Réflexions après
les onzièmes Rencontres de l'ORME

Éric Dané
 

   Cet article présente une réflexion sur la place des ressources numériques dans l'enseignement à partir des dernières Rencontres de l'ORME (l'Observatoire des ressources multimédias en éducation), une manifestation notable dans le domaine des TIC en l'éducation, dont la 11e édition s'est tenue les 22-23 mars 2006 à Marseille [1]. À la suite de ma première participation à cet événement, je me propose d'en donner un point de vue, celui d'un néo-doctorant travaillant sur le thème de la production et de l'usage des ressources numériques dans l'enseignement.

   L'ORME est une mission nationale du Centre National de Documentation Pédagogique, localisée au centre régional d'Aix-Marseille ; elle a été inaugurée en juin 1995. Cette institution rend compte de l'observation des usages des technologies de l'information dans le système éducatif ; elle diffuse des recueils d'usages et des rapports d'observations, publie des dossiers d'information en ligne ainsi que les Cahiers de l'ORME et organise chaque année ses Rencontres.

   À la différence de rencontres plus institutionnelles, scientifiques ou commerciales, les Rencontres de l'ORME sont un espace où se croisent une grande diversité d'acteurs (cadres de l'Éducation nationale et experts associés, enseignants, chercheurs, formateurs, éditeurs scolaires, entrepreneurs et élus des collectivités territoriales), diversité qui a pu favoriser la relative popularité [2] et la durabilité dont bénéficie cette manifestation.

Orientation des 11e Rencontres

   Cette dernière édition se tenait pour la première année sur le Pôle culturel et multimédia du site de la Friche la Belle-de-Mai à Marseille, un « lieu emblématique » [3] du renouveau thématique souhaité par les organisateurs sous le titre « les usagers, acteurs clés du multimédia éducatif et culturel ? ». La prise en compte du point de vue de l'usager a notamment été soulignée par Dominique Liautard, lors de la soirée d'ouverture, faisant ainsi écho à Larry Cuban qui avait rappelé, lors de la précédente édition, que « rendre disponible un outil n'implique pas qu'il sera utilisé ».

   Tel que le définit l'acronyme ORME, cet observatoire s'intéresse essentiellement aux questions liées à l'éducation. Cependant la mise en avant lors de la soirée d'ouverture de projets du domaine des loisirs et de la culture (tels qu'un projet universitaire multimédia consacré aux effets spéciaux [4] ou un portail d'annonces d'évènements culturels [5]) nous interroge sur le positionnement thématique des Rencontres. Dans quelle mesure y a-t-il un contournement de la finalité éducative, dont de nombreux auteurs reconnaissent l'irréductible complexité, au profit de secteurs d'activités plus facilement valorisables ? Le cas échéant, serait-ce parce que la question éducative résiste, que « la classe gagne » (Cuban, 1997) ?

   Lors des ateliers, nous avons assisté à de nombreuses interventions sur des thèmes parfois connexes. En m'appuyant sur les échanges auxquels j'ai pu assister, en lien avec les notions de ressources, leur production et leurs usages par les enseignants, je présente ici quelques questions transversales qui m'ont paru insister.

Questionnement quant au rôle de l'informatique dans l'enseignement

   Parmi les questions qui ont été débattues, celles liées aux avantages et inconvénients d'une informatique transparente ont particulièrement attiré mon attention, opposant les points de vue des chercheurs et des éditeurs. Les premiers, didacticiens s'intéressant aux disciplines instrumentées, soulignent l'importance qu'il y a à rendre visible les processus en jeu dans l'utilisation des outils informatiques pour la formation du futur citoyen d'une société dont la technicisation va croissante. Les seconds, éditeurs de solutions informatiques pour l'enseignement, proposent des produits simplifiés, qui affranchissent l'utilisateur des difficultés liées au fonctionnement de l'outil afin d'en faciliter l'accès aux plus nombreux, élèves et enseignants. On retrouve ici l'opposition, déjà très ancienne, entre deux visions de l'informatique dans l'enseignement, celle d'outil versus celle d'objet. Ce débat tourne en fait autour d'une question didactique qui ne peut être tranchée sans une réflexion et un positionnement concernant les visées de l'enseignement, qu'elles soient exprimées en terme de savoirs ou de compétences, deux notions dont la distinction est aussi un débat récurrent.

Quelles innovations en matière de ressources pour l'enseignement ?

