L'école numérique et l'ENT

Serge Merle
 

L'orientation des ENT [1]

   Si les douze propositions faites par l'AFUL [2] sont extrêmement claires il n'en reste pas moins que nous avons beaucoup à faire pour donner un sens précis à ces douze directions. L'idée m'est donc tout naturellement venue de tenter de donner un sens précis à certaines d'entre elles. Je retiendrais pour cela la proposition n° 9 [3] : « Les possibilités offertes par les nouvelles technologies dans le domaine du travail asynchrone ou distant sont explorées pour faciliter la liaison école-famille et améliorer les liens entre l'école et les élèves ne pouvant s'y rendre. »

   C'est un fait que les nouvelles technologies offrent des possibilités dans le domaine du travail asynchrone et la création d'Espaces Numériques de Travail (ENT) est une des formes qui offrent les conditions de ces possibilités. Et ce, bien entendu, mais pas uniquement, dans le but d'améliorer les liens entre l'école et les élèves qui ne peuvent s'y rendre. Il n'y a pas lieu, à mon avis, de limiter l'action de cet espace à ceux qui ne peuvent se rendre à l'école même si, tout naturellement, ils doivent en bénéficier en priorité. C'est un véritable enjeu que la création de ces espaces et il n'est pas sans risques. Tout d'abord, il est nécessaire que chaque enseignant prenne bien conscience qu'il s'agit d'une mise à distance de son enseignement et, à partir de là, d'une mise à disposition de l'élève ou d'un collègue, d'un contenu dont il n'est plus le que le dépositaire immédiat. Je veux dire qu'il n'appartient plus à l'enseignant de disposer d'une propriété intellectuelle sur le contenu de l'enseignement dispensé. C'est en quelque sorte une forme de dépossession qui s'opère et cela n'est pas forcément toujours accepté. C'est ici une des difficultés psychologiques qui entrent en jeu dans la mise en place des ENT.

   Le contenu d'enseignement est souvent mis en avant comme une forme de propriété intellectuelle et celui-ci n'est pas partageable dans beaucoup d'esprits. Peut-être la 11e proposition : « Afin de garantir l'égalité des chances, les collectivités et l'État mutualisent leurs efforts pour offrir un vaste support en ligne gratuit à l'échelle nationale, animé par des professeurs nommés dans la 31e académie : l'académie en ligne. Ces professeurs sont formés au tutorat en ligne » rejoint-elle l'idée des ENT Elle semble toutefois légèrement restrictive dans la mesure où elle semble ne réserver ce tutorat qu'à un ensemble de professeurs qui feraient partie de cette 31e académie. Je crois pour ma part qu'il est important d'élargir au plus grand nombre les possibilités d'animations de ces supports en ligne. Ainsi je propose quelques pistes pour la mise en place des ces ENT

Quelques pistes et contenus

   Dans un premier temps, et cela rejoint l'idée qu'au sein de chaque académie soit créé un pôle reliant les différents partenaires concernant les TICE, les enseignants mettraient en ligne tout ou partie de cours dont ils auraient fait le choix d'enregistrer afin d'en donner l'accès au plus grand nombre. L'accès à l'ENT serait donné à chaque élève qui en ferait la demande mais aussi à chaque enseignant qui souhaiterait mettre en ligne des cours.

   Une deuxième orientation et application de l'usage des ENT serait à destination des enseignants eux-mêmes avec un contenu spécifique. Ce contenu aborderait les interventions des différents stages de formation ou autres conférences pédagogiques qui traiteraient d'un domaine particulier d'enseignement. En effet, le bénéfice serait bien plus grand si tout un chacun pouvait mettre à profit, à distance, des contenus de formations abordés dans les différents stages. Cela demanderait probablement une nouvelle orientation du contenu des stages de formation continue proposés mais très certainement la mutualisation et l'accès au plus grand nombre nourriraient-ils certainement de profonds débats.

