Interview de Jean-Pierre Demailly

Professeur à l'université Grenoble I, directeur de l'Institut Fourier, membre de l'Académie des sciences
(avril 2005)
 

Dans un récent communiqué [1] l'EPI déclare : « L'association continue à regretter – compte tenu de l'importance maintenant reconnue des TIC dans l'ensemble des activités intellectuelles – qu'un espace ne soit pas réservé à leur enseignement au collège et au lycée en continuité avec l'école primaire. » Quel est votre sentiment sur cette question ?

     L'informatique est devenue aujourd'hui une technologie très importante au niveau économique et industriel. Elle a permis de développer des outils de travail performants dans de nombreux secteurs d'activité, des moyens de communication nouveaux au service du citoyen dans sa vie privée comme dans sa vie professionnelle. Elle a donné lieu à une industrie des media et des loisirs en pleine expansion. Il y a donc aucune raison de ne pas réserver une place à cet outil à l'école, afin que les enfants puissent s'y familiariser dans un cadre scolaire. Les possibilités d'accès à l'information qu'offre Internet peuvent être un complément appréciable pour les enseignants comme pour les élèves. Cependant, à l'école primaire en particulier, l'apport que peuvent fournir les technologies informatiques reste à mon avis second par rapport aux enseignements fondamentaux qui sont ceux du langage, de l'écriture et du calcul, enseignements dont l'appréhension ne passe pas nécessairement par l'outil informatique. Ainsi, il reste essentiel pour le jeune enfant de manipuler le papier et le crayon, de toucher à des objets qui ne sont pas que virtuels, comme les cubes, les bouliers, la règle graduée, le compas, les instruments de mesure, etc.

     L'usage prématuré des outils de calcul comme les calculettes peut être préjudiciable à l'apprentissage des bases du calcul, au développement du sens des opérations. Il n'y aurait d'ailleurs à mon avis que des avantages à ignorer purement et simplement les outils de calcul à l'école primaire, et peut-être même à en limiter encore l'usage au collège. Je pense au contraire qu'à petite dose, disons de 2 à 3 heures par semaine, l'usage de quelques outils bureautiques pour entreprendre l'écriture d'un journal scolaire ou pour échanger de l'information serait un complément utile à la formation scolaire, tout comme peut l'être l'usage d'exerciseurs bien ciblés dans les diverses disciplines d'enseignement. L'attention des jeunes enfants est en effet difficile à capter à certaines heures de la journée, et l'aspect ludique du travail sur ordinateur peut être un moyen de les motiver. En sciences, certaines expériences difficiles à réaliser peuvent faire l'objet d'expérimentations à partir de programmes de simulation ; la plupart des phénomènes naturels à grande échelle (astronomie, géographie, etc.) entrent certainement dans ce cadre.

Le projet de loi pour l'École propose, pour le socle commun devant être acquis pendant la scolarité obligatoire (6 à 16 ans), « la maîtrise des techniques usuelles de l'information et de la communication ». Ne peut-on craindre que l'ambition ne se réduise à « cliquer » ou, pire encore pour le partisan du « libre » que vous êtes, à manipuler les logiciels d'un grand éditeur américain...

     On peut en effet le craindre. La terminologie « maîtrise des techniques usuelles de l'information et de la communication » me paraît tout à la fois imprécise, inappropriée et excessive si on la prend au pied de la lettre : maîtriser la technologie est un objectif très ambitieux, relevant normalement des études supérieures spécialisées en informatique et en ingénierie logicielle. S'agit-il seulement d'initier les élèves à quelques programmes courants de bureautique et de communication ? Dans ce cas, le risque existe bel et bien qu'il ne s'agisse que d'une formation très terre à terre à l'usage de logiciels commerciaux de grands éditeurs, ce qui ne me paraît pertinent que dans des circonstances très particulières, par exemple pour des formations techniques courtes débouchant sur le secrétariat, la comptabilité, etc. L'usage d'outils informatiques est certes pertinent comme j'ai tenté de l'expliquer, mais il devrait plutôt être lié à des objectifs pédagogiques précis : développement des techniques d'expression et d'écriture, exercices de calcul et de grammaire, visualisation expérimentale, dessin et infographie, recherche et organisation de l'information, calculs numériques et représentations graphiques dans les domaines scientifiques (au collège, pour ces 2 derniers points). Je préférerais donc qu'on parle de « familiarisation à l'outil informatique dans le contexte d'apprentissages disciplinaires fondamentaux ». Pour en revenir à la problématique des logiciels de grands éditeurs, je pense que l'éducation nationale aurait tout à gagner à préférer systématiquement les logiciels libres. D'une part, leur développement a atteint aujourd'hui un niveau tel qu'ils peuvent s'imposer comme une alternative crédible dans la plupart des domaines – souvent même comme une alternative techniquement supérieure aux offres commerciales. Mais le plus important est que l'instruction publique repose sur une certaine éthique du partage de la connaissance, et que seuls les logiciels libres respectent cette éthique. Étant ouverts, ils sont aussi beaucoup plus appropriés pour l'étude, puisque rien ne s'oppose à ce qu'on puisse les décortiquer et en comprendre tous les rouages. C'est d'ailleurs ainsi qu'on a vu émerger dans la galaxie Linux mondiale un bon nombre de « prodiges » âgés de 15 à 18 ans (ou moins!), dont les connaissances n'ont parfois pas grand chose à envier à bien des spécialistes.