   La production de « ressources numériques » pour l'enseignement, expression fréquemment entendue dans les ateliers, semble susciter un intérêt croissant. De type documentaire ou logiciel, ces ressources peuvent être distribuées sur des supports amovibles ou, comme c'est plus généralement le cas aujourd'hui, être mises à disposition sur le Web. Cette tendance illustre-t-elle l'orientation utilitaire du rôle joué par l'informatique dans l'enseignement ? Compte tenu des difficultés à articuler outil et usage, ces nombreuses ressources restent à interroger quant à leur utilisation concrète ou potentielle par les enseignants et les élèves, à destination desquels les politiques d'investissement en équipements et de développement des usages se confrontent.

   Le processus de conception nous amène à nous interroger sur la relation entre le concepteur et l'usager. Actuellement, ces deux statuts sont parfois amenés à se confondre, comme c'est le cas dans le secteur de la production et de l'usage des logiciels et des contenus libres [6], tel que l'a remarqué Patrice Flichy lors du débat d'ouverture. Ce phénomène émergent aurait-il pu se développer autrement que sur la base d'une démocratisation des moyens de communication et d'accès à l'information à distance ?

   L'innovation se légitime souvent en s'appuyant sur le besoin. Or, force est de constater que la notion de besoin reste insaisissable en tant que telle, car elle dépend non seulement des acteurs concernés, mais aussi de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ainsi, leur besoin exprimé pour un service donné dépendra en partie des conditions potentielles d'utilisation de la ressource fournie. Cela semble assez prévisible considérant la gratuité ou non ; mais au-delà, d'autres paramètres doivent être pris en compte : l'usage d'une ressource sera-t-il prescrit ou non ? Le contenu de la ressource fera-t-il l'objet d'un contrôle éditorial, et le cas échant par quelle institution ? La ressource sera-t-elle modifiable, adaptable, et diffusable sous sa nouvelle forme ? Autant de critères qui peuvent conditionner la validité, la popularité, la fiabilité, l'évolutivité et la qualité d'une ressource.

   Ainsi, de nombreuses difficultés laissent à la fois entières les interrogations quant à la construction d'un marché des ressources éducatives s'appuyant sur l'existence improbable d'un besoin d'éducation et, laisse en même temps le champ ouvert à des formes inédites de production et d'usage.

Trois modes de structuration coexistants

   La question de la place et de l'évolution des ressources numériques dans l'enseignement est hautement complexe. D'un point de vue socio-organisationnel, elle nous ramène à identifier trois attracteurs qui se distinguent par leur mode de structuration, dans le prolongement des réflexions de (Baron, 2005).

   L'institution (État, Éducation nationale, Académie) – qui est assimilable, en économie, au modèle économique dirigé de la firme – se fonde sur des valeurs qui la caractérise et qui s'appliquent à sa base, encadrant ainsi l'activité des acteurs. Dans le cas des ressources, elle se traduit par un contrôle éditorial conforme à la hiérarchie en place.

   Le marché, qui regroupe des opérateurs économiques (éditeurs scolaires, prestataires de services informatiques), est un lieu d'échange de biens et services payants. Dans le secteur éducatif, l'Éducation, qui y est un acteur incontournable, délègue à certains opérateurs des activités pour lesquelles elle n'a pas de moyens ou d'intérêts. Soutenant des dispositifs comme l'Incubateur de la Belle de Mai [7], des pépinières et autres pôles de compétitivité, l'État essaie en outre d'alimenter l'innovation économique par les productions de sa recherche académique.

   Enfin, à travers des réseaux de pairs, les enseignants d'une même discipline peuvent mobiliser Internet pour coopérer à distance. Un tel mode d'organisation de la production, fréquemment considéré comme déterminant pour la qualité de produits logiciels (en reprenant ici l'exemple de Linux et des logiciels libres), est actuellement considéré comme un nouveau modèle économique et prôné par des associations d'enseignants tel que Sésamaths [8]. Cette association a récemment publié, en partenariat avec un éditeur multimédia éducatif, un manuel scolaire libre sur support papier [9]. Outre le soutien d'enseignants et cette valorisation éditoriale remarquable, elle a pu bénéficier d'appuis institutionnels et de soutiens ponctuels, comme l'a témoigné un inspecteur pédagogique de mathématiques lors d'un des ateliers.

   Enfin, la question de l'animation de communautés de pratiques comme celle des groupes d'enseignants d'une discipline par des inspecteurs pédagogiques, a apporté une illustration de la coexistence entre deux types contradictoires de relations, une relation hiérarchique qui fonde le fonctionnement institutionnel et une égalitaire qui favorise les échanges au sein d'un réseau de pairs.

Évaluer les ressources et pratiques pédagogiques ?

