INFORMATIQUE POUR TOUS
Mise en œuvre et développement

- Premier Ministre
- Délégation chargée des nouvelles formations

(MEN Mission aux technologies nouvelles)
éd. CNDP-MEN, 1985 (extraits)

 

Préface de Laurent Fabius, Premier Ministre

     L'informatique pénètre peu à peu tous les domaines de notre vie quotidienne et rares sont les activités qui ne soient aujourd'hui marquées de son sceau. Les ordinateurs calculent, écrivent, parlent et chantent. Ils sont outils de travail et moyens de recherche. Levier des technologies nouvelles, ils en constituent à bien des égards la porte d'accès obligée.

     On ne peut cependant en déduire que l'informatique conduit seule à une société de communication où tout le monde trouverait sa place de manière harmonieuse. L'informatique déplace, ou même avive les enjeux, et faute de s'y préparer, beaucoup de nos concitoyens risqueraient d'être marginalisés, ajoutant à une perte de bien-être individuelle un manque à construire collectif. Aussi la France veut-elle que chacun, quel que soit son âge, son activité, le lieu où il vit, puisse maîtriser les nouvelles technologies.

     « Informatique Pour Tous » entend donner à notre société la chance de mieux dominer l'avenir. En présentant ce plan ambitieux, le 25 janvier 1985, notre objectif était triple : initier à l'outil informatique les élèves de toutes les régions de France ; permettre son usage par tous les citoyens ; former 110 000 enseignants en un an à l'utilisation des futurs ateliers. Les atouts pour y parvenir sont nombreux, car notre pays dispose des moyens requis en équipements, en logiciels, en formateurs et en animateurs. Le Gouvernement, pour sa part, a décidé un effort financier exceptionnel. Encore convient-il d'achever la mise en œuvre de ce plan, de le développer, et c'est l'affaire de tous.

     Au 14 juillet 1985, 20 000 établissements avaient déjà reçu les matériels, 68 000 enseignants avaient participé aux stages de formation, 2 000 ateliers fonctionnaient, et ces chiffres étaient dépassés dés le lendemain. Mais il reste maintenant à animer les ateliers, à les utiliser le plus largement possible en les ouvrant à tous. "Informatique Pour Tous" ne s'arrêtera pas à l'automne avec la réalisation complète des objectifs fixés en janvier. Point de départ d'une aventure nécessaire, il nous interpelle pour que cette génération soit la mieux formée de notre histoire.

Laurent Fabius

LES ENJEUX

Une société en pleine mutation

     II est désormais superflu de dire que l'informatique est partout. Sa formidable accélération dans différents secteurs de l'activité sociale fait qu'on a pu employer à son propos le terme de révolution. Hier, connue et entretenue des seuls spécialistes, l'informatique est aujourd'hui affaire de tous. Propagée, dans les secteurs les plus divers, par les activités humaines, elle s'est banalisée et aborde maintenant le territoire domestique

     Si trois cents ans se sont écoulés entre la machine de PASCAL (1642) et le premier ordinateur, trente ont suffi pour passer de ce premier ordinateur - l'ENIAC (1944-1946) énorme monstre de 30 tonnes, couvrant 160 mètres carrés et consommant 150 kW/h - au premier micro-ordinateur. Quatre inventions phares jalonnent cette période, inaugurant après l'ère des machines mécaniques (XVIe-XIXe siècle) et électromécaniques (fin XIXe-milieu du XXe siècle), celle des machines électroniques :

* 1944-1946 :

le premier ordinateur

* 1947 :

le transistor

* 1959 :

le circuit intégré

* 1972 :

le microprocesseur.

     C'est la montée en cohérence de ces techniques qui a véritablement fait « révolution ».

     On a pu ramener à l'échelle d'une année l'évolution technologique de l'histoire de l'humanité. Cela donne ce calendrier saisissant : « Si le 1er Janvier apparaît le premier outil de silex, il faudra attendre le 15 Octobre pour que l'homme découvre le feu ouvrant la voie à des outils plus élaborés. Avec la révolution néolithique, l'agriculture commence le 30 Décembre à 17 heures. C'est le 31 Décembre à 23 h 30 min que la machine à vapeur est mise au point. L'énergie nucléaire est libérée à 23 h 54 min et 35 secondes, précédant la microélectronique de quelques secondes. Quant aux progrès les plus considérable, ils sont à venir dans les cinq prochaines minutes. » (R. Leguen, Les enjeux du progrès, Paris, 1983).

