NOUVELLES TECHNOLOGIES ÉDUCATIVES
ET SITUATIONS PÉDAGOGIQUES

Patrick Chevalier
Chef de service Enseignement à Distance, CNAM
 

   L'utilisation de l'ordinateur, et plus largement, des nouvelles technologies de l'information et de la communication est encore très peu répandue dans l'éducation et la formation. Notre secteur d'activité est probablement l'un de ceux qui résistent le plus à la banalisation de ces moyens. Plusieurs hypothèses sont généralement avancées.

   L'acte éducatif est hautement complexe et donc difficilement réductible à l'automatisation et à l'utilisation de machines. Pourtant, l'ordinateur est utilisé très efficacement dans certaines institutions, dans de nombreux pays, ce n'est pas tant la question de l'utilité que celle des conditions de sa généralisation qui est posée.

   L'ordinateur correspond à certains types de pédagogies : certains diront qu'il est approprié à l'apprentissage de procédures simples, d'autres qu'il requiert déjà des compétences importantes. On rencontre pourtant toutes sortes de pédagogies mises en oeuvre avec l'aide de cet outil et parfois, il est vrai, avec une obstination coûteuse en moyens humains et matériels.

   Les obstacles culturels sont également difficiles à lever. Ces technologies ne sont pas encore familières pour les formateurs dans des tâches quotidiennes telles que rédiger une fiche d'exercice ou gérer une base de données ou encore fabriquer des schémas ou des séquences de présentation, il est donc encore plus hasardeux pour nos formateurs de les utiliser dans les activités d'apprentissage. Cette difficulté devrait s'estomper avec la généralisation de la Bureautique au service de l'activité quotidienne et de l'informatique professionnelle au service de la pratique dans la discipline.

   Les obstacles organisationnels sont probablement les plus décisifs. L'ordinateur ne peut être mis à profit sans modification de l'organisation du travail des formateurs et des personnes en formation. Cette organisation nouvelle doit être défi nie à partir d'un projet pédagogique définissant l'activité des utilisateurs, la situation pédagogique et la place de l'outil.

   Cette organisation pédagogique doit également tenir compte d'un système matériel et humain plus global. C'est ce système qui déterminera la productivité du travail des formateurs et le rendement des investissements humains et matériels considérables que nécessitent l'introduction de ces nouveaux moyens.

   C'est cette perspective que nous aborderons ici modestement les liens entre l'usage des outils et les situations pédagogiques. En effet, si la pédagogie ne peut se passer de moyens, s'est bien à partir de choix portant sur la pédagogie que notre réflexion sur l'organisation et les moyens doit se fonder.

   Nous proposons en premier lieu de définir la notion de situation pédagogique, puis de l'appliquer à notre sujet en décrivant les composantes dans le cas de l'utilisation de l'ordinateur. Nous illustrerons ensuite ces définitions par quelques exemples formant une typologie toute provisoire, en insistant sur les situations plaçant l'ordinateur au service d'une pédagogie active. Nous aborderons enfin les conditions nécessaires à l'existence de ces pratiques en situant les domaines d'action de l'ingénierie pédagogique.

1. LES SITUATIONS PÉDAGOGIQUES

Les moyens d'un processus social

   Afin de lier les moyens et leur contexte d'utilisation, nous nous inspirerons ici des travaux de M. Lesne [1], qui analyse les pratiques de formation comme relevant d'un processus de transformation des individus. Ce processus est alimenté par les caractéristiques initiales des personnes : compétences, savoirs, représentations, caractéristiques intervenant comme matière première. Les moyens, les activités des différents acteurs, les relations entre ces acteurs concourent à la production. Les nouvelles compétences sont considérées comme les produits de ce processus de transformation.

   Cette analyse est particulièrement utile pour notre travail, car elle se situe au-delà des conceptions et des discours des professionnels qui décrivent l'activité pédagogique à partir d'un point de vue particulier. Elle présente aussi l'avantage pour notre propos de relier l'activité pédagogique avec le contexte qui la détermine. Ce processus se développe en effet à la fois dans le champ strictement pédagogique, dans le moment et le lieu de la formation, dans le champ institutionnel avec les données organisationnelles, financières et juridiques qui déterminent en grande partie les pratiques pédagogiques et enfin dans le champ social, champ dans lequel se forment les caractéristiques des individus qui interviennent comme matière première du processus de formation, champ dans lequel sont reconnus les compétences et les diplômes qui en sont les produits.

