Acquisition, évaluation, hyperculture :
trois concepts pour l'emploi de l'ordinateur appliqués
à la Connaissance, à la Pédagogie et à la Culture

Michel Gauthier
 

     L'ouverture des esprits - et particulièrement des jeunes esprits - à la culture des lettres et des arts (arts littéraires, plastiques, musicaux), peut s'appuyer aussi sur l'ordinateur. Certains enseignants perçoivent peut-être comme totalement contradictoires l'existence de l'ordinateur avec l'affinement de la sensibilité et le développement de la réflexion. Sans doute ces professeurs, probablement de français, de lettres et de langues ont-ils dû, un jour, subir la programmation en « basic » du théorème des triangles rectangles, sous prétexte d'être initiés à l'emploi de l'ordinateur.

     On comprend leur rejet. Cette initiation fut une maladresse monumentale. Tout comme si l'on obligeait l'usager à recevoir des leçons théoriques sur l'électricité et faire quelques travaux pratiques d'électronique pour accéder au spectacle d'un film retransmis sur le téléviseur familial !

     La littérature, les lettres, la pratique libre et intensive d'une langue vivante étrangère, cela existe réellement sur cet outil par excellence de l'acquisition autonome qu'est l'ordinateur animé par les logiciels « Mireille ».

     Cependant, la multiplication dans les foyers de ces supports de culture autonome, ainsi que dans les CDI des lycées et collèges, bientôt dans les lieux de passage (chambres, salons d'hôtels, bornes médiatiques) et dans les lieux publics de culture (médiathèques), doit s'accompagner d'une réflexion sur leur efficacité, donc leur utilité, et sur la qualité de la culture ainsi diffusée.

     Nous nous proposons de réfléchir sur trois aspects : la nature, la quantité et la qualité des informations présentées et assimilées par les utilisateurs.

     Il est un premier constat, qui, à la réflexion, est une évidence, et contre lequel s'obstinent à lutter beaucoup d'enseignants : la déperdition énorme que subit l'information intellectuelle en passant de l'émetteur au récepteur, donc de l'enseignant vers l'enseigné. Pour lutter contre cette perte évidente d'énergie, les méthodologues ont eu recours à plusieurs pratiques. Retenons-en trois, et réservons la quatrième comme un développement, peut-être insolite, de la troisième.

     Première pratique : la leçon apprise et récitée « par coeur ». L'expérience montre qu'aussitôt passée l'épreuve, non seulement l'élève interrogé, mais aussi le reste de la classe se dépêchent de « faire le vide », d'oublier la leçon récitée, pour « faire la place » à la leçon suivante.

     Seconde pratique : la réduction à l'extrême de la quantité d'informations à retenir. On a cru que la mémoire possédait un seuil de saturation (la pratique précédente y fait allusion aussi). On a donc divisé - mettons par dix - la quantité d'informations primitivement distribuées. Là encore, il s'est avéré que les apprenants ne retenaient qu'une petite partie (mettons le dixième) de la nouvelle quantité d'informations distribuées !...

     Troisième pratique : considérant qu'il existe deux niveaux de mémoire, la mémoire de surface et une mémoire profonde, il s'agit d'atteindre la seconde en dépassant les barrages de la première. Historiquement, les expériences de Pavlov, d'une part, concernant les actes réflexes, et les théories de Freud, d'autre part, concernant le subconscient et l'inconscient, ont inspiré les écrits respectivement de Skinner et de Lozanov. Forcer les barrages, cela a abouti aux exercices structuraux intensifs dans les laboratoires de langues. Tromper les barrages et jouer sur l'acquisition latérale, périphérique, telle est la pratique de la suggestopédie.

     La pratique dite de « L'Expression Libre » se rapproche de la souplesse de cette dernière, en misant sur la richesse affective de l'apprenant, tout en respectant sa liberté de pensée et d'expression. C'est, d'autre part, une pratique immédiate, effective (et efficace dès la première « leçon ») de la langue étrangère dans le cadre oral et normal des échanges d'opinions au sein d'un groupe, en l'occurrence, du groupe-classe.

