« Interactivité » et « Tête bien faite »

Michel Gauthier
 

     « Interactivité » est un mot qui n'est pas spécifique du monde des ordinateurs ; il a, au contraire, un sens très « mécanique ». Cependant, on sait que l'ordinateur n'est pas « une machine comme les autres », en ceci qu'elle est capable de recevoir du langage, de l'analyser, et de réagir, entre autres activités, en produisant, à son tour, du langage. Et c'est cette interactivité langagière qui, à juste titre, inquiète les pédagogues... et les philosophes.

     Qu'est-ce que les philosophes ont à voir avec les ordinateurs, ces « machines à calculer » - computers - comme les appelle le monde anglophone ? Le monde « latin » (France, Espagne...) utilise le mot qu'à la demande d'IBM-France a créé Jacques PERRET en 1955, en s'inspirant du terme qui, chez les théologiens, désignait un des attributs de Dieu... Le terme « latin » suggère donc un souci plus général de culture de l'esprit et d'équilibre interne et relationnel de la personne humaine.

     C'est à cette étape réflexive que je voudrais conduire notre lecteur, après avoir analysé les possibilités technologiques des outils qui utilisent l'informatique, et étudié quelques problèmes liés à la manipulation du langage « naturel » et des langues humaines en général.

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     Du mot « interactivité », on peut, dans un premier temps, retenir les deux premières syllabes, en insistant sur leur signification « médiane » : entre la source et le récipient, entre l'origine et l'utilisateur, certains appareils, INTERmédiaires, s'interposent, pour assurer la continuité de la distribution et, en passant, pour la mesurer en unités. Ainsi, entre l'eau de la source ou du puits et le seau ou la casserole, tout un réseau de conduites fournit l'eau potable à nos éviers et à nos baignoires. Dans le cas de l'électricité, il y a plusieurs « sources », qui sont transformées en énergie ; et cette dernière, selon la configuration des appareils qui ont été construits (« programmés ») pour produire des effets différents, peut devenir de la lumière, du froid ou du chaud, de l'air (pulsé, filtré, chaud ou froid), des rayonnements, des ondes, des sons, des paroles, des images...

     L'ordinateur est aussi une machine qui fonctionne grâce à l'électricité. Sa configuration lui permet de recevoir, de traiter et de communiquer des « programmes », tout comme le téléviseur ou le magnétoscope, qui fonctionnent eux aussi avec de l'électricité, et qui reçoivent et restituent des « programmes » : domestiques (sur supports visibles, comme le disque, la bande magnétique...) ou extérieurs (ondes, fils, câbles...).

     Dans cette perspective, qui n'est plus liée au confort physique, l'ordinateur, de même que la radio, le téléviseur, le magnétoscope et les lecteurs de disques (de toutes catégories et de tous contenus) se présente comme un outil d'information, au sens le plus large du terme ; sauf, la plupart du temps, d'information récente ou quotidienne.

     Nous devons, également, préciser quelques différences entre le mode de fonctionnement de l'ordinateur et celui des autres appareils que nous venons de citer.

     La première différence concerne la linéarité des produits, ou plutôt celle de la culture du consommateur. On lit normalement un roman de la première à la dernière page, on regarde un film de la première à la dernière image, on écoute un morceau de musique de la première à la dernière mesure. Or, l'écran de l'ordinateur (ou du téléviseur) ne peut pas, ou surtout n'a pas la vocation de n'afficher que du texte EN CONTINU : un lecteur de Zola ou de Proust choisira toujours, ne serait-ce que pour des raisons de maniabilité ou d'encombrement, le livre plutôt que l'écran. C'est un autre public, d'une autre culture, formée à l'approfondissement, à l'analyse et à la recherche, qui accepte de se concentrer sur le texte bref (ou l'extrait) affiché sur un seul écran, deux au maximum.

     La seconde différence est complémentaire de la première. Face à la linéarité des supports précédents, l'informatique propose l'accès immédiat à toute information, et la circulation « arborescente » : ce sont les ressources permises par l'« hypertexte », et que j'oriente, personnellement, vers l'hyperculture (cf. mon article dans le Bulletin de l'EPI n° 65 « Acquisition, évaluation, hyperculture, trois concepts pour l'emploi de l'ordinateur »).

     L'application en hypermédias de la technique de l'hypertexte permet, par exemple, la visite « interactive » d'un musée de peintures. On présente une salle, aux cimaises de laquelle sont accrochés divers tableaux. Le disque vidéo-interactif permet d'afficher « plein écran » non seulement n'importe lequel des tableaux qui étaient visibles, côte à côte, en format réduit ; il permet d'afficher ensuite, en « incrustation », des détails grossis, ou d'autres oeuvres liées à la précédente par un commentaire comparatif adéquat. Le commentaire est alors entièrement vocal, bien entendu, et le cheminement du « visiteur » n'est absolument plus canalisé : un appareil tel que la souris ou la boule manuelle lui permet d'appeler à l'écran et à ses oreilles les informations qu'il désire connaître.

