Le développement de l'informatique et des technologies de l'information et de la communication
dans l'enseignement

Et si la voie suivie n'était pas la bonne ?

Jacques Baudé
Président d'Honneur de l'EPI
(association Enseignement Public et Informatique)
Ex-membre du Conseil Scientifique National [1]

 

« ... nous restons persuadés qu'un pays comme le nôtre, et l'Europe toute entière, ne pourront garder leur identité, résister à la concurrence internationale, créer des emplois et dégager des ressources pour la collectivité que s'ils développent des secteurs de haute technologie nécessitant une main d'oeuvre hautement qualifiée. Les entreprises, petites et moyennes, doivent également se moderniser et ne peuvent le faire qu'en disposant d'une main d'oeuvre compétente en matière de technologies modernes, issue d'une société dont la culture globale aura intégré, grâce au système éducatif, ces technologies. Existe-t-il d'autres choix ? »

Déclaration de l'Assemblée générale de l'EPI en 1994 [2]

A- Ça ne va pas... Quelques constats récents

- Rapport du groupe de travail pour le développement des TIC dans l'Éducation nationale, sous la Direction de Benoît Sillard (SDTIC - Ministère de l'Éducation nationale), octobre 2006 [3].

« Le système éducatif français est en retrait...
« Le développement des TIC reste inégal selon les niveaux, les disciplines, les territoires. De nombreux freins existent encore.
« L'implication des disciplines dans l'utilisation des TICE est très inégale. Les usages dans le cadre des domaines d'enseignement restent trop timides... »

- Lettre de la modernisation de l'État, janvier 2006 [4].

« Trois ans après le lancement du plan RE/SO 2007, difficile de juger du rôle réel de l'école dans l'apprentissage des nouvelles technologies, quand les élèves avouent souvent avoir appris à utiliser le Web par tâtonnement... »
« Moins brillant est le rôle de l'école dans la formation aux usages d'internet. Seulement un élève sur quatre a passé le brevet informatique et internet (B2i) l'année dernière, censé évaluer les compétences des élèves en informatique, cinq ans après son introduction... »
« Du propre aveu du ministère de l'Éducation, dans son bilan de mi-parcours des objectifs RE/SO 2007, l'usage des TIC dans l'enseignement demeure du domaine de quelques pionniers... »
« Près des deux tiers des enseignants n'utilisent toujours pas les outils informatiques dans leurs pratiques pédagogiques avec les élèves... »

- Mission d'audit de modernisation : Rapport sur la contribution des nouvelles technologies à la modernisation du système éducatif, mars 2007 [5].

Rapport établi par trois inspecteurs des finances et deux inspectrices générales de l'éducation nationale : « La situation en France peut sembler paradoxale : beaucoup de conditions favorables à l'usage des TICE sont réunies mais ces usages demeurent modestes. (...) Les statistiques européennes classent la France en avant dernière position au niveau européen lorsque l'on regarde globalement l'accès à l'outil, sa maîtrise dans un contexte pédagogique et la motivation des enseignants. (...) Il est ainsi difficile de voir émerger une vraie politique nationale, tant pour impulser un élan collectif dans une direction définie que pour le piloter et évaluer les résultats obtenus. (...) Les collectivités ont donc de façon croissante le sentiment que les investissements qu'elles réalisent ne sont pas utilisés au mieux. »

- Les Régions engagées dans les TIC pour l'éducation bien au-delà de leurs obligations (Communiqué de l'Association des Régions de France), octobre 2005 [6].

Les Régions regrettent « la politique en dents de scie du gouvernement dans un domaine aussi important ». Elles appellent l'État « à renforcer ses programmes d'éducation critique aux médias et aux TIC, élément aujourd'hui indispensable d'une éducation citoyenne ».

   Les constats sont confirmés par les chiffres dont les ordres de grandeur convergent.

B- L'usage très limité dans les disciplines, la stagnation voire le recul du B2i

   Six ans après la création du B2i collège, de l'ordre de 25 % seulement des collégiens obtiennent une attestation (complète ou partielle). Environ 20 % des enseignants de collège participent activement au B2i. Moins de 10 % des enseignants utilisent les TIC de façon significative avec leurs élèves dans leur discipline. Selon Médiamétrie [7], si plus de 85 % des élèves de 11 à 18 ans utilisent l'ordinateur hors de l'École, 60 % disent ne l'utiliser « qu'au moins une fois par mois ou moins souvent » dans le cadre scolaire (en classe ou au CDI).

