Compte-rendu des deux jours de conférences : A new cultural economy

Ars electronica, 4 et 8 septembre 2008, Linz

Frédérique Muscinési
 

Le festival Ars Electronica a lieu toutes les années au début du mois de septembre dans la ville de Linz en Autriche. Organisé par l'institution du même nom, il investit une partie importante de la petite ville, certains de ses musées comme de ses espaces publics. Il s'organise autour de plusieurs expositions, de performances et de concerts, d'une remise de prix aux expressions artistiques en relation avec les nouvelles technologies les plus marquantes de l'année produites dans le monde entier, et d'un cycle de conférence, le tout mis sous la bannière d'un thème unificateur qui, s'il ne brille pas par son caractère innovateur, a toujours le mérite d'être pertinent. D'envergure unique et de réputation internationale, il draine chaque année des centaines de personnes intéressées par les questionnements et les pratiques actuelles de l'art et des nouvelles technologies au sein de la société. Ce qui suit est le compte-rendu du cycle de conférences auquel j'ai assisté.

   Cette année, le thème du renommé festival d'art électronique, Ars Electronica [1], avait de quoi nous intéresser, car outre de suggérer le traitement des « limites de la propriété intellectuelle » notamment dans la production culturelle, il semblait nous inviter à penser ensemble, à l'aide de théoriciens et de praticiens, le nouveau modèle économique que l'ouverture de la propriété intellectuelle est en train de faire advenir, et nous donner les modalités de fonctionnement de ce capitalisme cognitif assumé, qui malgré son nom, semble pouvoir proposer une synthèse économique consensuelle et surtout respectueuse des hommes et de l'écologie, une troisième voie globale et pacifique, à laquelle la réalité des expériences réussies de certains conférenciers devaient ôter le caractère utopique.

   Mais voilà que nous n'obtînmes que de vagues approximations conceptuelles de la culture ouverte, celle par exemple de James Boyle [2] qui fonda son intervention sur les limites mentales et « naturelles » de la pensée des systèmes ouverts par l'homme, et historiques, avec l'étonnante présence de A. K. M. Adam [3], pasteur Étasunien, qui utilisa Migne pour montrer les accointances entre protestantisme et technologie alors qu'il aurait certainement été plus pertinent d'utiliser l'exemple de l'utilisation de l'imprimerie au moment de la Réforme, et quelques exemples peu détaillés d'expériences économiques ouvertes, dont celle de Michael Tiemann [4] qui malgré la présentation du caractère innovateur de son entreprise n'a pas mis l'accent sur les déplacements économiques que les changements de rôle qu'il décrit entre récepteur et producteur vont opérer, ni n'a donné d'importance au glissement d'une économie de production à une économie de distribution.

   Or, notre impression générale de ce cycle de conférences est à l'avenant : un sentiment de déception face à un titre si prometteur et à un questionnement si nécessaire ! Mais, à l'image du festival lui-même, et de celle de l' « institution » – un musée en agrandissement et rénovation qui s'adresse fondamentalement au jeune public avec une équipe de médiation disponible et compétente, un laboratoire de recherche Future Lab qui mène des projets commerciaux employant des programmeurs du monde entier, une aile de production culturelle qui produit et diffuse des expositions partout dans le monde, et un master d'art et de nouvelles technologies à l'université de Linz qui attire des étudiants internationaux –, ainsi que de son rapport à la ville et au pouvoir politique, ce cycle de conférences tenait autant d'une lecture avancée du bien commun, avec la présence remarquable de Yochai Benkler [5], dont l'intervention constitua une introduction théorique problématique avec la mise en avant de la « professionalisation », comme d'un plaidoyer absolument décomplexé en faveur d'un capitalisme avancé et agressif. Pour résumer cette absence de fil conducteur, ou du moins de positionnement théorique et économique du festival et de ces conférences, on citera la présentation déplacée (?) de l'organisateur Joichi Ito [6], comme « commissaire » et surtout la définition paradoxale qui est faite de ce monsieur, « activiste, entrepreneur, venture capitalist ». Au milieu des abus ou des changements de langage, l'instabilité des hiérarchies actuelles augmentant la nécessité de visibilité au lieu de la qualité des travaux, aiguisant la concurrence et obligeant ainsi à la multiplication des activités, et l'acceptation sociale que la fin justifie tous les moyens permettant d'ôter, en toute bonne conscience, les limites éthiques de n'importe quel acte, rendent possible l'émergence d'un type nouveau de figures qui pour le moment nous semble incohérentes et opportunistes. Peut être le resteront-elles ou bien seront-elles les nouveaux paradigmes du système à venir. En tout cas, elles sont une part de cet événement, entre indécision idéologique et manque de pertinence des interventions. Et de là surgissent diverses questions en rapport avec le mode de fonctionnement actuel du système culturel et vers lequel tend le système scientifique : les intervenants ont-ils pris au sérieux leur participation ? Ont-ils proposé un questionnement spécifique en rapport avec ce cycle de conférences ? Le « commissaire » a-t-il joué son rôle d'animateur et de transmetteur d'information ? Enfin, le public a-t-il été pris en considération ?

