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Pourquoi un enseignement d'informatique
dans la société numérique ?

Une réponse d'ordre pédagogique
 

   Pourquoi, dans une société où le numérique est omniprésent, faut-il un enseignement de la science et technique informatique pour tous les élèves ? Dans l'éditorial du mois de février nous rappelions que le numérique étant la numérisation de l'information et l'informatique la science de la représentation et du traitement de l'information numérisée, on ne pouvait pas imaginer que l'on puisse assumer les transformations induites par l'informatique et le numérique sans que l'ensemble de la population ait des connaissances solides, une culture générale en informatique de nature scientifique et technique. Pour la vie de tous les jours, la vie professionnelle et l'exercice de la citoyenneté.

   Pourquoi donner une telle culture dans le cadre de la scolarité ? Il y a là en effet un enjeu de culture générale scolaire qui, la société évoluant, évolue elle aussi avec le temps [1]. Et l'on sait l'importance de la précocité des apprentissages. Un détour par les mathématiques. À notre époque, par exemple, tout un chacun doit savoir lire une courbe ou un graphique (ainsi la représentation de l'évolution du chômage, de la décélération de son accélération si c'est le cas) et, pour cela, savoir qu'une grandeur peut dépendre d'une autre grandeur. Il étudiera donc les fonctions en cours de mathématiques. Il apprendra des notions comme la continuité, la dérivation. Il résoudra des équations, activité à laquelle, en général, il ne se livrera plus dans sa vie d'adulte, sauf dans le cas où son métier l'exige.

   Restons sur les fonctions. L'actualité de la campagne présidentielle fait que le citoyen doit pouvoir se faire son opinion sur les causes de la crise financière latente. Vaste problème. Dans une interview au journal Le Monde, le 19 octobre 2009, Benoît Mandelbrot, père de la théorie des fractales, indiquait qu'« il était inévitable que des choses très graves se produisent ». Dès 1964, il avait perçu que les modèles mathématiques utilisés par les financiers étaient erronés et avait tenté d'alerter sur leurs dangers. « Les gens ont pris une théorie inapplicable... Elle ne prend pas en compte les changements de prix instantanés qui sont pourtant la règle en économie. Elle met des informations essentielles sous le tapis. Ce qui fausse gravement les moyennes. Cette théorie affirme donc qu'elle ne fait prendre que des risques infimes, ce qui est faux... » S'il est difficile au citoyen lambda de discuter sur le fond ce point de vue, il doit néanmoins comprendre la problématique posée, se faire son opinion dans un débat contradictoire. B. Mandelbrot ajoute que « les catastrophes financières sont souvent dues à des phénomènes très visibles mais que les experts n'ont pas voulu voir ». Savoir pourquoi il en va ainsi est une question intéressante... Un certain niveau de culture mathématique constitue d'évidence une condition d'exercice de la citoyenneté. Il vaut mieux avoir appris à étudier des fonctions à l'École que de ne point l'avoir fait. Il ne s'agit bien évidemment pas pour le citoyen lambda d'être en mesure de mener un débat sur un pied d'égalité avec des spécialistes de haut niveau, mais de percevoir de quoi on parle, d'avoir des intuitions et de pouvoir se faire une opinion dans le cadre d'un débat pluraliste. Plus on en sait mieux ça vaut. Et rappelons que la démocratie est le gouvernement des affaires de la cité par des « ignorants » !

   Toujours dans la campagne électorale en cours, le citoyen pourra utilement s'appuyer, lors des débats sur l'énergie, sur ce qu'il aura appris en sciences physiques ou, pour ceux à propos des OGM, sur ses connaissances en SVT. Ainsi saura-t-il de quoi il retourne. Pour autant, s'il n'est pas devenu ingénieur, chercheur ou..., il aura peut-être oublié certaines des formules d'électricité de sa scolarité ou des parties de ses cours de biologie.

   Permettre un exercice plein de la citoyenneté est une des raisons d'être de l'initiation de tous les jeunes aux notions fondamentales de nombre et d'opération, de vitesse et de force, d'atome et de molécule, de bactérie et de virus, de chronologie et d'événement, de genre et de nombre, etc. Ces initiations se font dans le cadre institutionnel des disciplines scolaires, dans le secondaire avec des professeurs spécialisés titulaires d'un Capes ou d'une agrégation. L'École donne ainsi la culture générale, les notions cachées que l'humanité a mis des siècles à découvrir et à élaborer, et qui permettent la compréhension, le recul, la créativité, les adaptations à venir...