   Dans le cas où l'utilisation des ressources pédagogiques numériques est un gage d'efficacité pour les enseignants, la production et la diffusion de ces ressources constituent des opérations supplémentaires qui appellent les enseignants à une spécialisation dans les tâches de production ou à une externalisation par l'institution de ces services auprès d'opérateurs économiques, ce qui implique, dans tous les cas, de nouveaux modes de gestion. Dans le cas d'une production de ressources par des enseignants bénévoles, lorsque des problèmes de responsabilité éditoriale persistent, ils peuvent déboucher sur plusieurs issues : le réseau associatif peut s'institutionnaliser ou se marchandiser, partiellement ou intégralement.

   Ainsi, pour conserver dans un cadre institutionnel une telle activité émergente, sa valorisation peut jouer un rôle déterminant. Si la production, dans un cadre coopératif, est un facteur de développement professionnel des enseignants, pourquoi ne pas envisager de « nouvelles perspectives de formation coopérative pour des professionnels de l'éducation » comme le formulent (Baron & Bruillard, 2006) et justifier ainsi une mise à disposition partielle des enseignants ?

   Mais dans ce processus de reconnaissance, quels sont les termes effectifs de l'échange ? L'institution attribue-t-elle gratuitement un label, telle la marque « Reconnu d'Intérêt Pédagogique », ou fournit-elle un soutien plus appuyé à la production, avec des implications probables en matière de contrôle ? Et lorsqu'il s'agit de soutenir en exerçant un contrôle, sur quels critères s'appuyer ? Comment évaluer la qualité des ressources produites ? Cela semble être difficile, car tout dépend de l'usage qu'on en fait et définir un critère de qualité menacerait la pluralité pédagogique.

   Ne faudrait-il pas plutôt se résoudre à une coexistence dialectique de trois modes d'édition – diffusion de ressources, à savoir l'institution en tant que garante de la qualité, le marché comme lieu de rencontre entre l'offre et la demande et le réseau à travers lequel émergence de nouvelles modalités d'échanges ? L'existence de telles formes hybrides dépendent probablement de plusieurs facteurs, en lien étroitement avec les contextes qui sont en jeu.

   Pour ma part, j'ai choisi de m'intéresser à ces questions dans le cadre de l'enseignement technique, un secteur du système éducatif qui a la particularité de connaître une instrumentation poussée et un lien intéressant avec le monde professionnel.
J'accueillerai avec attention vos messages envoyés à <daneeric@free.fr>.

Éric Dané

Références

Baron Georges-Louis & Bruillard Éric (Dir.) (2006). Technologies de communication et formation des enseignants, Vers de nouvelles modalités de professionnalisation ? INRP, Collection : Documents et travaux de recherche en éducation. ISBN 2-7342-1023-1.

Baron Georges-Louis (2005). Les TICE, de l'innovation à la scolarisation. Problèmes et perspectives. 1er colloque Accompagner les TICE à l'école, 14-15 janvier 2005. [en ligne]
<http://aft-rn.net/actes_colloque05/conferences/conference_GL_Baron.pdf>.

Cuban Larry. (1997). Rencontre entre la classe et l'ordinateur : la classe gagne. Dans G.-L. Baron (Dir.), Les nouvelles technologies : permanence ou changement, Recherche et formation (26), ISSN : 0988-1824, p. 11-29. [OAI : oai :archive-edutice.ccsd.cnrs.fr :edutice-00000797_v1] -
<http://archive-edutice.ccsd.cnrs.fr/edutice-00000797>.

Observatoire des ressources multimédias en éducation <http://www.orme-multimedia.org/>.

NOTES

[1] http://rencontres.orme-multimedia.org/index.php.

[2] La 10e édition a rassemblé, en 2005, près de 2 000 visiteurs.

[3] « Anciennes manufactures de tabac de la Seita réhabilitées en un pôle culturel et multimédia, dans le cadre de l'opération d'intérêt national Euroméditerrané », d'après
http://rencontres.orme-multimedia.org/Pole-culturel-et-multimedia-de-la,49.html.

[4] http://www.effet-mirage.com.

[5] http://www.agenda-culturel.com.

[6] Citons, parmi d'autres, le système d'exploitation Linux, le serveur Web Apache et l'encyclopédie en ligne Wikipédia.

[7] Un des deux incubateurs nationaux labellisés par le Ministère de l'Éducation nationale d'après le Pr. Michel Laurent.

[8] Association d'enseignants de mathématiques au collège qui produit des ressources en ligne gratuites.

[9] http://manuel.sesamath.net.

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Association EPI
Mai 2006

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