   Il est triste de constater ces défauts alors que nous sommes censés nous trouver au centre du changement, de la nouvelle éthique. Il est décevant d'observer que ce cycle de conférences a justement été produit à travers la multiplication des intermédiaires, en maintenant des formes hiérarchiques traditionnelles de transmission de la connaissance et une étanche partition entre récepteur et producteur. Le public a été, de fait, si peu pris en considération, – ni même comme public traditionnel –, que souvent il nous a été conté ce à quoi la plupart d'entre nous, publics, nous nous dédions ! Mais entre deux avions il est évidemment difficile de connaître la réalité de ceux qui écoutent et produisent dans un contexte précis.

   Il y eu pourtant quelques rares interventions significatives, qui partagent d'ailleurs deux caractéristiques : leur existence dans la réalité d'un contexte social et culturel singulier, et leur rapport à la collectivité. La première est celle d'un groupe d'universitaires de Linz dont le projet « Knowledge space » [7] a pour but de créer à travers différents dispositifs – utilisation des licences Creative Commons pour toute la production d'information de la mairie, utilisation de software libres et indépendants élaborés pour et par la ville de Linz, multiplication des points de Wifi en libre accès... – un espace public digital de la ville de Linz. La particularité de ce groupe est de travailler avec les pouvoirs publics. L'ouverture et la compréhension par la municipalité de ce projet proviennent certainement du contexte favorable aux nouvelles technologies et à leurs enjeux créé et entretenu par la présence depuis 29 ans du festival et du centre Ars Electronica.

   La seconde intervention nous emmène au Brésil. Ronaldo Lemos [8] décrit le système de production et de distribution des créations musicales les plus populaires de son pays comme exemple d'autres systèmes de fonctionnement du monde de la musique économiquement viables qui ne passent par les grandes corporations et labels, qui ne se fonde en aucun cas sur le copyright et son utilisation exclusive, mais au contraire directement sur les goûts du public. En effet, les groupes de musique auto-produisent en amont leur disque qu'ils enregistrent et diffusent à très bas prix à travers des postes de ventes de disques dans la rue. Ce produit n'est jamais vendu dans les magasins spécialisés en musique. Grâce à cette vente, les groupes de musique se font progressivement connaître et commencent à donner des concerts qui leur permettent de recevoir de l'argent. Après les concerts et sur demande du public, les groupes produisent alors des disques de meilleure qualité qui sont en général vendus plus chers et directement aux demandeurs, passant une fois de plus outre les grandes corporations et labels. Loin d'être marginal, ce système constitue même le mode de fonctionnement des groupes brésiliens les plus connus et les plus populaires. Ce système de production et de diffusion de la musique, de même qu'il en existe d'autres dans d'autres villes d'autres pays – à Balitmore aux États-Unis pour le hip-hop où les rappeurs eux-mêmes enregistraient leur cassettes et maintenant leur CD et les distribuent dans la rue –, est un système parallèle au système fondé sur le copyright exclusif donné aux grandes firmes productrices qui montre que création et public peuvent opter pour l'effacement des intermédiaires traditionnels dans le but d'établir une relation plus proche en rapport avec le goût des publics. L'accès à la culture musicale n'est sans doute pas pour rien dans le foisonnement brésilien de styles ailleurs inconnus et dans la grande culture musicale des brésiliens. Exemple donc d'un système alternatif qui fonctionne, cette intervention a été l'une des rares réponses au défi du titre de ce cycle de conférences, bien qu'il n'ait pas directement abordé les possibles modalités d'une tel système dans le cadre des licences copyleft.