   Des passerelles entre académies permettraient de favoriser l'accès aux différentes ressources pour chaque enseignant. L'idée, ici, n'est plus de réserver cet accès aux ressources dédiées au TICE mais de permettre, grâce aux TICE, de créer un espace global, cohérent pour tous. Il existe déjà des systèmes qui proposent la mutualisation : (Académie en ligne, les différents espaces TICE de chaque académie, cours de profs...). Tous ces espaces, aussi intéressants soient-ils n'ont pas encore pris la dimension unitaire qui pourraient être celle des ENT dédiés aux enseignants. Ces ENT s'inscriraient dans la structure commune reposant sur les programmes et instructions officiels de l'Éducation nationale. Il me paraît tout à fait fondamental de favoriser tout ce qui permettrait la définition d'un véritable portail unique mais dont les champs multiples seraient accessibles de n'importe quel point de l'hexagone. De la même manière qu'il est possible de lancer la création d'un véritable dictionnaire numérique [4] élaboré à partir de la participation de nombreuses classes du pays, il est concevable d'imaginer la création d'un portail des ENT à partir des enseignants volontaires de chaque académie.

   En fait, l'idée maîtresse qui sous-tend la création de ces portails ENT est la véritable mutualisation du travail des enseignants. Combien de fois n'avons-nous pas entendu : « vos travaux, vos documents mériteraient toute l'attention qui pourrait leur être accordée auprès de vos collègues ». L'enseignement doit se réformer et cette réforme passera à mon avis par l'usage des nouvelles technologies. Il ne peut en être autrement au prix de se retrouver dans un système où la connaissance ne serait réservée qu'à une élite. Nous serions alors conduits vers cette forme de prolétarisation des savoirs comme l'indique Bernard Stiegler. Le temps de la déprolétarisation est venu si nous ne voulons pas sombrer dans un système éducatif à deux vitesses. Un système réservé aux personnes ayant les ressources suffisantes pour accéder aux savoirs dispensés par des sociétés privées, et elles sont nombreuses à exister dans ce vaste domaine de l'e-learning.

   L'autre système, c'est celui qui touche la majorité des élèves, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas accès à ces formes d'enseignement qui peuvent leur permettre d'assurer le développement de leurs connaissances en plus de celles qu'ils reçoivent à l'école. Le système éducatif n'est pas aujourd'hui en mesure de donner un coup d'accélérateur à la formation des enseignants dans ces domaines, quoiqu'en disent les différents rapports qui sont publiés de temps en temps. Il est probable que ce qui distingue la volonté qui est sous-jacente à l'intérieur de ces rapports et la réalité observée, relève du constat que ces derniers ne sont pas réellement chiffrés en termes de coût ; coût de formation, coût d'investissement. C'est pourtant un paramètre fondamental qui, quoiqu'on en dise, ne peut être éludé. Du reste, c'est toujours ce paramètre qu'on évoque en disant que les enseignants demandent toujours plus de moyens et qu'on ne peut pas répondre à toutes ces demandes. Certes, mais il me semble que c'est le prix à payer si nous voulons une société où les adultes seront bien formés et pourront s'intégrer le mieux possible.

Les risques de passer à côté de...

   Historiquement, la révolution de l'imprimerie a permis l'accès au plus grand nombre aux livres. Il a fallu ainsi former un maximum d'individus pour que l'illettrisme, voire l'analphabétisme, n'existent quasiment plus. Chacun, avec l'enseignement élémentaire, daté des lois de Jules Ferry, a pu bénéficier de cet enseignement de masse. L'accès à la lecture était une forme d'acculturation. Depuis quelques années, et surtout avec l'avènement de la société de consommation et l'apparition de nouveaux médias, cet accès ne représente plus un véritable enjeu de société. Nous nous en rendons compte avec les chiffres qui concernent l'illettrisme qui rappellent le nombre sans cesse croissant de ceux qui ne peuvent avoir accès à la lecture. Il risque de se passer la même chose par rapport à l'usage du numérique. Les nouvelles formes d'hypomnemata [5] que représentent les supports numériques et toutes les activités de lecture qu'ils engendrent risquent de n'être qu'une simple chimère aux yeux de ceux qui ne pourront y avoir accès ou qui n'auront pas la formation suffisante pour s'approprier ces outils. Le résultat en sera bien entendu un pharmakon [6] dans son acception négative, c'est-à-dire un véritable poison pour l'utilisateur. L'outil, au lieu de libérer l'individu, n'en ferait qu'un aliéné. Ainsi deviendrions-nous des prolétaires au sens strict du terme ; nous subirions une perte de savoir.