     Ces progrès interviennent aujourd'hui de manière très variée,  conquête et domestication de l'espace, exploitation des grands fonds marins, microchirurgie, images synthétiques, nouveaux matériaux, biotechnologies, ateliers flexibles : notre vie quotidienne est devenue indissociable de ces technologies. L'informatique en est à la fois le produit (nouveaux matériaux) et le levier : c'est en ce sens quelle est au cœur des progrès et des risques possibles pour notre société.

     Mais l'informatique n'est pas seulement un phénomène technique qui profiterait naturellement aux différents membres de la société. Elle est aussi source de pouvoir et de conflit. Comme toutes les grandes innovations (imprimerie, électricité, etc.) ses enjeux sont aussi économiques, culturels et sociaux. Aussi l'informatique est-elle affaire de tous.

     Assumer cette dimension est la condition pour que chacun trouve les garanties de sa liberté et la société la chance de mieux dominer son avenir.

Une nouvelle donne pour l'emploi

     Les mutations de la société auront une influence déterminante sur le volume et le contenu des emplois. Ce phénomène est aujourd'hui reconnu par tous, encore qu'il ne soit pas facile de prévoir avec précision ce qui se passera. Bien d'autres facteurs interviennent ici (rythme de l'activité, négociations sociales), mais il est possible d'indiquer quelques éléments de réflexion.

     Il apparaît en premier lieu une série de nouveaux emplois dans les domaines associés au développement de l'informatique : fabrication des composants et des matériels, préparation et édition des logiciels, maintenance informatique, etc.

     Un second élément est lui aussi admis : dans bien des domaines et pas seulement dans l'industrie, un certain nombre d'emplois disparaîtront, à commencer par ceux qui reposaient sur la production manuelle d'informations brutes.

     Mais le plus important ne réside peut-être pas dans ce double flux de création et de suppression d'emplois, alors que les débats se concentrent trop exclusivement sur la mesure relative de ces deux tendances. Il a trait au fait que peu d'emplois existants échapperont à une remise en cause du contenu des tâches, du fait de l'arrivée de l'informatique comme outil. Il ne faut pas oublier à cet égard que l'effet de l'informatique peut être sous-estimé car on ne fait pas toujours le rapport entre les nouvelles technologies (microélectronique, nouveaux matériaux, nouvelles sources d'énergie, etc.) et l'informatique. Or, si elle en est quelquefois le produit, elle constitue aussi le facteur d'accélération de ces innovations. Tous les emplois concernés par les nouvelles technologies voient leur contenu marqué par l'informatique.

     L'informatisation a donc pour effet de modifier sensiblement le contenu des tâches, comme en témoigne aujourd'hui l'apparition de nouvelles qualifications et de nouveaux diplômes ainsi le Brevet d'Études Professionnelles « Agents des Services Administratifs et Informatiques » (B.E.P. A.S.A.I). En témoigne également la multiplication d'emplois de contrôleurs dans les activités industrielles. Même dans l'agriculture, l'informatisation pénètre via les biotechnologies pour modifier à terme le profil des métiers.

     Ceux qui entrent aujourd'hui dans la vie active participeront donc à ces mutations, à quelque niveau de la hiérarchie professionnelle que ce soit. Que l'informatique crée plus d'emplois qu'elle n'en détruit, ou inversement, est une chose dont les économistes peuvent discuter. Que l'informatique modifie à terme le contenu de tous les emplois est une réalité à laquelle il convient de préparer les jeunes comme les adultes.

L'éducation nationale se modernise

     Pour assumer cette situation en perpétuel renouvellement, notre système éducatif a une responsabilité comme sans doute il n'en a jamais eue : développer la recherche, former les spécialistes attendus à tous les niveaux et préparer les jeunes à être des utilisateurs conscients de la place qu'occupent ces nouvelles technologies dans les transformations de la société française.