     Les études ont montré que l'information reçue par l'apprenant subit une déperdition directement proportionnelle à la différence entre son expérience personnelle et le sujet proposé à sa mémorisation. Si, au contraire, l'apprenant est encouragé et entraîné à communiquer au reste du groupe, dans la langue étrangère, des expériences qui lui sont propres, (avec le soutien et l'aide de l'enseignant), le taux de mémorisation de la langue étrangère chez ce locuteur approche 70 % dès la première occurrence. En même temps, chez chacun des autres membres du groupe, qui n'auront été, devant cette prise de parole, que passifs, on retrouve le taux de 10 % enregistré dans les autres méthodes. Ce taux monte à 30 %, voire à 40 % lorsqu'ils aident le locuteur à formuler sa pensée avec les termes qu'ils lui « soufflent ».

     À l'issue de cette première réflexion sur la nature des contenus pédagogiques, nous devons souligner que l'acte d'enseignement comporte deux « forces » en présence, deux partenaires. Et c'est une erreur que de considérer les récepteurs comme anonymes, purement passifs et interchangeables avec les mêmes contenus dans la même méthode. Il faut tenir compte du filtre sélectif de l'apprenant ; et ce n'est pas qu'une question de quantité. Ce filtre est individuel, lié à l'âge, à la culture, à l'affectivité, et aux moyens d'expression dont l'apprenant dispose déjà dans sa langue source. C'est sur cette richesse individuelle que s'élabore l'expression en langue étrangère, et non pas sur la table rase de la mise au même pas de tous les membres du groupe. Et l'échange des richesses individuelles au sein du groupe, dans un deuxième temps, enrichit linguistiquement chaque élève, qui retient aussi les formes de langage exprimant l'expérience de ceux auxquels il s'intéresse.

APPRENTISSAGE-CONTRÔLE ET ACQUISITION-ÉVALUATION

     Ce premier constat conduit à une pratique pédagogique qui est loin du confort « scientifique » que présentent certaines « méthodes », linéaires, progressives, programmées, avec l'obsession tatillonne et abusive de « contrôler les acquis » des élèves. Par exemple, en interdisant l'accès à certaines leçons, à certains sujets, sous prétexte qu'ils ont été classés (sur quels critères?) difficiles, tant que l'élève n'aura pas fait la preuve de son savoir (en récitant la règle), ou de son savoir-faire (en réussissant, en un temps limité, à conquérir un certain nombre de points). Cet apprentissage offre, certes, l'immense avantage de rassurer à la fois l'institution (le collège, l'administration, les parents), l'enseignant (qui peut préparer, planifier ses cours), et les élèves, qui, traitant la langue étrangère comme une classe de mathématiques, s'y investissent aussi peu que dans cette dernière discipline quand on leur dit qu'elle leur servira « plus tard », s'ils sont un jour ingénieurs... La progression dans la programmation offre le double avantage de rassurer par son caractère « scientifique », et de permettre, à l'élève de « doser » ses efforts : il peut s'autoriser à « faire l'impasse » sur la leçon qui suit celle grâce à laquelle il vient de recevoir une bonne note...

     Le contrôle relève donc de la mémoire consciente, d'une part, et, d'autre part, de la mémoire mécanique et superficielle : il n'a pas accès aux zones profondes de la personnalité, où s'enracine le savoir-faire, ou plutôt, dans ce cas, le savoir-dire. On peut remarquer, également, qu'une part très importante (on peut même avancer : la quasi totalité) des exercices de contrôle se présente sous la forme écrite (traductions, exercices à trous, QCM, exercices transformationnels, exercices d'expansion...). Les machines, qu'il s'agisse du laboratoire de langues ou de l'ordinateur, sont sourdes et incapables d'apprécier (jusqu'à plus amples informations) les formulations orales des élèves ; précisons : les plus spontanées, les moins prévisibles.

