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Pourquoi et comment un enseignement d'informatique
pour tous les élèves

Consultation « L'ambition numérique de la France » :
« La société face à la métamorphose numérique »

Jean-Pierre Archambault
 

   L'informatique, science de la représentation et du traitement de l'information numérisée, est au coeur du numérique, comme les sciences physiques le sont au coeur de l'industrie de l'énergie et la biologie l'est au coeur du vivant. À ce titre, elle est la clé de la compréhension du monde numérique en construction.

   Dans cette contribution, nous verrons la nécessité de « fixer un cap » (un enseignement d'informatique pour tous les élèves et la question essentielle de la formation des enseignants), les différents statuts éducatifs de l'informatique et du numérique. Nous examinerons les enjeux de l'informatique et du numérique au prisme des missions de l'École (former l'homme, le travailleur et le citoyen). Nous rappellerons comment l'École donne une culture générale. Nous donnerons des éléments sur les contenus à enseigner. Nous terminerons par le caractère non immuable de la culture générale scolaire qui, à notre époque, ne peut que comporter une composante informatique, science et technique.

   À la rentrée 2012 a été créé en Terminale S un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique ». À la rentrée 2013, un enseignement d'informatique a été mis en place pour tous les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques. Un apprentissage du code informatique à l'école primaire se fera, d'abord dans le cadre périscolaire puis, à partir de la rentrée 2016, dans le cadre scolaire. Ces premiers pas vers un enseignement de l'informatique pour tous les élèves, composante de leur culture générale, dont l'action en leur faveur de notre association est bien connue, en appellent d'autres.

   Le cap doit être clairement fixé, à savoir un enseignement d'informatique pour tous les élèves, une discipline informatique au collège et au lycée, après une sensibilisation à l'école primaire, comme le préconise le rapport de l'Académie des Sciences L'enseignement de l'informatique en France – Il est urgent de ne plus attendre [1]. Une montée en charge est d'évidence incontournable (réaliste mais rapide). Mais toutes les mesures transitoires, les étapes nécessaires ne prennent leur véritable sens que quand le cap est fixé. L'enseignement de la discipline informatique doit être assuré par des professeurs d'informatique, ce qui suppose la création d'un Capes et d'une agrégation d'informatique, voire des Capes et agrégations bivalents, des mesures de reconnaissance des professeurs enseignant l'option de spécialité ISN et des certifications pour les professeurs des écoles [2]. Des plans de formations initiale et continue sont indispensables.

   L'approche selon laquelle les apprentissages doivent se faire d'une manière exclusive à travers les usages de l'outil informatique dans les différentes disciplines existantes ne fonctionne pas. Le B2i est un échec. L'École donne la culture générale de son époque à travers des disciplines qui constituent la culture générale scolaire. Nous y reviendrons. L'informatique a différents statuts éducatifs qui sont complémentaires. Elle est à la fois [3] :

  • objet d'enseignement ;

  • outil pédagogique transversal ou spécifique à une discipline, dont on ne dira jamais assez la complémentarité avec le statut précédent, les deux se renforçant mutuellement – facteur d'évolution des disciplines enseignées, de leur « essence » (objets, méthodes et outils) ; c'est plus ou moins le cas pour toutes les disciplines et particulièrement vrai pour les enseignements techniques et professionnels où le traitement de texte s'est substitué à la machine à écrire, la base de données au fichier-carton, le logiciel de DAO à la planche à dessin, la machine à commandes numériques à l'étau-limeur, etc. ;

  • outil de travail personnel et collectif des élèves, des enseignants et de la communauté éducative dans son ensemble.

   Cette diversité de l'informatique à l'École, ses statuts éducatifs amènent à distinguer les profils de formation suivants :

  • les professeurs de la discipline scientifique et technique informatique.

  • l'ensemble des enseignants pour qui c'est une formation à l'exercice de leur métier ; avec deux niveaux, les enseignants et les formateurs ;

  • les enseignants d'une discipline donnée (peu ou prou, toutes les disciplines, d'une manière spécifique).

   Pour répondre à la question de savoir pourquoi enseigner l'informatique à l'École, examinons la place prise par l'informatique dans la société au prisme des trois missions traditionnelles de l'École, à savoir former l'homme, le travailleur et le citoyen.