   Les technologies qui nous préoccupent se développent également à ces trois niveaux. Leur existence est sociale et professionnelle avant d'être pédagogique, leur place dans les diplômes, comme dans les politiques d'investissement et dans l'organisation de l'appareil de formation est également importante. Enfin, leur utilisation prend un sens dans ces différents champs aussi bien pour l'activité des individus que pour leurs compétences et leur devenir.

   On comprend mieux, à partir de cette analyse globale du processus de formation, les motivations qui ont amené, dès les années 60, des spécialistes de l'informatique comme Seymour Papert et Alan Kaye à se mobiliser autour de l'introduction de l'ordinateur dans les écoles.

   Pour ces spécialistes, l'enjeu de l'introduction de l'informatique dans l'éducation est avant tout un enjeu social et culturel : comment l'individu peut-il se saisir de l'informatique comme d'un outil au bénéfice de sa créativité et de son développement ?

   La création de LOGO [2] et SMALLTALK furent et sont toujours des réponses à cette question. Cette approche a été largement suivie dans tous les pays [3] y compris en partie en France. La question fut également posée au sein du système éducatif français. Pour reprendre les termes de Claude Pair « si l'informatique, plutôt que l'automobile a sa place dans l'enseignement, c'est parce que l'ordinateur n'est pas d'abord un auxiliaire de la main, limité à un domaine d'application mais un auxiliaire de l'esprit, un auxiliaire de pensée et d'action » [4]. L'ordinateur, à la fois moyen de formation et outil ou auxiliaire de la pensée et de l'action. Qu'en est-il aujourd'hui ?

   L'utilisation de l'audiovisuel ou de l'informatique s'est en fait répandue essentiellement pour des raisons de fonctionnement pédagogique (par exemple pour démontrer par l'image ou par la simulation ce qu'on ne peut montrer par le concret ou le dessin au tableau). On peut penser qu'aujourd'hui, il faut encore lier cette dimension utilitaire avec les objectifs même des formations, leurs contenus, les méthodes et les situations pédagogiques en intégrant les technologies et en se préoccupant de la place qu'elles ont prises dans le travail et dans la vie sociale.

   La notion de mode de travail pédagogique développée également par Marcel Lesne est assez éclairante sur ce point.

Modes de travail pédagogiques et modes d'utilisation

   Les machines, logiciels et documents, qui nous préoccupent, sont des moyens du processus de transformation des individus dans les différents champs. Elles peuvent être placées au service d'activités différentes dans leur contenu et leur finalité :

  • la réception ou la transmission d'information, l'individu étant considéré comme objet ou spectateur captivé par la machine ou par l'écran,

  • l'appropriation et la construction de l'information, l'individu étant considéré comme sujet actif,

  • la création et l'action par l'individu sur sa propre situation, celui-ci devenant ainsi un agent du processus.

   Ces trois types de situations et modes de relation entre l'individu et le processus de formation peuvent s'observer dans le champ pédagogique. Elles répondent assez bien aux différents Modes de Travail Pédagogique mis en évidence par M. Lesne dans la formation. Elles peuvent aussi se manifester dans le champ social. On parlera alors de rôle ou d'activité sociale, professionnelle ou culturelle. C'est ainsi que l'ordinateur utilisé par l'employé, qui saisit des bordereaux, ou la télévision déversant jeux télévisés ou des spectacles préfabriqués, n'impliquent pas la même activité que l'ordinateur qui sera utilisé par exemple pour organiser la simulation des dispositions d'un bâtiment ou la planification d'un projet d'architecture ou encore la télévision, qui nous propose des enquêtes ou des débats. D'un côté, contemplation et guidage, d'un autre côté, utilisation d'un outil au service d'un but et d'un travail et d'une communication individuels et collectifs. Ces modes de travail et ces relations à l'outil durant la formation préparent sans doutes aux rôles et aux modes d'utilisation dans la vie sociale.

2. LES COMPOSANTES DES SITUATIONS PÉDAGOGIQUES

Afin de mieux camper la place des nouvelles technologies nous allons aborder la situation pédagogique et ses différentes composantes sous l'angle de l'utilisation par un individu d'un dispositif technique.

