre qui suscite chez d'autres de nouvelles images, de nouvelles idées, et génère de nouvelles créations. C'est le cas par exemple des nombreuses vidéos, musiques, jeux vidéos, créés à partir des oeuvres de Wu Ming.

[18] La rente universelle, ou allocation ou revenu universel est une proposition qui a été faite par de nombreuses personnes, notamment Philippe Van Parijs, Yann Moulier-Boutang, Andrea Fumagalli, Carlo Vercellone, etc. Pour tous, elle devrait remplacer l'ensemble des mesures du Welfare State, et être versée à tous les citoyens de façon à ce qu'ils puissent ainsi assurer leurs nécessités premières. Les définitions des personnes qui en jouiraient diffèrent selon les auteurs.

[19] Même si j'en reparle plus avant, je tiens à préciser ce que j'entends par local : ce n'est pas l'attachement ou l'ancrage au territoire. Bien que cela puisse parfois arriver et que, pour certains sujets, comme la gestion de la cantine d'une école par exemple, cela soit nécessaire et soit même la seule échelle de base qui fasse sens, le local est la personnalisation des relations d'une part, et l'identification au projet d'autre part. C'est d'ailleurs ainsi que la gestion de la cantine d'une école peut rencontrer des échos dans un pays étranger. Car dans l'espace digital, le local est ce qui me regarde, m'intéresse, auquel je participe. Il est donc probable qu'aujourd'hui la communauté soit avant tout physiquement territoriale car, dans cette époque de transition que nous vivons, nous nous trouvons encore fort dépendants de l'espace physique. Mais, l'importance de l'espace physique dans nos modes relationnels peut se réduire dans l'avenir. De l'articulation des deux espaces dépend la conception du local.

[20] Sur ce sujet, j'ai écrit un article non publié « Du commun au public, le passage est-il pensable, est-il possible ? »

[21] Ceci ne signifie pas que tout conflit, toutes difficultés, etc., soient détruites mais que les récepteurs se sentent coresponsables des créateurs et des créations, que les créateurs et les créations se sentent liés aux récepteurs, et que la création passe de l'un à l'autre. L'échelle locale que nous défendons ne signifie pas un territoire limité physiquement, mais une forte personnalisation des relations et des expériences. L'espace post-national digital est un merveilleux moyen de constitution de communauté, de responsabilités et d'identification, bien qu'initialement il soit parfois utile et plus facile d'agir physiquement dans un territoire physique limité.

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Association EPI
Mai 2009

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