Le citoyen

   Lors des débats sur l'énergie, un citoyen sait de « quoi il retourne » car il peut se référer à ses cours de sciences physiques. Idem pour ceux sur les OGM avec ce qu'il a appris en SVT.

   Le citoyen a ainsi des connaissances pour se faire son opinion. Ces apprentissages se sont faits dans un cadre disciplinaire : la physique, la chimie, les SVT sont des matières scolaires en tant que telles.

   L'on se souvient que lors des votes sur la transposition de la directive européenne DADVSI et de la loi Hadopi, s'il fut abondamment question de copie privée, de propriété intellectuelle, de modèles économiques..., ce fut sur fond d'interopérabilité, de DRM, de code source, de logiciels en tant que tels.

   Mais que signifie « code source » pour quelqu'un qui n'a jamais écrit la moindre ligne de programme ? « Neutralité du Net » pour celui qui n'a aucune représentation mentale d'un réseau informatique ? Et il y a aussi les libertés numériques, le respect de la vie privée, la NSA, la protection des données personnelles, le vote avec les ordinateurs et les réseaux, etc. Dans un cas comme dans l'autre on n'a pu que constater un sérieux déficit global de culture informatique largement partagé... La question se pose bien de savoir quelles sont les représentations mentales opérationnelles, les connaissances scientifiques et techniques informatiques qui permettent à tout un chacun d'être en phase et en prise sur la société dans laquelle il vit.

   L'informatique est une condition de l'exercice de la citoyenneté. Ceux qui sont hostiles à l'enseignement de la science informatique avancent souvent l'idée qu'il faut former aux problèmes sociétaux liés au numérique et à l'informatique, mais pas à la science informatique. Comme si l'on pouvait parler avec pertinence des effets des sciences, de ce qu'elles sous-tendent et entraînent, du monde qu'elles contribuent à créer, sans les connaître ! Il faut « ouvrir le capot ». Les sciences ont une contribution spécifique et irremplaçable dans la formation du citoyen.

Le travailleur

   La France doit former des techniciens, des ingénieurs et des scientifiques qui sachent développer des outils numériques : il y va de l'innovation et de l'emploi, de la création des richesses. L'informatique est une science et technique majeure du XXIe siècle (elle représente avec les sciences de l'information 30 % de la R&D de par le monde, 18 % seulement en Europe), omniprésente dans l'entreprise et les administrations. L'informatisation est la forme contemporaine de l'industrialisation. Elle intervient dans l'économie de plusieurs façons essentielles, aux niveaux suivants : la production de biens manufacturés ou agricoles, de par l'automatisation de plus en plus poussée des processus de production ; la création de nouveaux produits ou l'amélioration de produits anciens par l'introduction de puces et de logiciel ; la communication entre les personnes. L'industrie automobile recrute aujourd'hui plus d'informaticiens que de mécaniciens. On ne fait plus d'essais en vol pour fabriquer des avions. Tous les secteurs d'activités sont concernés : chirurgie, médecine, arts, architecture, droit... On a besoin de spécialistes informaticiens bien sûr – on en manque – mais tous les personnels, peu ou prou utilisateurs au quotidien de l'informatique, doivent avoir la culture qui donne le recul et l'efficience. Gare aux difficultés de dialogue quand sévit l'illettrisme numérique...

L'homme

   On entend souvent dire que, l'informatique irriguant la vie quotidienne de tout un chacun, les nouvelles générations, qui baignent dans Internet depuis leur plus jeune âge, n'auraient pas besoin d'une formation spécifique de nature scientifique et technique. Leurs utilisations d'Internet, dans et hors l'école, suffiraient. Qu'en est-il exactement ? Dans le cadre de sa thèse de doctorat, Cédric Fluckiger a réalisé une étude dans un collège de la région parisienne. Lucas, élève de troisième, pense qu'il est nécessaire d'avoir plusieurs abonnements à Internet pour accéder à toutes les pages, car les moteurs de recherche proposés sur les différents portails n'indiquent pas la même liste de sites : « Wanadoo ils ont pas les mêmes pages. Si je cherche quelque chose, j'aurai pas les mêmes choses dans Wanadoo et dans quelque part d'autre. (...) Ça change tout, c'est pour ça qu'on en a pris trois différents. » Cet exemple d'utilisation approximative, qui n'est pas unique loin s'en faut, traduit manifestement une représentation mentale erronée de l'environnement numérique dans lequel le collégien évolue. Des pratiques spontanées et sans recul ne suffisent pas pour devenir un utilisateur averti. Une bonne appropriation de notions scientifiques fondamentales est indispensable car elle conditionne une utilisation rationnelle de l'outil conceptuel qu'est l'ordinateur et la résolution des problèmes rencontrés au fil du temps présent et à venir dans la société et l'économie numériques. Il faut relativiser fortement les compétences acquises hors de l'École, qui restent limitées aux usages quotidiens. Elles sont difficilement transférables dans un contexte scolaire plus exigeant. Les pratiques ne donnent lieu qu'à une très faible verbalisation. Les usages reposent sur des savoir-faire limités, peu explicitables et laissant peu de place à une conceptualisation. Il ne faut pas confondre « consommation » et « création » d'informatique, utilisation « intelligente » des outils [4].