   Le fait d'adopter ce point de vue somme toute assez classique nous amènera à mieux définir les relations entre les fonctions d'un dispositif et son utilisateur.

   Nous représentons provisoirement cette situation de la manière suivante :

   Nous proposerons en guise de conclusion une représentation plus adaptée à la mise en place de situations pédagogiques reposant sur l'activité réelle des personnes.

Contenus et nature de l'information

   Les technologies de l'information placent à notre disposition des matériaux abondants. Ces matériaux et les activités qu'ils suscitent sont très divers. La plupart des dispositifs nous proposent :

  • des faits, des informations descriptives,

  • des procédures permettant d'exécuter des tâches,

  • des outils et des techniques (par exemple : diagrammes, tableau à double entrée, etc.) permettant de traiter de l'information,

  • des concepts (par exemple : transitivité, paramètre, donnée, cash-flow...) qui fondent les applications proposées, qui ne peuvent se résoudre à de simples définitions ou énoncés et qui s'acquièrent à travers des activités complexes (étude d'exemples, comparaison, généralisation, conceptualisation, application),

  • des méthodes de travail. Elles concernent éventuellement plusieurs domaines et sont transférables. L'apprentissage requiert des situations diverses et en particulier des moments de formalisation de la pratique réelle.

   Les informations peuvent de présenter sous des formes différentes – texte, graphique, image animée – sur divers supports – document imprimé, vidéo, support numérique (CD-Rom, CD-I).

   Le choix de telle ou telle forme ou support peut être dicté par des préoccupations didactiques, économiques ou pratiques [5], mais en lui-même, comme le montrent de nombreuses études, le support ne présente aucune conséquence systématique sur l'activité de l'utilisateur [6].

Les fonctions

   L'ordinateur permet de :

  • stocker et mettre à jour des informations numérisées (textes, images, sons) et de les transmettre à distance à un ou plusieurs utilisateurs ;

  • montrer ce qui n'est habituellement pas visible, en regroupant et agençant des matériaux composites, en créant des enchaînements. L'exemple des images de synthèses, des schémas de fonctionnement, des paysages des simulateurs de vol est significatif de cette propriété pédagogique assez proche de ce que le support vidéo apporte avec des contraintes différentes ;

  • démontrer en proposant des séquences d'information, en liant des faits et des lois ;

  • simuler des situations en utilisant des modèles de calcul permettant de répondre à des événements provoqués par l'utilisateur. Le dispositif est alors dynamique et traite les données fournies par l'utilisateur selon des lois définies par les spécialistes. Signalons au passage que le recours à l'intelligence artificielle peut être utile, par exemple, pour les modèles basés sur le savoir-faire, mais que les programmes classiques sont dans la plupart des cas aussi appropriés ;

  • traiter des informations provenant de l'utilisateur. Informations fournies de manière intentionnelle (action d'une commande) ou implicite (enregistrement des actes utilisateurs).

   Le choix des fonctions offertes à l'utilisateur guide en partie son activité. Cependant, les mêmes fonctionnalités peuvent soutenir des activités totalement différentes.

L'activité

   L'apprentissage dépend de l'activité de l'utilisateur. De nombreux travaux de psychologie cognitive, en particulier ceux de l'un des courants se consacrant aux activités de traitement de l'information, se sont attachés à la description de cette activité. Ils montrent que celle-ci dépend de la perception qu'un individu a de la tâche qu'il accomplit, des buts et des sous-buts qu'il se fixe pour réaliser cette tâche et des conceptions qu'il forme des objets qu'il doit manipuler.

   Comme le montrent Jean-François Richard et Édouard Frieniel à propos de la réalisation d'opérations sur une calculette [7], la définition d'objectifs et l'importation de connaissances et de procédures acquises par ailleurs jouent un rôle considérable dans la manière dont l'utilisateur va se représenter la tâche à effectuer et, par exemple, comprendre l'énoncé. Cela déterminera également la représentation que l'utilisateur se fera du dispositif qu'il utilise.