   Venons-en à l'informatique. Dans les colonnes du Monde diplomatique, en décembre 2002, John Sulston, prix Nobel de médecine, évoquant les risques de privatisation du génome humain, indiquait que « les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l'instar du modèle de l'open source pour les logiciels ». Open source, logiciels libres, code source... C'est quoi le code source pour quelqu'un qui n'a jamais écrit une ligne de programme ? Le libre est aussi un outil conceptuel qui aide à appréhender les problématiques de l'immatériel. Il suppose une culture générale informatique.

   Le trafic sur Internet ne cesse de croître, une évidence que cette rançon du succès ! La vidéo, gourmande en bande passante, sature les réseaux. Le marché mobile des terminaux explose. Les infrastructures doivent évoluer et se développer, le haut débit en premier lieu. Qui doit payer ? Qui pourrait payer ? Des mesures de discrimination, blocage et filtrage (pour les flux illicites), antinomiques avec la philosophie du Net, sont mises à l'ordre du jour, issues de problématiques comme la lutte contre la cybercriminalité, les modèles économiques de l'immatériel, des industries culturelles. La neutralité du Net rencontre ici les débats qui ont accompagné en leur temps la transposition de la DADVSI, la loi Hadopi... La question se pose également de savoir si le Net est vraiment neutre. Et si la vision d'un cyberespace « idéal » et insensible aux réalités géopolitiques de la planète est réaliste et pertinente.

   Ce débat sur la neutralité du Net est un débat de société qui concerne d'évidence tout le monde. Il mêle d'une manière inextricable des questions politiques, économiques, juridiques et des concepts scientifiques et techniques : couches et protocoles de l'internet, adresses IP, réseaux d'accès et de transit, réseaux privés virtuels, routage, gestion du trafic, interconnexion des réseaux, chiffrement, standards ouverts... S'y impliquer suppose des connaissances scientifiques informatiques, des représentations mentales efficientes.

   Il y a aussi la question des libertés numériques, le vote électronique, les démarches de la vie quotidienne qui se font maintenant sur le Net. Des emplois vont disparaître, d'autres vont apparaître (somme nulle, positive ou négative ?), quasiment tous les métiers existants vont être peu ou prou transformés par la numérisation de l'information. Les besoins du pays sont énormes, ainsi l'industrie automobile recrute-t-elle déjà plus d'informaticiens que de mécaniciens. On pourrait multiplier les exemples. L'enjeu est de comprendre le monde tel qu'il devient et de le transformer, d'agir. La pensée algorithmique permet de traiter la complexité, là notamment où les équations sont inopérantes.

   Parmi ceux qui sont hostiles à l'enseignement de la science informatique certains avancent l'idée qu'il faut former exclusivement aux problèmes sociétaux liés au numérique et à l'informatique, mais pas à la science informatique. Comme si l'on pouvait parler avec pertinence des effets des sciences, de ce qu'elles sous-tendent et entraînent, du monde qu'elles contribuent à créer, sans les connaître ! Il faut « ouvrir le capot ». Les sciences ont une contribution spécifique et irremplaçable dans la formation de l'homme, du travailleur et du citoyen du XXIe siècle. Il est indispensable aujourd'hui d'initier tous les élèves également aux notions centrales de l'informatique, devenues indispensables : celles d'algorithme, de langage et de programme, de machine et d'architecture, de réseau et de protocole, d'information et de communication, de donnée et de format, etc. Cela ne peut se faire qu'avec une discipline informatique en tant que telle. Et, dans le secondaire, des professeurs d'informatique titulaires d'un Capes ou d'une agrégation d'informatique. Et des mesures transitoires de formation continue analogues à celles mises en œuvre pour les enseignants d'ISN.

Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI

NOTE

[1] Les enseignements techniques et professionnels ont connu de profondes mutations lors des dernières décennies, le traitement de texte se substituant à la machine à écrire et la machine à commandes numériques, à l'étau-limeur.

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Mars 2017

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