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Création et internet

Philippe Aigrain, 2008, éditions InLibroVeritas <www.inlibroveritas.net/>, sous licence Creative Commons by-nc-nd 2.0.

   L'ouvrage de Philippe Aigrain, Création et internet, paru en octobre 2008, est plus que jamais d'actualité, puisqu'il nous montre que l'on pouvait – faut-il définitivement parler au passé ? – facilement atteindre une solution non répressive pour le phénomène de téléchargement dit « illégal », et instaurer un cadre juridique qui favoriserait l'apparition d'un nouveau modèle économique de création et pourrait à moyen et long termes changer le panorama des industries culturelles, et notamment des producteurs et distributeurs. L'ouvrage de M. Aigrain n'a pas l'ambition de formuler un autre modèle économique de la création, ni n'est un moyen direct d'établir une culture libre, mais simplement d'affiner et d'améliorer la licence globale ; c'est donc sans doute sa modération qui l'a, à ce qui semble, écarté des réunions et autres assises de la création sur internet. Inviter la raison à la table de l'hystérie faisait sans doute courir le risque à ceux qui rêvent d'un monde sans liberté de voir leur logique de guerre s'effondrer devant une solution concertée.

   En effet, la proposition de l'auteur, partagée par de nombreux autres, tient en une mesure compensatoire qui permettrait de légaliser la diffusion gratuite et les usages de communication et de reproduction sur internet en échange d'une redevance acquittée par les internautes possédant une connexion haut débit. Cette proposition repose selon les mots de l'auteur sur deux piliers essentiels : « la reconnaissance des échanges "hors-marché" entre individus de représentations numériques d'oeuvres », reconnaissant ainsi que les relations d'échanges et de diffusion entre internautes sont absolument imparables et sont au contraire une richesse et l'une des forces d'innovation de nos sociétés digitales, et « un mécanisme de financement mutualisé de la création et de sa rémunération » (page 5), reconnaissant aussi que les créateurs doivent être rémunérés. La redevance que l'ensemble des abonnés à une connexion haut débit devrait payer leur permettrait d'user au moins des droits de reproduction et de communication et, si l'auteur l'accorde, des droits de modification, sur le modèle des licences Creative Commons [1]. Cette redevance, comme le calcul de son montant, les mécanismes d'évaluation des usages de téléchargement, les modalités de son recouvrement et de sa redistribution sont décrits très précisément, ce qui a, en premier lieu le mérite de poser le problème sur un plan pratique et de montrer sans ambiguïté que l'affrontement entre publics et partie des créateurs et ensemble des industries culturelles, et les effets prochains d'une loi perverse [2] étaient parfaitement évitables. D'autre part, l'auteur fait preuve d'une grande connaissance des enjeux de la dématérialisation de la création en ouvrant les portes à la construction d'un champ autonome de développement de la création digitale, ce qui est rarement le cas dans les formulations de modèles économiques du libre qui attachent souvent leur réussite ou leur survie à la vente de l'objet physique (livre) ou d'un événement physique (concert), qui ne seront pourtant pas, eux non plus, indéfiniment physiques. À travers cette proposition, Philippe Aigrain se fait le porte-parole de ceux qui prennent réellement en compte la situation actuelle : la redevance vise à compenser les intermédiaires classiques, c'est la nécessité de s'appuyer sur le passé ou de ménager la chute irréversible des intermédiaires traditionnels et d'accéder à des changements sans blocage ni affrontement, à développer le soutien « environnemental », c'est favoriser les changements à court et moyen termes, et construire un espace public et légal de la création, c'est investir dans une vision saine de la relation entre création et État à long terme.

   Ainsi, bien que l'on doive, en tant que défenseur d'une certaine vision de la culture libre, considérer cette proposition comme stratégique et intermédiaire, car le problème des droits n'y est pas du tout réglé [3], ses relations avec le libre ne sont pas claires et les droits des publics très peu abordés au profit d'une protection et d'une liberté très forte des créateurs, cette dernière mouture de licence globale est une façon réaliste et efficace de passer d'une époque à une autre. Que ceux donc qui préfèrent rester dans les cavernes laissent du moins loisir aux autres d'avancer vers l'avenir avec sous le bras sans doute l'ouvrage de Philippe Aigrain !

Accessible notamment depuis le blog de Philippe Aigrain : http://paigrain.debatpublic.net/?page_id=171.

Frédérique Muscinési
pour l'association EPI

Comme tous les textes de Frédérique Muscinési sur ce site, celui-ci peut être utilisé, diffusé, copié et modifié pour des usages commerciaux ou non commerciaux à condition qu'il reste sous la même licence Creative Commons, Paternité-Partage des conditions à l'identique 2.0, creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/fr/.

NOTES

[1] Les licences Creative Commons permettent à l'auteur de moduler les droits qu'il veut laisser au public, hormis les droits de copie et de communication qui fondent la base de l'esprit de la culture libre. En France, les auteurs peuvent donc choisir de permettre au public de modifier leurs oeuvres et de les utiliser à des fins commerciales ou non. La combinaison des divers droits donne 6 licences différentes, bien que pour certains l'interdiction de modifier l'oeuvre empêche de la considérer alors comme libre.

[2] L'argument de la « loi perverse » dans le cas du téléchargement illégal a été depuis longtemps appliqué par l'avocat espagnol David Bravo* à l'interdiction du téléchargement. Le principe consiste à dire qu'une loi qui interdit un usage social massif a au contraire la conséquence de fragiliser l'autorité législative et l'État, car la loi est injuste et ne correspond pas aux usages. Elle est perverse car elle ne conduit qu'à des réactions inverses (détournements, non-respect...). Ce positionnement est aussi utiliser par le réseau des pirates** dans le titre de sa déclaration : « Nous sommes des millions, ils font de nous des pirates ».
* http://www.filmica.com/david_bravo/.
** http://reseaudespirates.org/.

[3] La redevance est compensatoire, ce qui signifie que l'on reconnaît que les créateurs perdent de l'argent par le biais du téléchargement, et donc les droits d'auteur. Or, je crois pour ma part que le fondement du problème de la création et du marché culturel ne se trouve pas dans la gratuité – les auteurs doivent être rémunérés –, mais dans la cession ou plutôt la disparition des droits que conservent les auteurs ou intermédiaires classiques. Dans une logique de marché, les créateurs devraient pouvoir vendre leurs oeuvres au prix qu'ils le désirent, mais une fois vendues ne devraient pas plus avoir de droit que le boulanger sur sa baguette de pain. Dans une logique hors-marché, le don au commun de la création devrait être valorisée par une rémunération de la production/création par l'État ou bien, s'il faut que l'État disparaisse totalement dans son rôle de protecteur du public, par la communauté. Dans ce cas la redevance n'est pas compensatoire mais est une forme d'achat collectif de l'oeuvre au profit de la communauté qui contribue à l'intégration de l'art au sein de la société.

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Association EPI
Avril 2009

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