     À l'inverse, l'acquisition est le résultat de la fixation profonde d'un savoir-faire, en l'occurrence, d'un savoir exprimer. Ce qui n'est pas la même chose qu'un savoir réciter. L'acte de parole, même en langue vivante étrangère reste un acte unique et individuel. Et surtout, il ne peut être transformé en écrit, car l'écrit introduit de la distance et de la prise de conscience par rapport à l'acte de communication. L'écrit conduit vers l'exigence du bien « rédiger »..., alors que la parole n'a que l'exigence d'être comprise, souvent même de n'être que « devinée ». L'écrit, d'autre part, isole celui qui produit de la langue étrangère ; alors que les productions orales sont le résultat d'un effort collectif, puisque l'ensemble du groupe prend sa part dans la production langagière de l'un d'entre eux : celui qui s'exprime réutilise des formules entendues dans la bouche des autres, et les autres lui renvoient l'image de son propre discours, dans l'acte de communication.

     Aussi le mot évaluation rend-il mieux compte du travail scientifique qui consiste à enregistrer d'abord, à reproduire ensuite sur un traitement de texte, pour analyse ultérieure, toutes les productions des membres du groupe-classe. Et cela, autant que possible, pour toutes les leçons successives d'une classe de langues. L'évaluation commence par étudier la dernière production enregistrée, et part de la constatation de certaines formulations spontanées correctes dans la bouche de certains étudiants. Le travail consiste à « remonter » le temps : avant d'obtenir cette correction et cette spontanéité, combien de fois l'étudiant aura-t-il demandé de l'aide ? (demande qu'un camarade ou le professeur, dans la langue-cible, lui fournisse la formulation). En quel espace de temps ? A-t-il reproduit telle quelle une formule déjà employée, ou bien adapté (du premier coup ou après tâtonnements) une formule dont il s'est inspiré ?

     Le professeur, qui n'a pas les moyens, ni l'ambition de faire cette évaluation scientifique, peut, en revanche, y introduire des critères subjectifs et psychologiques : l'effort de participation et d'expression (même avec des formulations imparfaites) ; l'aide apportée aux autres, le temps de parole (en plusieurs interventions au cours des échanges, ou en prenant en charge le résumé et les conclusions en fin de classe). L'essentiel est de détruire, dans l'esprit de tous, le concept de la note-sanction, de la sanction définitive. L'essentiel est de ne pas « noter » en enlevant des points au fur et à mesure que l'élève parle (ou au fur et à mesure que le professeur avance dans la lecture de la copie). Il s'agit de rendre à la notation le flou discutable de ce qui est prétentieusement arbitraire quoique humain. Ouvrir l'avenir vers l'évolutivité, vers la possibilité d'améliorer le score...

     Cet esprit pédagogique et scientifique peut non seulement être appliqué à l'ordinateur, mais il peut même en utiliser les ressources dans le sens de l'autonomie et de la culture, une culture de haut, de très haut niveau. Jusqu'à présent, les ordinateurs, au service d'une pédagogie apprentissage-contrôle, n'ont guère su que contrôler : contrôle de la compréhension, contrôle de la rapidité de traduction ou de transformation, contrôle de la quantité des réponses bonnes... et surtout comptabilisation des réponses mauvaises.

     A ce titre, le document-noyau, celui à partir duquel se font ces contrôles divers, n'apparaît guère que comme un prétexte à ces exercices de mémoire, de traduction, de transformation, de transposition ; et son contenu culturel, son apport psychologique, narratif, affectif, peut être parfaitement nul, puisque, de toutes façons, il est inexploité et négligé. A la limite, (limite qui est, hélas ! trop souvent le cas général), le texte-prétexte n'est plus qu'une réalité « provisoire » fabriquée par un « pédagogue »(?), qui y a accumulé toutes les embûches possibles (considérées du... 1er... 2ème... 3ème... (x ème ?) niveau). Un texte authentique ne serait pas assez « scolaire », pas assez exploitable à un « niveau » précis, car trop riche. En langue ; c'est à dire aussi en apport culturel et humain.