   En matière d'apprentissage, la représentation de la tâche sera en partie déterminée par les consignes, la motivation, l'explicitation des objectifs. Le dispositif technique jouera de multiples rôles. Parfois, c'est le dispositif qui propose la tâche ou la sous-tâche à exécuter.    Dans la plupart des cas, il structurera l'activité par les fonctions qu'il offre et les procédures qu'il requiert. Cette structuration peut être bénéfique ou contradictoire, l'apprentissage du dispositif pouvant être un effort supplémentaire ou contribuer comme, par exemple, dans le cas de la pédagogie du projet ou des simulateurs, à l'apprentissage du contenu.

La communication

   Un travail pédagogique ne s'effectue jamais de manière solitaire, en vase clos. De fait, les personnes établissent toujours des contacts avec des collègues, recherchent presque toujours une aide [8], utilisent des documents supplémentaires, mobilisent des compétences inattendues provenant de domaines variés.

   Ces relations et cette ouverture sont trop souvent négligées. Elles sont pourtant à l'origine de l'essentiel de l'apprentissage. Elles peuvent être organisées et facilitées. Les expérimentations réalisées lors de notre séminaire de recherche intitulé « pédagogie et ordinateurs » [9] montrent que l'utilisation de certains outils en petits groupes fait intervenir des activités de reformulation, d'explicitation, d'argumentation. Ces activités amènent à formaliser et à construire ce qu'il convient alors d'appeler des connaissances.

   La répartition des tâches laisse la possibilité de tenir compte des compétences des personnes. Certains peuvent intervenir comme expert pour les autres, par exemple en matière d'utilisation des outils et d'apprentissage des concepts qui y sont liés. Enfin, cette organisation et les échanges portant sur les méthodes de travail font aussi partie des apprentissages souhaitables. Y compris la prise de conscience que les outils et les contenus n'existent pas en dehors d'une pratique et d'une organisation.

3. LES TYPES DE SITUATIONS

   Suivant la nature des apprentissages visés ou le mode de travail pédagogique instauré, la situation pédagogique variera considérablement en même temps que le rôle de l'ordinateur. Les pratiques sont bien entendu très diverses. Pour les besoins de l'exposé, on distinguera ici trois grands types de situations : le cours interactif, l'atelier d'apprentissage, le chantier de production.

   Nous reprenons en partie des catégories déjà définies par ailleurs [10] et approfondies à l'occasion de la série de séminaires déjà citée. On pourra en particulier rapprocher cette typologie de la distinction effectuée par Bertrand Schwartz entre l'EPO (Enseignement Programmé par Ordinateur), la simulation et l'approche heuristique de LOGO [11].

Le cours interactif

   Cette situation est centrée sur le contenu et la présentation d'informations, sous une forme ouverte ou programmée. Le savoir est en quelque sorte stocké et l'activité d'apprentissage se résume à l'accès à ce savoir médiatisé.

   Les tutoriels et exerciseurs exploitent la capacité d'interactivité de la machine en matière de dialogue avec un utilisateur.

Le cours découverte et les hypermédias

   L'ordinateur permet de présenter des unités ou des séquences d'information, de lier entre elles des informations sur différents supports (cassette vidéo, vidéodisque, CD-Rom, CD-I).

   L'accès est autorisé par diverses structures (arborescente, matricielle, associative, etc.). Leur consultation est en général guidée par un jeu de piste ou une mise en scène (chasse au trésor, énigme, fil rouge, etc.) ou est supportée par une présentation ludique. Parfois, la tâche proposée a aussi un sens pour l'utilisateur (produire un dossier de travail, une application qui sera proposée à ses collègues).

   Les applications hypertextes donnant accès à des encyclopédies électroniques animées ou non, sont les formes principales prises par cette pédagogie.

Le cours automatisé et les tutoriels

   Le dispositif exécute de manière automatisée le travail d'un enseignant (celui-ci fait un exposé, pose des questions, interprète des réponses et prend des décisions sur la suite à donner). La progression de l'apprentissage est également modélisée et en partie automatisée. Les tutoriels adoptent en général une pédagogie directive où les bonnes réponses sont définies ainsi que la liste des erreurs possibles.

   Ces logiciels comprennent parfois des systèmes d'interprétation des raisonnements et des connaissances des utilisateurs. Il est bien rare que ces systèmes parviennent à piloter l'utilisateur en prenant en compte ses buts et représentations.