   Remarquons que le B2i répond d'abord à un non-dit : assurer la « maîtrise » des TIC par les élèves sans moyens humains nouveaux. Pour cela on s'appuie sur les pédagogues de la « compétence » et de « l'appropriation par la pratique » pour construire une usine à gaz qui a peu de chance de fonctionner et d'ailleurs fonctionne mal.

   Comment faire fonctionner en effet un tel dispositif ?

  • dans lequel les compétences attendues des élèves sont formulées de façon très générale, sans contenus scientifiques, sans savoirs ni savoir-faire précis (alors qu'ils sont identifiés depuis longtemps), sans cohérence didactique et partage rigoureux des tâches ;

  • compétences censées être transmises par des enseignants de différentes disciplines dont la culture informatique est trop souvent disparate et insuffisante et qui utilisent très peu les TIC dans leur enseignement.

   Nous souscrivons pleinement à ce qu'écrivait récemment un orfèvre en la matière (Bruno Devauchelle, 24 mars 2007) [8] : « La culture des enseignants n'a pas permis une réelle prise en compte de la démarche B2i », et plus loin, « Il ne suffira pas d'un examen ou d'une injonction supplémentaire pour faire du B2i un objet commun tant qu'on n'aura pas posé la question de la culture TICE des enseignants ».

   Nous étendons ce jugement au problème en amont de l'utilisation « timide » (pour reprendre le qualificatif du rapport Sillard) dans les différentes disciplines.

C- Proposition : un enseignement « Informatique et TIC » (ITIC)

   Venons-en au coeur du sujet.

   Nos élèves appartiennent à une génération qui a grandi avec les consoles de jeu, les téléphones portables, les ordinateurs et Internet et qui n'a pas grand chose à apprendre en matière d'utilisation empirique de ces outils numériques.

   Ce n'est pas sur ce terrain que l'École doit se positionner si elle veut remplir un rôle utile à la société [9]. Elle doit se situer résolument à un autre niveau de compréhension. Or, il se trouve que beaucoup d'élèves sont demandeurs de « Comment ça marche ? », « Comment aller plus loin ? » Nombre d'entre eux souhaitent que des enseignants plus compétents qu'eux les aident à ouvrir ou entrouvrir quelques boîtes noires. Et plutôt que de répéter jusqu'à la nausée que le « fossé se creuse », que « l'École est dépassée », que « l'écart s'accroît entre les enseignants et les jeunes »... il nous semble plus sain de proposer une autre approche.

   L'EPI propose une discipline I+TIC, dans un premier temps pour les élèves qui le souhaitent, et ayant vocation à se généraliser. Tout en continuant de promouvoir naturellement les utilisations didactiques et pédagogiques dans les différentes disciplines et activités. Les deux démarches n'étant pas exclusives mais complémentaires.

   En effet, à quoi sert l'École si elle abandonne le terrain qui est le sien, celui de la transmission rigoureuse, structurée, progressive, de savoirs et de savoir-faire sous la responsabilité d'enseignants correctement formés ? On hésite à proférer un pareil truisme et pourtant, c'est le contraire que l'on s'acharne à faire depuis des années : laisser les élèves acquérir des « compétences », qu'ils ont déjà, sous la direction d'enseignants qui ne les ont pas (nous parlons des 80 % d'enseignants qui ne s'impliquent pas dans le B2i, pas des 20 % qui font le mieux qu'ils peuvent !).

   Cet enseignement ITIC pourrait s'inspirer – pour le lycée – des programmes de l'ex-option qui avaient été élaborés grâce à une large concertation entre universitaires et enseignants du terrain. Il conviendrait évidemment de les adapter aux évolutions récentes (Internet) mais ce n'est pas là un problème. Pour le collège, la partie « informatique et TIC » du programme de Technologie devrait être renforcée.