     Il est bien évident que la politique qui favorise l'acquisition subreptice et affective par chaque élève d'une partie des informations linguistiques offertes, passe par des documents riches, denses, variés, différents, dans lesquels chacun puisse prendre, quel que soit son niveau linguistique. Telle est la première priorité pour la mise sur ordinateur de la pratique pédagogique de l'Expression Libre.

     Il faut également que l'utilisateur de l'ordinateur ait tout le temps et toute liberté pour observer le texte ou le document iconique proposé, et y retourner, pour ce faire, à quelqu'endroit et à quelque moment où il se trouvera dans son exercice, sans jamais être sanctionné pour autant.

     Il faut encore que l'ordinateur puisse prévoir tous les besoins de l'utilisateur : besoins d'expression et besoins d'explications. Explications des observations à faire, et explication de langage, dont celui qu'il propose d'utiliser pour exprimer les résultats des observations. L'ordinateur doit, bien évidemment, donner « la » solution, sous forme, plutôt, d'une opinion « personnelle »... et l'expliquer, c'est à dire, la justifier. Et traduire dans la langue maternelle de l'élève tout ce qu'il écrit en langue étrangère, afin d'être compris.

     Face à la notion de « contrôle », l'évaluation par ordinateur est aussi souple qu'elle l'est dans la réalité humaine. On peut attribuer séparément des points de compréhension et des points pour la production en langue étrangère. Même aidé par l'ordinateur, car cet appareil ne doit pas « faire payer » ses services... D'une part, les idées choisies et exprimées par l'élève seront d'autant mieux primées qu'elles traduiront une bonne compréhension du document ou du texte proposé : c'est-à-dire une « lecture » portant sur l'analyse ou la synthèse de certaines informations offertes par le même ordinateur. Mais d'autre part un élève limité, ou à qui on n'a pas encore appris à réfléchir, et qui aura négligé d'observer le document iconique ou le texte-noyau, peut toujours gagner des points et des félicitations s'il choisit de faire l'effort de produire des formulations longues et syntaxiquement correctes, même si elles ne sont pas très adéquates au document observé.

     La culture par ordinateur est liée, d'une part à une méthodologie (savoir analyser un document de qualité), d'autre part à des contenus (la possibilité de confronter l'expérience proposée par le document nouveau à des expériences et réflexions antérieures).

     En ce qui concerne la méthodologie, l'écran de l'ordinateur, par l'usage de la couleur, peut manifester les différentes parties d'un texte ; il permet de colorier de la même couleur des mots appartenant au même champ associatif ou culturel, ou au même réseau sémantique. En question préalable, ou en réponse à une production de l'élève. L'écran permet de rendre visible l'exercice de « contraction de texte », dans la mesure où, au fur et à mesure que des membres de phrases du texte à contracter disparaissent, le texte primitivement exposé donne l'impression de « rétrécir au lavage » sous les yeux de l'utilisateur... Pour le résumé, il faut évidemment que l'ordinateur soit capable de « lire », de « comprendre », dans les formulations de l'élève, l'essentiel qui permette de juger que celui-ci a repéré et désigné les idées principales de ce texte.

     En ce qui concerne les contenus, l'ordinateur, s'il ne remplace pas la pratique du livre, nous semble un outil idéal pour acheminer l'utilisateur vers ce que nous appelons « l'hyperculture ». Dans tous les cas, rappelons le préalable que la culture, quantitativement, ne s'évalue ni ne se contrôle : il ne viendrait à personne l'idée de demander à un lecteur de Balzac en combien de temps il a lu tel roman, s'il peut lire un autre roman en moins de temps, combien de mots nouveaux il a appris ou s'il est susceptible d'en réemployer « spontanément » dans des « phrases »...

     Si, d'autre part, la culture livresque suppose un certain nombre de livres, d'articles, de dossiers lus (mais surtout assimilés, c'est-à-dire « acquis »), la culture sur ordinateur privilégie le concept d'« épaisseur ». Paradoxalement, la surface de l'écran présente une surface réduite : moins de trente lignes efficaces. D'autre part, il n'est pas souhaitable que les écrans se succèdent en se recouvrant complètement : les utilisateurs ont l'impression que les textes recouverts ont complètement disparu, qu'il n'ont pas la même facilité d'accès aux « pages » précédentes ou suivantes qu'offrait le livre.