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     Or, justement, devant cette « navigabilité » entre les informations multiples et non classées (ou déclassables...), et à l'intérieur d'elles, le pédagogue peut avoir des motifs d'inquiétude.

     Il y a d'abord les pédagogues qui croient que l'on peut toujours faire table rase des informations que les élèves et les étudiants peuvent recevoir et acquérir à l'extérieur de la classe. Pour eux, seul compte leur discours ; et la formation s'évalue en termes de restitution (pas même toujours en termes d'application) du discours du maître.

     Dans cette catégorie, on peut distinguer les enseignants qui préfèrent mobiliser l'outil informatique, et ceux qui préfèrent l'ignorer, comme ils ignorent le film et la radio, entre autres sources d'informations de leurs auditeurs. Les premiers sont les artistes du compte-tours. Les seconds sont d'intarissables conférenciers.

     Pour les uns comme pour les autres, il n'est absolument pas question de « laisser la main » aux étudiants et aux élèves : or, pour moi, ceux-ci, dans un premier temps, auraient librement accès aux ordinateurs ; et le « cours » serait essentiellement, ensuite, un entraînement à la formulation et à la structuration des connaissances.

     Nous avons, par ailleurs, les pédagogues qui ont comme souci principal d'évaluer l'efficacité de leur enseignement. Bien que cette seconde catégorie ne soit pas, en principe, exclusive de l'autre, elle correspond très souvent à des professeurs qui ne conçoivent de confier à cette machine que la tâche « servile » d'évaluer et de noter.

     C'est alors que le langage, sous divers aspects, entre en scène.

     La forme la plus simple de vérification est le système des « questions à choix multiples » (QCM). Il y en a de deux sortes.

     Une question étant posée, l'examinateur (ou l'ordinateur auquel est délégué ce rôle), propose plusieurs réponses, entre lesquelles l'apprenant en choisit une seule. Et seule une réponse est bonne, toutes les autres étant fausses.

     Dans l'éventualité où l'apprenant n'aurait pas, au préalable, appris (ni compris) son cours, il y a, évidemment, une probabilité, à chaque choix, pour qu'il tombe juste, sans pour autant manifester un savoir. Certains pédagogues, alors, vont jusqu'à plaider la politique du « Trivial Pursuit », qui est aussi celle des jeux radiophoniques ou télévisuels, par lesquels le joueur peut apprendre ce qu'il fallait répondre...

     Une autre catégorie de QCM, qui n'a pas l'arrière-pensée d'enseigner en interrogeant, cherche, au contraire, à traquer le hasard en concaténant les questions non successives. C'est la technique du sondage-enquête, qui procède par thèmes entre-mêlés, dont les recoupements, au dépouillement, donnent une silhouette précise de ce que l'informateur sait et pense. Il est dommage que la complexité du procédé freine l'apparition sur le marché de logiciels d'évaluation de ce type.

     Du point de vue linguistique, le QCM offre évidemment une formulation « toute faite », dont l'objectif essentiel est le contenu sémantique, mais qui épargne à l'apprenant le souci de formuler le message. L'élève n'a aucun besoin de mémoriser des outils d'expression, ni l'obligation de les organiser de manière syntaxiquement recevable.

     L'ordinateur est programmé de façon à n'accepter que la seule réponse bonne. Il peut ensuite facilement « réagir » sous forme d'attribution de points ; et, en cas de mauvais choix de la part de l'élève, l'insulter, (le cas n'est pas si rare...), lui retirer des points (à condition de lui en avoir distribué gratuitement un stock au préalable !)... Certains logiciels même interdisent la réflexion (!), et limitent le temps « de réaction », comme, pendant la dernière guerre, étaient conditionnés les pilotes des bombardiers américains !

     En nous en tenant toujours à la langue écrite, il est plus difficile, mais possible, de fournir à l'apprenant des unités de langage plus petites que « la phrase toute faite » ; sans descendre, toutefois, jusqu'à l'unité la plus petite, celle de la lettre, que présente le clavier.

     Il s'agit de ces unités que les linguistes appellent "syntagmes". L'aide langagière proposée prend, par là, un aspect ludique ; mais surtout, elle augmente sensiblement le nombre des recombinaisons possibles.

     Contrairement au QCM, qui n'admet qu'une réponse parmi quatre ou cinq, la combinaison des syntagmes de - supposons - deux hypothèses proposées à l'élève produit plus de solutions que les deux seules réponses initialement prévues. En conséquence, l'auteur de l'exercice doit prévoir toutes les combinaisons possibles à partir des unités de langage fournies et, pour chacune en principe, préparer une réponse adaptée.

