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Un éditorial signé
Jean-Claude Simon

L'éditorial du n° 3 (septembre-octobre 1980) de
la Revue Éducation et Informatique
des éditions Nathan
 

   C'est un lieu commun d'affirmer que la société française connaît de profonds changements. Le nombre de chômeurs augmente de façon inquiétante, mais en même temps de nombreux emplois ne sont pas ou sont mal remplis par manque de qualification. Ce dernier problème est particulièrement grave en informatique, et d'une façon générale dans tout ce qui touche un domaine en expansion permanente, le traitement et la transmission de l'information.

   On peut donc en conclure qu'il existe une inadaptation entre le marché de l'emploi et la qualification des Français. À ce propos, ce qui s'est passé dans le domaine particulier de l'informatique vaut sans doute à titre d'exemple et de modèle pour ce qui nous attend, si nous n'y prenons pas garde.

   Vers 1965, arrivaient sur le marché des ordinateurs dits de la troisième génération. Enthousiasmés par les possibilités de ces nouvelles machines, les entreprises, poussées par les constructeurs, se lançaient dans l'informatisation de leur gestion. Mais hélas il fallut déchanter : le manque de préparation du personnel, l'absence de programmeurs compétents causaient de nombreuses déconvenues. Les coûts de mise en place et d'utilisation de l'informatique étaient incomparablement supérieurs au coût d'achat du matériel lui-même. Pour fixer les idées, on estime actuellement que, dans les cas normaux, le prix du logiciel est environ trois fois plus élevé que celui du matériel, ceci pour la gestion ; pour les domaines scientifiques, ce rapport peut être beaucoup plus grand. Bien entendu, ceci quand tout va bien. De plus ce rapport ne tient pas compte de la formation du personnel et des coûts de réorganisation entraînés par l'introduction d'une nouvelle technique.

   D'autre part, l'absence de personnel compétent en informatique, plus précisément en programmation se faisait cruellement sentir. Malgré de nombreuses mises en garde, les efforts de formation ont été insuffisants. Certains restent persuadés que l'informatique est une chose facile et que « le FORTRAN s'apprend en huit jours ». Les erreurs de programmation ont coûté des sommes gigantesques, dues à l'impréparation des programmeurs, à l'absence d'informaticiens compétents.

   Pour fixer les idées, le nombre d'ingénieurs de haut niveau manquant aujourd'hui dans la profession informatique est de l'ordre de 2 000, environ 10 % du total. Il s'ensuit une tension sur le marché de l'emploi exactement inverse de celle que l'on connaît par ailleurs. Les étudiants sont débauchés à prix d'or avant même d'avoir achevé leurs études ; ce qui n'est bon ni pour leur avenir, ni même pour leur employeur.

   En raison de l'introduction de l'automatisation et de l'augmentation de la productivité de la production des biens matériels, on estime qu'une proportion croissante de métiers se situera dans le domaine de la manipulation et de la transmission de l'information au sens large.

   Des études récentes viennent de mettre en évidence qu'aux USA près de 50 % des postes de travail ont maintenant pour objet de manipuler de l'information. De 10 % en 1900, cette catégorie est passée à 27 % en 1960, 47 % en 1970. Entre autres, elle comprend les éducateurs, les scientifiques, les journalistes de la presse écrite, de la télévision, les écrivains, les professions libérales, la plupart des fonctionnaires, les ingénieurs, les cadres, les personnels de bureau, les services, etc. Loin de nuire à la production des biens matériels, le développement de ces professions ne fait que les stimuler, puisqu'on assiste à une augmentation constante de la production des biens malgré la diminution du nombre des producteurs.

   C'est avec la dernière forte augmentation des années 60 que sont entrés en pratique les ordinateurs. Des machines automatiques utilisant la dernière nouveauté des microprocesseurs vont accélérer ce mouvement.

   Cette évolution est comparable à celle due à l'introduction de machines productrices d'énergie. L'homme a été remplacé dans son rôle de travailleur de force, ou plutôt ses capacités se sont trouvées infiniment multipliées. Les nouvelles machines à traiter l'information augmentent aussi dans de grandes proportions le rendement et l'efficacité des travailleurs de l'information. Ou du moins leurs acquéreurs voudraient qu'il en soit ainsi.