   Comment donner une culture générale informatique ? Comment l'École donne-t-elle une culture générale ? Il suffit de regarder ce qu'elle fait avec les autres domaines de la connaissance.

Depuis longtemps, nous savons qu'il est indispensable que tous les jeunes soient initiés aux notions fondamentales de nombre et d'opération, de vitesse et de force, d'atome et de molécule, de bactérie et de virus, de chronologie et d'événement, de genre et de nombre, etc. Pour différentes raisons. La thermodynamique, la mécanique, l'électricité, la chimie sous-tendent les réalisations de la société industrielle. Cela concerne effectivement les futurs spécialistes. Mais tout le monde ne sera pas technicien ou ingénieur. En revanche, tout le monde a besoin d'une culture de base en la matière. Au travail mais aussi dans le quotidien car il faut connaître l'environnement moderne. Se connaître aussi, c'est le rôle des SVT, savoir de quoi est fait l'être humain et comment son corps fonctionne, même si, répétons-le, tout le monde n'est pas médecin ou infirmier ou infirmière. Et il y a les débats de société que nous avons mentionnés ci avant, portant par exemple sur le nucléaire ou les OGM, auxquels le citoyen doit pouvoir participer et pour cela savoir ce dont il est question. Il peut alors s'appuyer sur les connaissances scientifiques qu'il a acquises grâce aux cours de sciences physiques et de SVT qui sont, de fait, des conditions d'un exercice plein de la citoyenneté Et ces initiations se font dans un cadre disciplinaire. Il est indispensable aujourd'hui d'initier tous les élèves de la même façon aux notions centrales de l'informatique, devenues tout aussi indispensables : celles d'algorithme, de langage et de programme, de machine et d'architecture, de réseau et de protocole, d'information et de communication, de donnée et de format, etc. Cela ne peut se faire qu'au sein d'une discipline informatique en tant que telle.

   Pour les contenus informatiques à enseigner, on pourra se référer au programme de l'enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » de Terminale S [5].

   Dans le cadre des actions menées en faveur de l'enseignement de l'informatique, l'EPI et la SIF (et d'autres) ont été « forces de proposition » [6].

   Suite à une audience au Conseil Supérieur des programmes avec Alain Boissinot son président, nous avions adressé au conseil un texte « Proposition d'orientations générales pour un programme d'informatique à l'école primaire » [7]. En janvier 2014, nous avons envoyé un autre texte sur l'enseignement de l'informatique au Collège [8]. L'apprentissage de la programmation y occupe une place centrale. L'enseignement de l'informatique permet de développer des compétences essentielles comme : modéliser, collecter des données, abstraire, projeter, réaliser, travailler en groupe, interagir avec un objet matériel. Et au collège on peut montrer l'ouverture de l'informatique vers d'autres domaines techniques et l'importance des données dans le monde actuel, aborder les réseaux, commencer à réfléchir aux modifications profondes que l'informatique apporte à notre société. Et cela en complémentarité avec l'approche numérique dans les différentes disciplines et activités. Ce qui donc n'exclut évidemment pas l'utilisation de l'« outil » informatique dans les différentes disciplines et activités. Faut-il répéter une fois de plus que les deux démarches sont complémentaires ?