     Les textes étudiés seront donc nécessairement courts, ou ce seront des extraits d'une oeuvre longue. Contrairement aux « commentaires de textes », tels que, par exemple, en proposaient « Lagarde et Michard » (qui se contentaient de faire cinq ou six réflexions par texte, ou de poser des questions auxquelles ils ne répondaient pas, et à la solution desquelles ils ne préparaient pas le lecteur) l'ordinateur permet la pratique de « l'hyperculture ».

     Le lecteur connaît le concept d'« hypertexte ». Chaque mot d'un texte affiché par l'ordinateur renvoie à un dictionnaire, lequel affiche un texte, dont chaque mot, à son tour, renvoie à un article du même dictionnaire. Cet article peut être illustré de cartes, croquis, tableaux généalogiques, images diverses. Le concept d'hypertexte est donc centrifuge : plus les mots consultés appartiennent à un texte secondaire, tertiaire..., plus le lecteur s'éloigne de sa préoccupation première, de son texte d'origine. Sur le dictionnaire-papier, le lecteur pouvait déjà ainsi se laisser distraire (ce qui n'est pas inutile, ni répréhensible...). Mais, justement, l'ordinateur n'apporte donc rien de plus à ce que permettait une flânerie à travers les hasards du dictionnaire.

     La méthodologie de l'« hyperculture » est centripète. Si chaque mot du texte-noyau est interrogeable (au moyen de la souris, ou d'un « pavé » marqueur qui se déplace avec les touches-flèches et dont on « valide » l'appel au moyen de la touche « entrée »), les textes explicatifs sont, à brève ou à longue échéance, des culs-de-sac. Le lecteur est donc nécessairement renvoyé au texte-noyau. Cependant, une certaine communication est permise entre les textes appelés simultanément à partir du même mot du texte-noyau. Ces textes simultanés se présentent comme les fiches étalées en éventail d'un jeu de cartes : seule la première est lisible dans sa totalité, les autres ne dépassent qu'en partie : elles suggèrent leur présence, mais ne permettent pas de lire les textes qu'elles contiennent. Cette lecture est possible en appelant au-dessus des autres le texte choisi. On « clique » sur la surface apparente, donnant l'impression que cette fenêtre (qui s'appelle un « tableau ») vient à la surface couvrir les autres, lesquels « dépassent » néanmoins en dessous. Les tableaux sont des quadrilatères aux couleurs signifiantes : tableau de traductions, tableau de commentaires dans la langue source, tableau de commentaires dans la langue cible, tableau d'informations grammaticales. Les commentaires, dans chaque tableau, sont bien lisibles et tranchent sur la couleur de fond. Certains mots dans le commentaire d'un tableau peuvent apparaître d'une troisième couleur : c'est la couleur de fond d'un autre tableau. Si le lecteur interroge (en faisant apparaître sur le dessus) le tableau de cette couleur qui tranchait dans le texte visible, il voit que les commentaires du tableau caché explicitent et développent ce que ne faisaient que suggérer les mots de la même couleur sur le précédent tableau.

     Surtout, l'hyperculture permet de découvrir, dans le reste de l'ouvrage, d'autres références à l'emploi et au sens des mêmes mots, à la présence des mêmes allusions, aux mêmes sentiments, aux mêmes comportements des personnages... L'hyperculture conduit donc l'élève vers des recoupements, vers l'enracinement du texte court, ou de l'extrait présenté par l'écran.

