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La Silicolonisation du monde.
L'irrésistible expansion du libéralisme numérique

Éric Sadin, édition L'échappée, Paris, 2016, 293 pages, 17 euros.

    Dans cet ouvrage, Éric Sadin, philosophe et écrivain, montre et explique comment le technolibéralisme menace l'humanité. Pour décrire ce phénomène, il utilise un néologisme celui de « silicolonisation ». C'est la contraction de la mythique Silicon Valley (région de la baie de San Francisco en Californie sur la côte ouest des États-Unis) et de la colonisation de ces différents produits (intelligence artificielle, objets connectés, deep learning...) envahissant le monde.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Région_de_la_baie_de_San_Francisco
https://fr.wikipedia.org/wiki/Californie
https://fr.wikipedia.org/wiki/États-Unis

   L'introduction montre à l'aide de nombreux exemples que cette terre californienne, berceau des GAFA (Google Apple Facebook Amazon) /NATU (Netflix Airbnb Tesla Uber), de prestigieux laboratoires de recherche et les deux meilleures universités du monde (Stanford et Berkeley), est le « tempo du monde ». Cet état californien compte plus de 6 000 entreprises dont nombre d'entre elles bénéficient d'une notoriété internationale. Cette terre, comparée à un « phare mondial, historique et contemporain de la haute technologie », éclaire, guide et pilote toutes les parties et dimensions de notre vie privée et collective.

   Le premier chapitre retrace l'histoire de San Francisco et de la Silicon Valley. La première Silicon Valley (1930-1940) est celle du complexe « militaro industriel » axée sur une rationalité utilitariste ; la deuxième Silicon Valley (1960) est celle de « la rhétorique de l'émancipation individuelle » axée sur la liberté et l'émancipation individuelle née autour de Bill Gates, Steve Jobs et Steve Wozniak ; la troisième Silicon Valley (1990) est celle de la « net economy » axée sur la généralisation d'Internet ; la quatrième Silicon Valley (2000) est celle de « l'économie de la connaissance » axée sur trois modèles industriels (constitution de bases de données, organisation algorithmique de la vie collective et conception d'applications destinées aux individus). Ce qui fait passer de l'« écotopie californienne » à une « écononuméricotopie » globale qui entend exploiter les traces émises par tous nos gestes. Et c'est ainsi qu'une cinquième Silicon Valley apparaît ! C'est celle de « l'industrie de la vie » qui colonise le monde et va « infléchir à tout instant et en tout lieu, le cours de nos existences individuelles et collectives ». Une « selfcolonization des territoires », caractérisée par la réplication de la Silicon Valley, se met en place sur l'ensemble de la planète.

   Le deuxième chapitre est consacré à la description et à la compréhension de l'émergence d'une nouvelle étape du capitalisme : le « technolibéralisme ». Cette « économie de la connaissance », plus exactement des comportements, porte « la collecte massive des traces des individus en vue de constituer de vaste base de données dotées de hautes valeurs commerciales ». À l'image de Facebook, de Google... et de tant d'autres ! Cet accompagnement de nos vies par les algorithmes s'est institué lors du développement des smartphones et des applications à partir de 2007. La vision siliconienne du monde, « acmé positivisme », considère la rationalité technoscientifique comme le vecteur privilégié du perfectionnement de l'organisation des sociétés et des conditions de vie. Cet ethos californien mêlant « une vision zen, panthéiste et quantique du monde » relève une disqualification du jugement subjectif au profit d'un management algorithmique invisible. Un « soft-totalitarisme numérique » s'érige en enlevant « in fine le droit d'agir en conscience et du notre libre arbitre ». Ce n'est pas la race humaine qui est en danger, mais bien la figure humaine, en tant que dotée de la faculté de jugement et de celle d'agir librement et en conscience. Ce technolibéralisme repose sur une morale partagée par tous : l'accomplissement d'une vie idéale voire parfaite. Et ce rôle est désormais dévolu à l'intelligence artificielle. L'intelligence artificielle, nourrie des travaux de N. Wiener, est érigée comme une sorte de surmoi dotée de l'intuition de vérité et appelé à guider en toute circonstance nos vies vers la plus grande efficacité et conforts supposés. Les différents champs d'action d'Alphabet (Calico, Verily, Nest Labs...), le vaisseau mère de Google, sont si parlants : toute notre vie est/sera l'objet d'interventions et permettra des bénéfices commerciaux colossaux. Le pari de Google est bien la conquête intégrante du vivant en instituant un accompagnement algorithmique de nos vies.