   En effet, nous constatons qu'il n'en est pas toujours ainsi : la complexité des systèmes augmente, les erreurs se multiplient. Ni la structure sociale, ni les hommes ne sont préparés, ou même disposés à absorber cette nouvelle révolution « informationnelle », aussi importante mais peut-être encore plus perturbante que la révolution machiniste du XIXe.

   Or pouvons-nous refuser cette évolution sans perdre notre place de pays moderne ? Si nous n'y prenons pas garde, l'informatisation de la société risque de se traduire, à l'échelle du pays, par un désordre et des effets pervers, comparables à ceux que connaît la profession informatique elle-même.

   La réponse à cette crainte tient bien sûr dans la formation correctement adaptée des hommes qui vont utiliser ces machines informatiques nouvelles. C'est-à-dire une grande majorité. Comme tous les grands pays modernes, nous devons envisager cette formation de masse à deux niveaux :

  • l'emploi des machines informatiques comme outils,
  • la compréhension et l'acceptation de la société informatisée.

L'emploi de l'informatique comme outil

   À ses débuts, l'automobile demandait à son conducteur d'être un fin mécanicien. Actuellement il suffit de savoir conduire. On peut ignorer presque complètement ce qui se passe sous le capot.

   Il est clair que l'emploi de machines informatiques va tendre vers la même facilité et sécurité d'emploi, pour des services remarquables et un prix diminué. Ainsi une caisse alphanumérique enregistreuse de commerçant est un véritable petit ordinateur qui, pour le même prix qu'en 1945, rend des services très supérieurs : il suffit de savoir sur quels boutons appuyer. Il existe des machines à jouer aux échecs, utilisables sans connaître un mot d'informatique, etc.

   Mais l'emploi de ces machines peut créer des situations nouvelles : changer les modes de fabrication dans l'industrie, et dans l'éducation changer la pédagogie, les relations maître-élèves. Nous devons donc réfléchir aux conséquences de ces nouveaux emplois et chercher à les utiliser le mieux possible.

   En particulier, il serait absurde de les utiliser si elles n'introduisent pas un progrès décisif, ou si elles n'ont pas une utilité bien démontrée. À cet égard, l'expérience française des 58 lycées a été particulièrement bien menée et instructive.

   Étant donnée la forme de notre société, nous devons savoir que les outils informatiques vont s'introduire partout, et en particulier dans l'enseignement. Nous allons apprendre à nous en servir au même titre et avec la même aisance que du téléphone ou de l'automobile.

   Mais nous devons prendre garde à deux facteurs, conséquences de cette informatisation de la société :

  • Les effets sur notre organisation socioéconomique. Certains seront très positifs, mais d'autres peuvent se révéler négatifs. Les encombrements ont pour conséquence qu'on se déplace parfois plus lentement en voiture, qu'autrefois à cheval ou à pied.

  • La compréhension et l'acceptation par le citoyen de cette nouvelle société informatisée. La seule utilisation de l'outil n'amènera pas forcément à l'accepter. Il nous semble que cette acceptation passe par la compréhension de l'outil lui-même, et des conséquences de son emploi. Pour cela, il paraît nécessaire d'initier l'utilisateur au mouvement des idées qui accompagnent ce phénomène informatique.

Une formation à l'informatique

   L'informatique n'est pas seulement un phénomène technique comme le téléphone ou l'automobile. C'est aussi un mouvement d'idées d'une importance considérable.

   Le calcul numérique, pour lequel en fait les ordinateurs avaient été conçus, ne représente aujourd'hui qu'une faible part de leur emploi. Leur fonction essentielle est beaucoup plus généralement le traitement et la transformation de représentations de l'information ; par exemple le traitement de chaînes de caractères dans les banques de données.

   Aujourd'hui, l'informatique est devenue une discipline scientifique, représentée par une importante communauté de chercheurs et un enseignement universitaire, en France et dans tous les pays industriels comparables, USA, RFA, Japon, Canada, Grande-Bretagne, etc.

   Les techniques, les procédures informatiques s'introduisent dans la plupart des autres disciplines littéraires et scientifiques. À ce titre, l'informatique est un enseignement carrefour au même titre que les mathématiques. On pourrait en déduire qu'il vaudrait mieux laisser chaque spécialiste enseigner l'informatique à sa façon. Mais alors pourquoi enseigner aussi les mathématiques et le français, puisque la physique, la chimie, l'économie, l'histoire les utilisent ?