   Pour ne pas surcharger cet article, nous renvoyons aux propositions de l'association et aux derniers programmes de l'option informatique des lycées (rétablie par François Bayrou) sur le site EPI (rubrique Informatique et TIC). Ces documents donnent une assez bonne idée de ce qu'on appelle un enseignement ITIC. On consultera également avec intérêt le Bulletin Officiel n° 25 de juin 1999 :
http://www.epi.asso.fr/revue/95/b95p033.htm.

D- Dans quelles conditions ?

   Des conditions politiques en premier lieu. Un choix doit être fait au plus haut niveau en fonction des besoins du Pays [10].

   Des décisions volontaristes ont été prises tout au long de l'histoire de l'informatique dans le système éducatif. Malheureusement, les décisions positives furent trop souvent détruites par des décisions contraires du Gouvernement suivant... C'est probablement ce que l'Association des Régions de France (ARF) appelle une politique en dents de scie.

   On se plait à rêver de la situation qui serait la nôtre si des décisions concernant par exemple les formations « lourdes » des enseignants, l'option informatique, etc. avaient été assumées, améliorées, amplifiées par les ministres successifs au lieu d'être démolies.

   Le choix clair qui, selon nous, s'impose est celui d'un véritable enseignement.

   Les modalités concrètes sont ensuite l'affaire du Ministère de l'Éducation nationale. La décision politique étant prise, c'est à lui de fixer les horaires, d'assurer la définition et l'évolution des programmes, et de prévoir une montée en puissance en fonction des enseignants formés et des demandes des élèves et des familles.

   Ce n'est pas facile (ce ne l'était déjà pas en 1982 quand a été lancée l'OI) mais lorsqu'il y a une volonté, il y a un chemin...

E- La formation des enseignants

   La question de la formation des maîtres a toujours été la question phare de l'EPI depuis sa création en 1971. C'est effectivement le point clé.

   Pour revenir à l'option informatique (qui a eu le mérite d'exister et peut servir de modèle à la fois pour ce qu'il faudrait faire, mais aussi pour les erreurs à ne pas renouveler [11]), l'échec n'est pas imputable à l'option elle-même (son programme, ses enseignants) mais au système. Il était en germe dans le refus persistant – malgré les demandes toujours renouvelées du Conseil Scientifique National – de mettre en place des formations initiales et continues de nouveaux enseignants. La pénurie s'est faite sentir au bout de quelques années empêchant toute généralisation. Le coup de grâce a été donné quand le ministère a décidé de récupérer des postes d'enseignants (plus de 50 % d'entre eux étaient des matheux et des physiciens) dont il avait besoin par ailleurs.

   Il est parfaitement clair qu'un enseignement ITIC de qualité ne peut se développer à moyens constants ou sans un certain redéploiement des moyens existants.

   Si une décision politique de relance d'un tel enseignement devait être prise elle devrait obligatoirement s'accompagner de la mise en place de formations initiale et continue spécifiques d'enseignants. Le C2i n'est pas à la hauteur de l'enjeu.

Conclusion

   Il semble bien que du côté de certains responsables politiques, professionnels de l'informatique et universitaires, une prise de conscience de la nécessité d'un enseignement structuré de l'informatique et des TIC (ITIC) prend forme [12].

   Nicolas Sarkozy, avant son élection à la Présidence de la République, répondant à la question n° 14 (proposée par l'EPI) du questionnaire APRIL-candidats.fr [13], déclarait : « La solution [à la capacité d'écrire du code] passe par la refonte des programmes éducatifs consacrés à l'informatique, trop centrés sur la pratique... »

   Il répondait pratiquement dans les mêmes termes à des interviews du Journal du Net et de Commentcamarche.com, en ajoutant : « je ferai de la formation numérique une priorité » et concluait : « Je rêve qu'ensemble nous fassions de la France une grande nation numérique. »

   Acceptons-en l'augure.

   Les propositions de l'EPI sont prêtes.

15 mai 2007.

Jacques Baudé
Président d'Honneur de l'EPI
courrier@epi.asso.fr.
 

Quelques articles de la rubrique « Informatique et TIC » du site de l'EPI

- Note EPI : Pour un enseignement de culture générale « Informatique et Technologies de l'Information et de la Communication » (mai 2007).
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0705a.htm.