     II faut aussi aller vite, sinon on risque de voir les habitudes, en général lentes à se mouvoir, prendre le pas sur les formations.

     Le système éducatif, comme bien d'autres institutions, a reçu de plein fouet le « choc » de la révolution informatique. Les lenteurs bien connues de l'administration risquaient de compromettre la mise en place d'une technologie qui se caractérise surtout par la rapidité de ses innovations. Mais aujourd'hui, la modernisation de l'École peut être comprise et acceptée de tous - l'importante demande de formation des enseignants, en ce domaine, en témoigne.

     L'effort entrepris depuis 1981, en matière d'introduction de l'informatique dans l'ensemble du système de formation, veut donner à l'enseignement le rythme du développement d'une science et du progrès d'une technologie. Et cette volonté nouvelle a pu s'appuyer sur une histoire, brève certes, mais qui n'en comporte pas moins un certain nombre de « traditions » pédagogiques. C'est au début des années 70 que fut prise la décision d'introduire l'informatique dans l'enseignement secondaire. Dès cette époque, la France a occupé une position originale consistant à introduire l'informatique au sein des disciplines scolaires existantes et à faire de l'ordinateur un auxiliaire pour l'enseignement. Comme tel, cet outil devait accompagner une nécessaire mutation pédagogique. L'intuition de ce double mouvement, formulée alors par un petit groupe d'enseignants, s'est révélée juste. Aujourd'hui, les conditions sont réalisées pour une telle mutation pédagogique.

     Moderniser l'École, cela consiste à prendre en compte tous les terrains de formation : ceux qui relèvent de la responsabilité de l'Éducation nationale : formation générale, formation initiale professionnelle, formation continue, mais aussi ceux de la formation continue, situés à l'extérieur du système scolaire. Bref, établir une liaison beaucoup plus forte entre toutes ces formations.

     De nombreuses associations ont participé, à leur manière, à ce mouvement. Qu'il s'agisse de clubs, de centres de réseaux, d'initiatives prises par les élus, notamment dans les municipalités, bien des efforts ont convergé vers une maîtrise individuelle et collective de l'informatique. Que cela se fasse à des fins de communications, récréatives ou professionnelles, doit être considéré de manière positive : il existe plusieurs modalités d'accès à l'informatique et aucune ne doit être écartée a priori.

Microinformatique et logiciels en France

     Les Français connaissent bien les géants de !informatique tels que IBM, Control data... Ils connaissent le nom d'un certain nombre de firmes françaises encore que ce soit souvent au titre d'activité autre que l'informatique. La France est pourtant un pays présent sur les marchés du matériel et pionnier en matière de logiciels, deux atouts grâce auxquels le Plan Informatique Pour Tous peut à la fois être réalisé et ouvrir de nouveaux débouchés.

     Les équipements : La principale caractéristique du marché des équipements réside dans la séparation entre ordinateurs professionnels et ordinateurs familiaux. Les firmes françaises s'inscrivent assez bien dans ce clivage, ce qui permet aujourd'hui de pouvoir répondre aux besoins complémentaires engendrés par les ateliers. Mais plus importante que ces stratégies, il convient de noter leur souplesse d'adaptation aux besoins des entreprises et à ceux du public français, y compris à des utilisateurs aussi exigeants que les enseignants. Ainsi nos matériels disposent-ils de clavier français (type AZERTY) et de certaines qualités ergonomiques propres à en faciliter l'usage par des élèves jeunes.

     Les logiciels : Le marché du logiciel en France est en plein développement même si le fractionnement entre les diverses catégories de logiciels cache un peu la réalité.

     Le marché des logiciels éducatifs s'organise autour de deux pôles : le Centre National de Documentation Pédagogique d'une part, les éditeurs privés d'autre part.

  • Pour le compte du Ministère de l'Éducation nationale, le CNDP a pour mission d'éditer et de diffuser les produits logiciels mis au point par les enseignants. Ceux-ci réalisent généralement des maquettes pédagogiques et le CNDP intervient alors pour leur réalisation technique et leur diffusion (gratuite dans l'Éducation Nationale et négociée à l'extérieur).