   Comme l'ont déjà fait la plupart des grands pays industriels, il semble donc important d'introduire dès le second degré un enseignement des concepts relatifs au traitement automatique de l'information, s'appuyant sur les démonstrations concrètes, auxquelles se prêtent particulièrement bien les systèmes informatiques.

   Un programme de formation à l'informatique pourrait ainsi être mis en place à partir de la 4e. Il porterait sur l'automatisme, l'algorithmique, la programmation, les applications de l'informatique. Et comme le dit le Professeur Jacques Arsac, « si un enseignement d'informatique est développé, ce doit être un enseignement de valeur et non une vague initiation à un langage, suivie d'un bricolage ». En effet telle qu'elle est actuellement pratiquée dans le cadre de l'expérience des 58 lycées, la « familiarisation » à l'informatique appelle les plus franches réserves. Dans les clubs informatiques, les élèves bricolent, acquièrent de mauvaises habitudes, ignorent par force l'ensemble de connaissances et de techniques que vingt ans et des milliers de chercheurs ont permis de dégager. La physique s'enseigne-t-elle dans les clubs de physique du lycée ? Si l'on n'y prend pas garde, on risque d'obtenir un résultat inverse de l'effet cherché : une confusion mentale des élèves grâce au bricolage informatique.

   Une mission m'a été confiée par M. le Président de la République sur l'enseignement de l'informatique et sur l'amélioration de la pédagogie dans les autres disciplines grâce à l'informatique. Douze groupes de réflexion ont déposé des conclusions, qui seront sans doute prochainement rendues publiques ainsi que le rapport de mission lui-même, inspiré par ces travaux et de très nombreuses consultations d'experts et d'enseignants en France et à l'étranger.

   Le plus grand soin a été pris pour que toutes les opinions puissent s'exprimer librement. Toutefois, parmi d'autres propositions, deux grandes lignes majoritaires bien distinctes se dégagent :

  • l'utilisation de l'informatique comme moyen pédagogique,
  • l'introduction dans le 2e degré d'une formation à l'informatique.

   Le premier axe n'est pas autre chose que l'extension et le perfectionnement de l'expérience des 58 lycées, appuyée sur la nouvelle opération des 10 000 micros et soutenue par une meilleure formation pédagogique des maîtres à ces nouveaux moyens.

   Le deuxième axe, qui n'est nullement en opposition avec le premier, mais bien plutôt complémentaire, propose d'introduire une formation sérieuse à l'informatique dans le second degré. L'informatique n'est plus seulement un moyen mais un objet d'étude, en lui-même et dans ses conséquences sur notre société et notre culture. Ce nouvel effort devra, bien entendu, s'appuyer en premier lieu sur une formation approfondie de professeurs. Nous ne doutons pas que leur noyau sera formé par les valeureux pionniers de l'expérience des 58 lycées...

Jean-Claude Simon

Professeur à l'Université Pierre et Marie Curie, J.-C. Simon a reçu au début de l'année du Président de la République la mission de rédiger un rapport sur « Langage scolaire, langage universitaire, langage informatique » [1].

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NDLR-EPI :
Deux pages plus loin, dans la même revue : une interview, par Christian Lafond, de Jacques Treffel, Inspecteur général de l'éducation nationale, Directeur chargé de la prospective et du développement des moyens techniques et scientifiques dans l'Éducation.

À une question de E&I :
Créerez-vous une nouvelle discipline informatique ?

Jacques Treffel répond clairement :
Non, ceci ne correspondrait pas aux objectifs que j'ai précisés. Il s'agit bien pour nous de familiariser les élèves, dans tous les ordres d'enseignement, à l'utilisation de l'informatique sous les différentes formes qu'elle prendra dans la vie quotidienne.

Rappel : dans le même temps Jacques Arsac négociait avec Jean Saurel, Directeur des lycées, la création d'une option informatique expérimentale dans quelques lycées de la région parisienne. On relira à ce propos : « L'option informatique des lycées dans les années 80 et 90 - Première partie : La naissance d'une option », de Jacques Baudé :
http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h10oi_jb1.htm

NOTE

[1] Extraits du rapport Simon : http://www.epi.asso.fr/revue/histosom.htm#h80simon

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Novembre 2016

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