   Le troisième chapitre s'attache à identifier les méthodes managériales instaurées par le technolibéralisme laissant croire que chacun peut librement s'épanouir. En ce sens, la start-up incarne la mesure de l'économie du monde et offre une cure de jouvence au capitalisme. Ce qui permet notamment au startupper, aux entrepreneurs indépendants la possibilité de s'y raccorder librement et de s'y épanouir sans réflechir. À l'image de Philippine Dolbeau, jeune lycéenne française, qui crée une application pour moderniser l'appel à l'école. Seulement, cette jeune startupper (comme les autres) n'a pas conscience de toutes les conséquences découlant de son application. Ici, ce n'est plus de l'innovation (renouvellement) mais de la disruption (forme passive de l'innovation) qui apporte un produit accessible, applicable à n'importe quel domaine, destiné à tous et à bas prix.

   Cette conquête du monde à l'image du Far-West (sans loi) s'accompagne d'une nouvelle forme de criminalité orchestrée par des hommes en sweat-shirt à capuche : « sauvagerie entrepreneuriale », exploitation des différentes formes du travail, exploitation et précarisation des salariés, soustraction à l'impôt et généralisation de certaines entreprises qui contournent les lois et les règles... Ce « self totalitarisme » s'accompagne d'une propagande utilisée de façon massive à l'échelle mondiale : novlangue, gourous (Larry Page...), conférences TED (Technology, Entertainment and Design), différentes manifestations (CES, Consumer Electronics Show, à Las Vegas). Cette évangélisation, outil indispensable à la colonisation, est destinée à rassembler les foules vers une communion globale et totalisante.

   Le quatrième chapitre est consacré à la toute-puissance globale qui va entraîner un nouveau « malaise dans la civilisation ». Cette nouvelle ère va multiplier de nombreux troubles mentaux : volonté de toute-puissance, névrose de l'enrichissement perpétuel, déni de l'imprévisibilité du réel et de la mort, furie transhumaniste, syndrome du temps réel ou de Sherlock Holmes (passage de la société de contrôle à une démocratisation du contrôle ajustant en permanence le réel au moment où il se forme au moyen d'une technologisation des données analysées immédiatement) et individu tyran doté d'un sentiment de surpuissance et agissant comme bon lui semble. Il en découle un malaise d'un genre nouveau où l'homme sera tiraillé entre cette tension constante de surpuissance et ce constat de dépossession de soi.

   Le cinquième chapitre propose au citoyen ou plus exactement au « consom'acteur » des actions concrètes pour contrecarrer ce techno-libéralisme : le refus d'acheter (ou d'être équipé) des objets connectés (1), des assistants numériques, des capteurs, des nouveaux systèmes des pratiques éducatives généralisées, des miroirs dits connectés, d'emprunter de livre numérisé, des bracelets connectés, d'implants.... Bref, que nous refusions de devenir « un homme carte bancaire » augmenté, capté, connecté voire programmable. Ce refus de l'acte d'achat porte en soi une véritable portée politique. Ce chapitre suggère aussi aux ingénieurs de l'industrie du numérique de développer un esprit critique (ne pas marchandiser, ne pas automatiser nos vies), en faisant valoir leur responsabilité et leur créativité. Il est temps d'user de nos responsabilités individuelles et collectives.

   La conclusion est une synthèse bien illustrée de cet ouvrage ; et propose notamment de réfléchir à un nouvel humanisme : un common decency ou morale commune érigé(e) sur la disposition singulière de chaque être humain à enrichir le bien commun, de respecter l'intégrité, la dignité humaine et la diversité de notre environnement.

   La lecture de cet ouvrage est facile et agréable à lire. Chaque chapitre est accompagné de nombreuses références bibliographiques et de nombreux exemples qui constituent des ressources précieuses. On peut lui reprocher de ne pas aborder en détail le web marketing, la programmatique (achat, affichage, publicité programmatiques) et le deep learning pour renforcer son argumentation. On s'interroge sur l'action et la responsabilité d'un ingénieur : un ingénieur qui travaille en général pour quelqu'un d'autre, n'est qu'un simple rouage, une unité RH (jetable et si vite remplaçable) d'une société. Quelle est vraiment sa marge de liberté et de créativité ? Il est aussi regrettable de ne pas aborder la mise en place sauvage fin 2016 (et sans consultation auprès des parents) de l'application informatique nationale LSU (livret scolaire unique) en France. Ce livret scolaire unique et numérisé compulse les données personnelles (le livret de compétences du socle commun, les bulletins périodiques des élèves avec des éléments de suivi des élèves en difficulté ou « différents ») de nos enfants du CP à la troisième.

   À partir d'un sujet complexe, É. Sadin parvient à alerter et informer le lecteur-responsable sur une question primordiale : la marchandisation globale et l'organisation mécanique de nos vies. Il est temps d'agir individuellement et collectivement, pour ne pas voir se réaliser totalement et globalement la fable de l'aigle (surpuissant et hégémonique) de la Silicon Valley et du (french) cop.

Cécile Dolbeau-Bandin

(1) É. Sadin annonce en mars 2017 la création d'un comité citoyen sur le numérique pour « la sauvegarde des principes civilisationnels qui nous fondent ».

https://www.lechappee.org/la-silicolonisation-du-monde

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Association EPI
Septembre 2017

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