     L'hyperculture peut cependant quitter le texte dont un extrait figure sur l'écran ; ses citations peuvent non seulement se référer à d'autres passages, mais aussi recueillir dans d'autres textes, de l'auteur ou d'autres auteurs, des informations qui éclairent le texte-noyau. On peut ainsi non seulement se référer au reste de l'ouvrage, mais aussi au reste de l'oeuvre et, dans certains cas, à des auteurs contemporains, voire antérieurs. Ainsi, l'image de la coiffure de Méry Laurent, qu'évoque un sonnet de Mallarmé, s'explique-t-elle par de nombreuses références glanées dans plusieurs oeuvres de Colette. Mais, d'autre part, il est parfaitement légitime de voir l'hyperculture remonter à Virgile, et même à Homère pour évoquer le culte des morts chez les anciens, thème qu'appelle Ronsard, quand il médite sur la mort de Marie, par exemple dans son sonnet : « Comme on voit sur la branche... »

     Notre réflexion sur le thème « culture et pédagogie » conduit à une certaine antinomie entre les deux concepts. Tant que prédomineront les préoccupations pédagogiques, c'est-à-dire le souci de faire mémoriser par tous les apprenants le contenu d'informations offertes par l'enseignant et (ou) les méthodes, il apparaît que la culture sera passée sous silence. Si l'information assimilée est prioritairement celle que conservent les couches profondes du psychisme (subconscient, inconscient), il apparaît évident que la préoccupation pédagogique de contrôler l'acquis ne peut passer par la seule formulation réfléchie ; en particulier, celle de la langue écrite.

     La caractéristique de l'information culturelle, par rapport à l'information pédagogique, est que la première est d'une richesse débordante, souvent telle que ni l'individu ni le groupe ne peuvent prétendre en saisir la richesse totale. On ne peut donc pas aligner tous les apprenants sur un seul type de questionnaire. La seule évaluation possible, surtout en langues vivantes, consiste à demander à chacun de témoigner ce qu'il a personnellement appris (consciemment) et à enregistrer les moyens linguistiques dont chacun se sert (subconsciemment) pour exprimer cette expérience.

     Or, la culture n'est pas prioritairement affaire d'expression. Nul n'est obligé de raconter le film auquel il vient d'assister, ni de faire une analyse du livre dont il vient d'achever la lecture. Le plaisir de l'observation, de trouver des rapprochements, des filons, des explications à des problèmes que l'on n'avait même pas pensé se poser, tout cela produit une joie, un enrichissement que l'ordinateur peut désormais procurer. De nouvelles bibliothèques vont se développer, grâce auxquelles des lecteurs pourront avoir une approche à la fois facile, claire, précise et concentrée d'une oeuvre maîtresse. À partir de l'ordinateur, et à travers lui, ces lecteurs pourront aborder la lecture, mieux préparée, de l'oeuvre intégrale.

     Un jour viendra même où l'on traitera les enfants en adultes, en leur laissant l'accès libre à des disquettes de leur choix, sans exiger qu'elles soient d'un certain « niveau » (particulièrement en langues vivantes) (et les élèves non plus), pour qu'ils prennent plaisir à lire et à travailler sur un texte en langue étrangère (bien) expliqué en français. Il ne sera pas nécessaire que l'étudiant ait appris au préalable la langue du texte pour le comprendre et l'apprécier. Souhaitons que parallèlement, aucun élève ne sera obligé de pratiquer un ordinateur limité et tatillon pendant l'heure de classe, au lieu de bavarder librement dans la langue étrangère, avec l'aide du professeur et des camarades, à propos de leur expérience « informatique »...

     La lecture et la réflexion forment une phase individuelle que facilitent l'interactivité-explication, l'interactivité-traduction, l'interactivité-conseils : en général les soutiens de l'ordinateur. Mais l'interactivité n'est pas le dialogue. L'ordinateur peut être au service de la culture individuelle, domestique, autonome. La formation, pour viser des objectifs collectifs, n'en doit pas moins respecter la liberté de penser et d'exprimer de l'individu : le support de cette liberté (et son seul moyen d'expression, en langues vivantes), est la parole. Pas celle du maître, ni celle de l'ordinateur (qui est bien incapable d'organiser les échanges d'arguments et d'informations au sein d'un groupe). L'heure de classe ne doit pas être envahie par les machines.

Michel Gauthier
Université de Paris V

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 65 de mars 1992.
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