- Lettre ouverte de l'association Enseignement Public et Informatique aux candidates et candidats à la Présidence de la République (janvier 2007).
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0702a.htm.

- Note EPI : Socle commun des connaissances et compétences et enseignement de « l'informatique et des TIC » (2006).
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0601b.htm.

- Vers une Didactique de l'Informatique. Silvina Caraballo, Rosa Cicala (2006).
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0601c.htm.

- « La maîtrise des techniques usuelles de l'information et de la communication » comme faisant partie du socle commun des connaissances. Oui, mais pas n'importe comment ! Jacques Baudé (2005).
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0502a.htm.

- Pourquoi l'Informatique et la Technologie de l'Information en tant que matière de formation en Pologne ? Mariola Ganko-Karwowska (2004).
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0405a.htm.

- Démocratie et citoyenneté à l'ère numérique : les nécessités d'un enseignement. Jean-Pierre Archambault (2004).
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0509c.htm.

- Plaidoyer pour un enseignement des STIC (Sciences et Technologies de l'Information et de la Communication). Antoine Petit, Vice-Président de SPECIF (2000).
http://www.epi.asso.fr/revue/99/b99p031.htm.

- Informatique et TIC : une vraie discipline ? Jean-Pierre Archambault (à paraître en juin 2007).

NOTES

[1] Conseil Scientifique National (CSN) mis en place par la Direction des Lycées pour le pilotage et le suivi de l'option informatique (OI). L'EPI y était représentée par son Secrétaire général.

[2] Pour une évolution du système éducatif à l'aube du XXIe siècle. Déclaration de l'Assemblée générale de l'EPI, novembre 1994
http://www.epi.asso.fr/revue/76/b76p003.htm.

[3] Rapport du groupe de travail pour le développement des TIC dans l'Éducation nationale, mars 2006.
http://www.educnet.education.fr/chrgt/rapport-tice-2006.pdf.
Lecture EPI : http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0609a.htm.

[4] École : La Toile ne fait pas recette. La lettre de la modernisation de l'État, janvier 2006.
http://www.acteurspublics.com/lme/actu/24/dossier2.php.
Lecture EPI : http://www.epi.asso.fr/revue/lu/l0601v.htm.

[5] Rapport sur la contribution des nouvelles technologies à la modernisation du système éducatif, mars 2007.
http://www.audits.performance-publique.gouv.fr/bib_res/664.pdf.
Commentaires de l'EPI : http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0704e.htm.

[6] Association des Régions de France.
http://www.arf.asso.fr/.

[7] Baromètre Délégation aux Usages Internet. Médiamétrie, décembre 2006.
http://delegation.internet.gouv.fr/chrgt/barometre-usages-0612.ppt.

[8] Le B2i, étrange objet du monde scolaire. Bruno Devauchelle, mars 2007.
http://www.brunodevauchelle.com/blog/index.php?q=b2i.

[9] Lettre aux candidats à l'élection présidentielle de 2007. Adullact, février 2007.
http://adullact.org/breve.php3?id_breve=508.

[10] Syntec informatique propose un contrat d'avenir aux candidats à la présidentielle 2007, avril 2007.
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0704c.htm.

[11] Quelques enseignements à retenir de l'ex-option informatique des lycées (1981-1992). Jacques Baudé, mars 1996.
http://www.epi.asso.fr/revue/81/b81p143.htm.

[12] Note EPI : Pour un enseignement de culture générale « Informatique et Technologies de l'Information et de la Communication » et annexes, mai 2007.
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0705a.htm ;
http://www.lemondeinformatique.fr/entretiens/lire-le-syntec-interpelle-les-presidentiables-77.html ;
http://www.specif.org/AG/2007/Atelier_tendance.pdf ;
http://www.epi.asso.fr/revue/lu/l0704l.htm ;
http://www.epi.asso.fr/revue/lu/l0610d.htm ;
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0504b.htm.

[13] Réponses des candidat(e)s à la lettre de l'EPI et au questionnaire d'APRIL-candidats.fr, avril 2007.
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0704f.htm#Sarkozy.

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Mai 2007

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