Une des thèses de l'EPI est que la France ne pourra s'imposer collectivement dans les technologies de l'information et de la communication que si la culture générale du plus grand nombre intègre une certaine maîtrise de ces technologies, au delà du « presse-bouton ». Quelle est votre analyse sur ce plan ?

     Je crois en effet que ce qu'on prétend aujourd'hui être un enseignement de l'informatique, dans le primaire ou dans le secondaire, n'a le plus souvent rien à voir avec un véritable enseignement d'informatique comme « science de l'information ». En primaire et au collège, le problème n'est pas là et on ferait donc mieux de requalifier l'objectif comme je l'ai déjà expliqué. Un enseignement des langages, des algorithmes et de la programmation serait cependant bien utile à partir du Lycée. Tout d'abord parce que c'est un véritable besoin économique de mieux préparer les élèves à acquérir des connaissances technologiques solides, mais aussi parce que cela intéresserait de nombreux jeunes – dont l'informatique est parfois une passion en dehors de l'école. Il faut cependant se rendre à la réalité : en France (comme dans beaucoup d'autres pays occidentaux), l'école est au bord du naufrage. Depuis 2 ou 3 décennies, l'enseignement en primaire et en collège a connu des reculs désastreux dans le domaine de l'apprentissage de la langue, de la grammaire, de l'orthographe, du calcul, de la géométrie, de l'arithmétique, du raisonnement logique. Ceci est dû en grande partie au fait que l'on a bousculé des méthodes pédagogiques éprouvées pour en installer d'autres qui reposaient uniquement sur des théories pédagogiques abstraites ou sur des considérations savantes coupées du réel (méthodes de lecture globales, abandon de l'apprentissage simultané de la numération et des 4 opérations au début de l'école primaire, maths modernes au collège, voire en primaire ou en maternelle). Au collège, la massification s'est accompagnée d'un nivellement des contenus par le bas. Il n'est pas possible d'espérer enseigner les bases de la programmation à une proportion substantielle d'une classe d'âge entrant au lycée, si les élèves n'ont pas déjà quelques notions d'arithmétique ou de logique, la compréhension de ce qu'est un opérateur logique « et », « ou », « non », toutes choses qui se sont complètement effritées aujourd'hui : la division et la multiplication des décimaux ne figurent plus au programme du primaire, l'addition des fractions en toute généralité (avec le ppcm des dénominateurs) a été repoussée en classe de troisième ! Je ne vois donc pas comment il serait possible d'atteindre les objectifs que je décrivais plus haut sans commencer par corriger ces reculs et ces errements, et rétablir à tous les niveaux un enseignement solide et cohérent des connaissances fondamentales. On risque sinon de continuer comme aujourd'hui à vivre dans un monde d'illusion et de tromperie éducative. Il est urgent, en premier lieu, de repenser en profondeur les contenus des programmes et l'organisation des filières du collège et du lycée.

Il semble bien qu'il n'y ait plus personne pour nier la nécessité d'une certaine maîtrise des TIC par l'ensemble de la société et pour minimiser le rôle incontournable du système éducatif. C'est en soi un progrès incontestable par rapport à un passé pas si lointain. Pour cela, il faut que l'informatique et les TIC soient reconnues comme un objet scientifique et technique nécessitant un enseignement spécifique par des enseignants correctement formés. Malheureusement, le ministère de l'Education nationale n'en tire pas suffisamment les conséquences notamment dans le domaine de la formation des enseignants. Partagez vous cette analyse ?

     La formation des enseignants est un écueil évident. Faire un véritable enseignement de l'informatique suppose la formation en nombre de spécialistes du domaine, capables d'enseigner des connaissances structurées et de faire face à l'évolution rapide des technologies et des pratiques. Ceci suppose la mise en place d'une spécialité informatique (et sans doute de filières croisées comme math-info) au CAPES et à l'Agrégation. Il faudra probablement de 5 à 10 ans pour atteindre un régime de croisière. En attendant, on peut naturellement faire appel aux enseignants de sciences et de technologie – il y en a sans doute une proportion substantielle qui aurait des connaissances suffisantes – mais il me semble qu'il convient d'éviter de formuler des objectifs irréalistes – les choses ne fonctionneront bien que si les programmes explicitent des connaissances précises et accessibles, dans un cadre limité et bien organisé, sous la houlette d'experts. Beaucoup d'initiatives actuelles comme les TPE, les itinéraires de découvertes et autres « gadgets éducatifs » conduisent souvent à une improvisation forcenée. Celles-ci peuvent évidemment déboucher de temps en temps sur des apprentissages intéressants, mais le problème principal est que ces activités sont difficilement évaluables, et surtout que les connaissances mises en jeu ne sont pas facilement ré-exploitables d'une année sur l'autre comme dans le cadre d'enseignements structurés.

Jean-Pierre Demailly
interviewé par l'EPI

NOTE

[1] À propos du projet de loi d'orientation pour l'École <http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0501a.htm>.

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Avril 2005

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