     Toujours en restant dans le domaine de la langue écrite, l'ordinateur doit avoir été préparé pour compléter et ajouter les signes de ponctuation utiles que les coupures syntagmatiques avaient dû supprimer. Ainsi, imaginons que l'élève puisse formuler une phrase commençant par « Il est à supposer que... ». Si la suite choisie par l'élève est, par exemple, « ... la dame est assise dans un fauteuil rustique », la seconde partie de la phrase s'affiche telle quelle. Si, en revanche, la suite est : « ... elle est assise dans un fauteuil rustique », dans ce dernier cas, la voyelle finale du relatif doit être automatiquement supprimée par l'ordinateur et remplacée par une apostrophe : « Il est à supposer qu'elle est assise dans un fauteuil rustique » [1].

     Il faut ajouter à ces détails matériels l'importante recherche en direction de la reconnaissance, par l'ordinateur, des unités de SENS, des équivalents lexicaux et sémantiques, des occurrences phonologiques (marqueurs du nombre, du genre, des personnes et des temps des verbes) et les exigences des accords syntaxiques.

     Grâce à quoi l'ordinateur s'éloigne de plus en plus de la première interactivité pour devenir un outil de communication : il devient récepteur de langage, qu'il analyse, et auquel il réagit par des réponses appropriées aux questions ou aux affirmations qu'il a reçues.

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     Ainsi, la caractéristique des informations délivrées par l'informatique est de n'être pas linéaires, contrairement aux objets « spectacles » que proposent le film, la musique, le roman, l'oeuvre théâtrale. Bien sûr, on peut parfaitement imaginer qu'un auteur de logiciel décide de « raidir » l'accès à un passage en concaténant les fichiers et en obligeant la présentation linéaire de l'ensemble de l'oeuvre... Je considère, personnellement, que la « vocation » de ce matériel est, au contraire, de faciliter l'accès direct, la comparaison immédiate, l'éclaircissement que permettent des extraits du même ouvrage ou des « citations » d'oeuvres extérieures, préalablement mises en réserve.

     Cette faculté est donc particulièrement au service de l'apprenant autonome et motivé, c'est à dire de la personne qui possède d'avance une organisation mentale qui lui donne les moyens d'apprécier et d'assimiler les informations que l'on peut appeler de façon active, non linéaire. Ce qui ne veut pas dire que tout utilisateur aura cette solidité intellectuelle. Le tâtonnement pourrait n'être que de curiosité, pour « voir réagir » la machine, mais sans véritable lecture ni assimilation des informations offertes. Tout se passe comme si, d'un cours magistral enregistré, un étudiant n'écoutait par « sondages » que les explications portant sur un mot sur dix d'un poème expliqué mot à mot...

     L'institution scolaire et universitaire peut provoquer une « motivation de la contrainte » : l'obligation de fréquenter le logiciel d'un texte mis au programme, en vue de l'explication fine qui devra en être faite à une date précise. Plus tard, à l'âge adulte, cette contrainte peut d'ailleurs déboucher sur le goût d'assumer seul cet enrichissement culturel. Surtout si l'environnement de l'adulte le permet : par exemple, lorsque des ordinateurs dotés de logiciels « culturels » seront disponibles dans les salons et les chambres d'hôtels, comme actuellement les téléviseurs ; et lorsque des « bornes » dans les musées et les expositions, comme dans les bureaux de tourisme, diffuseront autre chose que les utiles mais insuffisantes informations concernant les horaires des visites...

     Un biais non structurel possible, pour éveiller la curiosité de l'utilisateur, est la présentation ludique. Une recherche très solide dans ce domaine a été mise au point récemment par la société MIREILLE : un logiciel prétend à la fois présenter une explication détaillée du difficile poème de Mallarmé dont le premier vers est :

« Le vierge, le vivace, et le bel aujourd'hui... »,

et en proposer une exploration thématique en jouant sur les ressources qu'offrent les couleurs, les déplacements des mots, les clignotements et scintillements d'étoiles, la figuration de cartes à jouer... [2].

     Il n'en reste pas moins que la voie ludique, si elle favorise une intégration inconsciente des informations à connaître et à retenir sur un texte donné, ne forme pas « une tête bien faite », dans le sens de l'apprentissage à conduire un raisonnement, à l'exercice de la déduction, de l'analyse, et de l'assimilation des informations nouvelles.

     Une telle formation passe nécessairement par le langage. Une nouvelle pédagogie de la culture sur ordinateur doit produire des explications et analyses de textes de qualité ; elle doit aussi entraîner à la production, en langage « naturel » - reconnu par l'ordinateur - d'exercices tels que le résumé, la synthèse, et la contraction de texte.