   En conclusion, nul doute que la plupart des intervenants sont de grande valeur, d'autant que le format d'interventions courtes dans le cadre d'un événement spectaculaire, – un festival –, a des limites importantes qui réduisent rapidement le sens des problématiques et appauvrissent les contributions, mais nous ne pouvons non plus éviter de pointer le décalage entre titre et contenu, ainsi que l'inadéquation entre la quasi-exclusive théorisation ou historicisation de la culture libre proposées et l'aspect pragmatique et économique du traitement attendu, qui au-delà de la déception qu'ils peuvent provoquer semble montrer les lacunes importantes et les maladresses anachroniques d'un système pas encore conscient de ses propres formes, et tout simplement, peut-être, l'immaturité générale, – celle des intervenants incapable de donner les réponses comme celle du public qui en était demandeur –, à penser le nouveau système économique fondé sur la fin de la propriété intellectuelle.

Frédérique Muscinési

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http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/fr/
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NOTES

[1] Ars Electronica <www.aec.at/en/festival2008/> est le plus important festival d'art électronique d'Europe. Il existe depuis 29 ans dans la ville de Linz et réunit chaque année l'ensemble des acteurs européens de l'art digital et des problématiques qui le sous-tendent. Sous ce nom, se trouve plusieurs structures permanentes :
voir http://www.aec.at/en/index.asp.

[2] (USA) Il est professeur de droit à l'école de droit Duke et fondateur du centre pour l'étude du domaine public. Il est auteur de Shamans, software and spleens: law and construction of the information society (1997) et de The public domain: enclosing the commons of the mind (2008).
http://www.law.duke.edu/boylesite/.

[3] (USA) Il enseigne le Nouveau testament au séminaire théologique de Seabury-Western dans l'Illinois et est le prieur de l'église épiscolpale de Saint Luke à Evanston, Illinois. Il est l'auteur de What is postmodern biblical criticism? (1995).
http://akma.disseminary.org/.

[4] (USA) Il est l'un des pionniers du software libre. Il est le premier auteur de la compilation de GNU C++ et a fondé la première entreprise open source, Cygnus solutions en 1989. Il est président de la Open Source Initiative et le vice-président du Open Source Affairs.

[5] (USA) Il est professeur de droit entrepreunarial à Harvard et le co-directeur du Berkman Center for internet and society. Parmi ses livres, The wealth of networks: how social production transforms market and freedom, (2006).

[6] (JP) Il est un entrepreneur et le CEO de Creative Commons. Il contribue ou a contribué à de nombreux projets à buts non lucratifs tels que WITNESS, la Mozilla Foundation et Global Voices.

[7] Groupe de six personnes dont les représentants sont Leonhard Dobush (AT) chercheur sur le thème du copyright et du copyleft, et Christian Forsterleitner (AT) membre du conseil municipal de la ville de Linz.

[8] (BR) Il est directeur du centre pour la technologie et la société de la Fundaçao Getulio Vargas de l'école de droit de Rio de Janeiro. Il est aussi directeur de Creative Commons Brazil et membre de iCommons. Il est l'un des fondateurs de Overmundo, la web 2.0 culturelle la plus importante du Brésil.

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Association EPI
Octobre 2008

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