   Les ENT ne sont pas la solution miracle qui résoudrait tous les problèmes d'enseignement mais dans une certaine mesure ils permettent de poser les questions d'enseignement avec cette notion de décalage temporel. Le fait que le contenu d'enseignement soit accessible dans un lieu autre que celui de l'école ou autre établissement scolaire agit, en quelque sorte comme un facteur, à la fois déstabilisant pour l'enseignant car il n'a plus le contrôle du flux de son enseignement et de la même manière pour l'enseigné qui ne peut pas forcément jouer sur cette dimension interactive due au fait de la présence de l'enseignant. Mais, au fond, cette interactivité existe-t-elle vraiment ? Combien d'élèves n'osent pas poser de questions lorsqu'ils n'ont pas compris durant le cours ou même à la fin de celui-ci ? Le feraient-ils s'ils en avaient la possibilité, à distance ? Inversement l'idée selon laquelle l'enseignant qui accepte de mettre en ligne ses cours peut donner un cours qui est affiné et complété de nombreux documents qui n'ont peut-être pas lieu d'être tous développés durant le cours en présence des élèves. Les élèves qui suivent dans ce second temps les cours sur ENT augmentent leur capacité de compréhension de ces cours. Comprennent-ils mieux ? Si le principe de répétition est facilité la compréhension est-elle corrélée ? Rien n'est moins sûr, l'a priori voudrait nous faire dire oui mais aucune étude véritablement approfondie n'en atteste la certitude. Ce qui est certain, c'est que la question des ENT et de leur développement est à l'ordre du jour dans l'éducation nationale. Mais l'ordre du jour ne conduit pas forcément à la mise en place systématique de ces espaces. Beaucoup ne savent pas encore comment s'y prendre. Il manque une profonde réflexion et ce, au niveau de la territorialisation de cette question. Comme l'indiquait Anna Angeli [7], ce maillage nécessaire doit se faire avec la prise en compte de la réflexion de tous ceux qui sont concernés par l'élaboration de ces espaces. Les enseignants qui souhaitent réfléchir à ce que peuvent contenir les ENT doivent pouvoir le faire. Quels que soient leur niveau d'enseignement. Il ne s'agit pas ici de laisser la réflexion à une seule catégorie d'enseignants sans quoi le résultat serait un produit qui n'en satisferait qu'une partie.

Des changements à venir

   Faut-il accepter l'idée que l'enseignement traditionnel basé sur : une unité de temps, de lieu et de personne est en train de se transformer et par la même occasion de nous transformer ? Certainement et les ENT devraient contribuer à nous permettre de remettre en question, nos pratiques et nos réponses. Les enseignants, en ce sens, quitteraient la sphère des sophistes qui, en leur temps voulaient apporter toutes les réponses à toutes les questions. Les ENT opèrent un véritable décentrement, sommes-nous capables de l'accepter ?

Mardi 18 janvier 2011

Serge Merle
Instituteur
École de Toga à Bastia

NOTES

[1] ENT : Espace Numérique de Travail.

[2] AFUL : Association Française des Utilisateurs de Logiciels Libres http://aful.org/

[3] http://bons-constructeurs-ordinateurs.info/communiques/douze-propositions-pour-ecole-ere-numerique

[4] http://eduscol.education.fr/cid53098/participez-avec-votre-classe-au-dictionnaire-des-ecoliers.html

[5] Les hypomnémata, au sens général, sont les objets engendrés par l'hypomnesis, c'est-à-dire par l'artificialisation et l'extériorisation technique de la mémoire. Les hypomnémata sont les supports artificiels de la mémoire sous toutes leurs formes : de l'os incisé préhistorique au lecteur MP3, en passant par l'écriture de la Bible, l'imprimerie, la photographie, etc.
Source : http://arsindustrialis.org/hypomn%C3%A9mata

[6] La signification du mot grec pharmakon peut facilement s'inverser : remède bénéfique ou poison maléfique, dedans/dehors, parole/écriture, il n'a rien d'une substance. Ce n'est pas un élément ni un composé d'éléments, c'est un milieu ambivalent, le médium à partir duquel s'effectue toute dissociation. Il est analogue à l'imagination, une sorte de mixte, ni sensible, ni intelligible, capable de réaliser l'unité des contraires (comme l'écriture, qui facilite un certain type de mémoire – morte – mais décourage la mémoire vive). Même la potion mortelle bue par Socrate sous le nom de ciguë (en grec pharmakon) est ambivalente : instrument de mort et/ou véhicule vers l'immortalité de l'âme, poison et/ou instrument de salut.
Source : http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0702251012.html

[7] Chef de projet « Écoles-Internet » : http://ecoles-internet.net/

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Association EPI
Février 2011

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