     C'est ce que MIREILLE a tenté dans « Le petit Prince » : le concept de résumé porte sur les événements et circonstances des actions des personnages du roman ; la synthèse en souligne au contraire la philosophie et la morale. Ces deux exercices présupposent la lecture préalable, (sur papier...), du roman de Saint Exupery. En revanche, la contraction de texte s'applique à une seule « page-écran » particulièrement bien choisie, car elle met le doigt sur le noyau de l'intrigue, et elle offre, par ailleurs, deux lectures : une lecture de surface, et une lecture profonde. C'est l'épisode dans lequel le petit Prince abandonne sa planète. Il se sépare de sa fleur en termes d'horticulteur : y défilent l'arrosage, les chenilles, le vent, le globe, les épines, les papillons.... Lorsque l'on retire ces termes « de surface », d'une part on peut voir, de façon surprenante et amusante, le texte diminuer devant nos yeux, comme « rétréci au lavage » ; d'autre part on se trouve brusquement devant le dialogue sobre, plein de retenue et de tristesse, de deux amants qui se séparent.

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     Nous avons vu dans un premier temps que l'ordinateur, à l'instar de nombreuses machines, était capable d'« interactivité », dans la mesure où il obéit à une sollicitation pour laquelle il a été conçu. Cette interactivité offre ceci de particulier que, comparés à ceux des appareils audiovisuels, les produits « informatiques » peuvent être consultés de manière non-linéaire. Ceci, n'en déplaise aux pédagogues qui veulent imposer aux apprenants une progression programmée par « niveaux ».

     Précisons que l'ordinateur est surtout capable de « traiter » du langage. L'interactivité ressemble alors fortement à du dialogue, dans la mesure où deux cas peuvent se présenter. Soit l'homme interroge la machine, qui analyse la demande, y répond, et l'homme peut affiner, préciser, reformuler une demande, laquelle sera suivi du même processus ; soit la machine commence par interroger, l'utilisateur produit une réponse que la machine analyse avant de fournir une réponse à cette réponse, et ainsi de suite...

     D'autre part, s'il n'est plus exclusivement perçu comme un outil de travail (calculs, gestion, mise en mémoire, traitements de textes), l'ordinateur s'est adjoint une réputation ludique qui, malgré la qualité de nombreux logiciels de cette catégorie, lui retire souvent du prestige aux yeux du grand public.

     Alors, pour faire « sérieux », pour faire pédagogique, plusieurs logiciels explorent le domaine dit « éducatif ». Les uns sont franchement frustrants, tels ceux que nous évoquions, qui interrogent sur ce qu'ils n'ont pas enseigné, en se contentant de cumuler et de stigmatiser les erreurs (quand ils ne comptabilisent pas, en cachette, les tâtonnements : il est interdit d'apprendre !). D'autres sont « ludiques », mais « périphériquement » ludiques : des animations graphiques (de ping-pong, de labyrinthes) accompagnent les succès (ou les échecs) des enfants.

     Il est important de rappeler la phase d'« intégration guidée ». L'interactivité langagière, que l'on peut appeler « communication », doit pouvoir s'élever au niveau de la production, non seulement des phrases isolées, que commence à « comprendre » l'ordinateur, mais de paragraphes, contenant des arguments, des concepts, qu'il est essentiel de savoir présenter successivement de manière construite et logique. Ces logiciels de la « troisième génération pédagogique » seront désormais susceptibles, sur un texte donné, de vous aider à discerner un ou plusieurs « champs axiologiques », à construire un résumé, une synthèse, à contracter un texte court.

     Les ordinateurs peuvent et doivent présenter les produits d'une réflexion à la fois pédagogique, ludique, culturelle, et linguistique. L'ancien ministre de la culture Jack Lang souhaitait sensibiliser de nouveau les élèves à l'approche et à l'approfondissement des textes authentiques, culturels et littéraires. Je pense que l'ordinateur doit être capable de motiver l'adulte et l'étudiant par l'approche, non seulement interactive (voire ludique) mais surtout communicative (langagière) des messages que nous ont légués les grands auteurs qui nous ont précédés, et qui ont contribué à forger notre pensée.

Michel GAUTHIER
Professeur de Linguistique
Université René Descartes, Paris V

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 72 de décembre 1993.
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NOTES

[1] Exemple extrait du logiciel MIREILLE, présenté à « Expo-langues 93 » : Il s'agit de formuler en langue étrangère, même inconnue de l'utilisateur (en l'occurrence, l'espagnol), les résultats de l'observation d'un dessin humoristique reproduit sur l'écran, sous trois formats différents.

[2] Présenté à « Expo-langues 92 ».

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