   S'il y a des fondamentaux qui demeurent, la culture générale scolaire n'en est pas pour autant immuable. Elle évolue car la société évolue. Il faut donc aller vers un enseignement de l'informatique pour tous les élèves. Le latin et le grec n'occupent plus la place qu'ils avaient antan. En mathématiques, la géométrie descriptive et les coniques ont disparu, remplacées par les probabilités et les statistiques. Dans les années 1960, la discipline sciences économiques et sociales a été créée, etc. Çà et là on nous dit que l'emploi du temps des élèves est déjà très chargé. Mais l'allongement de la scolarité est une tendance lourde. Il est loin le temps où la majorité d'une génération quittait l'école à 10, 12 ans. La marge de manoeuvre est réelle pour sortir du cercle (de plus en plus) vicieux qui veut que comme c'est difficile d'introduire une nouvelle discipline, eh bien on ne le fait pas. Si l'on appliquait ce principe dans le futur, on est certain que dans 1 000 ans les enseignements seraient les mêmes qu'aujourd'hui ! Et l'on peut essayer d'imaginer ce que serait l'enseignement en 2014 si les pédagogues du passé avaient développé et mis en oeuvre des thèses similaires. Les élèves d'aujourd'hui apprendraient, comme dans les écoles médiévales, d'abord la Grammaire, la Dialectique et la Rhétorique, puis l'Arithmétique, la Musique, la Géométrie et l'Astronomie. Pas de Physique, pas d'Histoire, pas de Biologie ! Et si les disciplines scolaires sont générales et concernent tous les élèves, elles contribuent aussi à donner des fondamentaux que certains retrouveront dans leurs formations ultérieures et leur vie professionnelle.

Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI
pour le bureau national de l'association « Enseignement Public et Informatique »
bureau@epi.asso.fr
EPI-Laboratoire d'informatique de Paris VI
tour 26, Boîte courrier 169, 4 place Jussieu
75252 PARIS cedex 05

Voir le courrier de Madame Axelle Lemaire, Secrétaire d'État au Numérique, au président de l'EPI : http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d1412a.htm

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] Rapport de l'Académie des sciences, mai 2013 :
http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/rads_0513.pdf

[2] Une audience au Ministère de l'Éducation nationale sur l'enseignement de l'informatique :
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d1411a.htm

[3] « La diversité de l'informatique à l'École » :
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1402b.htm

[4] Voir « Internet et ses pratiques juvéniles », Cédric Fluckiger, Médialog n° 69 :
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0905d.htm

[5] « Enseignement de spécialité d'informatique et sciences du numérique de la série scientifique - classe terminale », Bulletin officiel spécial n° 8 du 13 octobre 2011 :
http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=57572

[6] Reçus au titre de l'EPI, le 12 décembre 2007, par Mark Sherringham, Inspecteur général de l'Éducation nationale, Conseiller au cabinet du ministre de l'Éducation nationale, Jean-Pierre Archambault et Jacques Baudé lui avaient remis un document de synthèse fruit des travaux du groupe ITIC de l'ASTI, créé à l'initiative de l'EPI, comportant les grandes lignes d'un programme ITIC pour les trois années du lycée. Voir Communiqué de l'EPI : « Audience de l'association Enseignement Public et Informatique au cabinet du Ministre de l'Éducation nationale » :
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0712f.htm
« Pour un enseignement de l'Informatique et des Technologies de l'Information et de la Communication au lycée », Groupe ITIC de l'ASTI, EpiNet n° 100, décembre 2007 :
http://www.epi.asso.fr/revue/editic/asti-itic-txt_0711.htm
Mark Sherringham leur avait demandé, pour le mois de mars 2008, un document explicitant les grandes lignes d'un tel programme, en le modulant selon l'horaire hebdomadaire imparti (2, 3 heures pour les élèves) et les différentes séries. La commande avait été honorée.
Proposition de programme 2de, 1e et Terminale :
http://www.epi.asso.fr/revue/editic/asti-itic-lycee-prog.htm

[7] « Proposition d'orientations générales pour un programme d'informatique à l'école primaire », Serge Abiteboul, Jean-Pierre Archambault, Gérard Berry, Colin de la Higuera, Gilles Dowek, Maurice Nivat :
http://www.epi.asso.fr/revue/editic/itic-ecole-prog_2013-12.htm

[8] « Esquisse d'un programme d'informatique pour le Collège », Serge Abiteboul, Jean-Pierre Archambault, Gérard Berry, Colin de La Higuera, Gilles Dowek, Maurice Nivat :
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d1402a.htm

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Association EPI
Décembre 2014

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