  • De nombreux éditeurs privés (Nathan, Hachette, Answare, etc.) ont produit peu à peu une bibliothèque de logiciels. Il existe un ensemble de logiciels éducatifs de qualité mais qui ne couvre évidemment pas tous les domaines.

     Les logiciels professionnels relèvent de deux démarches. Certains d'entre eux correspondent à de grands produits standard. D'autres sont réalisés en fonction de besoins propres à chaque utilisateur. La production française est présente dans les deux domaines, mais on doit noter l'importance de petites sociétés de service qui se sont créées pour fabriquer les produits à la « carte ». L'importance de ce marché est aussi grande pour les utilisations scolaires que non scolaires des ateliers, tant il est vrai que la frontière entre logiciels à finalité strictement éducative et logiciels à finalité professionnelle est ténue.

Une réponse : Informatique Pour Tous

     L'objet d' « Informatique Pour Tous » est de relever les défis engendrés par les nouvelles technologies en s'appuyant sur les acquis et les potentiels de notre pays. Pour atteindre cet objectif, les ateliers, placés dans des sites scolaires et universitaires, seront ouverts à tous. Il faut pour cela :

  • installer le plus grand nombre d'équipements informatiques dans toute la France ;

  • former les formateurs et les animateurs qui auront à initier à l'usage des outils informatiques ;

  • diffuser les logiciels existants et intensifier leur production ;

  • faire de ces ateliers un lieu où pourra se construire année après année l'apprentissage des nouvelles technologies.

     • Cet outil informatique sera mis en place :

  • soit sous forme d'un équipement de base dans 33 000 écoles ;

  • soit sous forme d'ateliers informatique dans les universités, les lycées, les collèges et dans 10 000 écoles.

    1. Dans 33 000 écoles, l'équipement de base comprendra un micro-ordinateur de type familial, un téléviseur couleur, une imprimante, un lecteur de cassettes et des logiciels.

    2. Les ateliers seront implantés à raison d'un atelier par lycée, par collège ou par groupement de 4 à 5 écoles correspondant à 400-500 élèves (10 000 écoles).

    3. Dans les universités les ateliers seront implantés à raison d'un pour 400 étudiants de seconde année de premier cycle.

     • Le programme de formation mis en œuvre est tout aussi important.

     II concerne d'abord 110 000 enseignants, soit environ un enseignant sur huit, et il prend la forme de stages d'initiation à l'utilisation des ateliers informatiques, pendant les congés de l'année 1985. Ces stages sont évidemment très courts, mais des possibilités d'approfondissement seront ouvertes dès octobre 1985.

     Il concerne également les jeunes relevant des travaux d'utilité collective. Ils bénéficieront d'une formation spécifique à l'animation et à la maintenance des outils informatiques. Ainsi pourront-ils aider à l'ouverture des ateliers informatiques, ou même à leur fonctionnement pendant les heures scolaires.

     • Un volet moins connu à ce jour parce que moins spectaculaire, d'« Informatique Pour Tous », concerne la diffusion de logiciels. Entre mars et mai 1985, près de sept cents « logiciels » ont été répertoriés et développés. Ils concernent des programmes pédagogiques, des outils professionnels (traitement de texte, tableurs, gestion de fichiers) et des jeux. Ils arriveront dans les ateliers sous deux formes : en même temps que les équipements sous la forme d'une valise, et à travers l'exercice d'un droit d'option sur un catalogue général disponible à l'automne 1985.

     • Alors même que les premiers ateliers sont en place, la possibilité de les diversifier est à l'ordre du jour. Certaines extensions concernent l'audiovisuel, par la mise en place déjà engagée de caméras, de magnétoscopes et de vidéodisques. D'autres concerneraient la robotique ou plus généralement la conduite de processus automatisés.

     Ainsi les ateliers d'« Informatique Pour Tous », sont-ils déjà les ateliers du « Futur pour Tous ».

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Association EPI
21 octobre 2002

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