   Ces deux formes du cours interactif peuvent être organisées en situation individuelle et solitaire. Elles peuvent aussi être traitées en binôme ou en petit groupe. La richesse de la communication compense alors la rigidité éventuelle de l'outil.

L'atelier d'apprentissage

   La situation est ici centrée sur l'activité de l'utilisateur. Celui-ci exécute des tâches définies par le dispositif. L'objectif d'entraînement ou d'apprentissage systématique est explicite.

Exercices définis et ouverts

   Exercices à trous, conjugaisons, traductions, calculs, comparaisons de graphiques et de tableaux de chiffres ; les données varient, mais l'utilisateur est chaque fois placé en situation d'entraînement à une activité, sur des matériaux et des traitements prédéfinis. Certains exercices d'entraînement à la lecture utilitaire ou à la dactylographie relèvent de ce type.

   Dans certains cas, c'est l'utilisateur qui fournit les données (par exemple carnet de révision de vocabulaire, conjugaison, traduction, choix des verbes [12]). Les traitements sont effectués conformément à ce qui a été spécifié par le concepteur. Le dispositif fonctionne alors comme un atelier dans lequel l'utilisateur apporte ses propres matériaux.

Simulateurs

   Dans les logiciels de simulation, l'ordinateur fait référence à un monde réel. La puissance de calcul est utilisée d'une part pour faire correspondre aux données des réactions cohérentes avec un phénomène réel et, d'autre part, pour présenter à l'utilisateur une représentation de ce phénomène (sous forme de graphiques, d'objets dynamiques). Ces simulateurs peuvent utiliser des outils professionnels ; c'est ainsi que « Workbench », simulateur développé par l'université de Génova, utilise la version bridée d'un logiciel professionnel de conception de circuits électroniques (P-Space).

Laboratoire informatisé et travaux pratiques

   L'approche expérimentale est indispensable à la compréhension des phénomènes physiques, mais l'expérimentation requiert souvent beaucoup de temps et l'organisation de travaux pratiques coûteux en encadrement et en matériel.

   L'utilisation de maquettes reliées à un ordinateur permet d'organiser le travail grâce à un dispositif normalisé et offre la possibilités d'un guidage adéquat.

   Les données acquises sont traitées instantanément et représentées de manière significative. La rapidité de traitement rend économique une démarche hypothético-déductive souvent trop coûteuse et malheureusement délaissée au profit d'une simple vérification d'affirmations théoriques.

   Cette méthode a été largement développée depuis plus de 15 ans par le groupe ÉVARISTE [13] dans plusieurs dizaines d'établissements scolaires. Elle est depuis deux ans en expérimentation au CNAM.

L'atelier de production

   La situation est basée sur le but ou le résultat à obtenir (un robot à fabriquer, un journal à éditer, un bilan comptable ou un projet d'entreprise à bâtir).

   Le dispositif est, dans ce cas, un outil qui permet d'exécuter un travail et que l'utilisateur doit mettre à contribution pour atteindre son but (tableur, gestionnaire de données, simulateur, système d'aide à la décision). Il oriente cependant l'activité.

   L'ordinateur facilite ici une pédagogie active. Grâce à la facilité d'utilisation des outils, et au travail collectif, l'activité des utilisateurs est démultipliée. La motivation et la valorisation importante procurée par l'efficacité et la productivité du travail renforce considérablement le processus d'apprentissage.

   Une partie du savoir à apprendre ou des savoir-faire à maîtriser sont modélisés ou manipulantes grâce à celui-ci. On notera sur le schéma que le savoir se situe du côté de l'utilisateur sous forme de conceptions, au sens où A. Giordan le définit [14], c'est-à-dire « un ensemble d'idées coordonnées et d'images cohérentes, explicatives, utilisées pour raisonner face à des situations- problèmes ». On établit facilement le parallèle avec la représentation du dispositif que mentionnent J.-F. Richard et E. Frimel.

   Par contre, le dispositif de son côté, ne détient aucun savoir, mais des matériaux qui permettront à l'utilisateur de construire son propre savoir. Cette distinction est fondamentale. Il est en effet illusoire de considérer qu'un ordinateur ou un document audiovisuel contient du savoir. Les images, les signes n'acquièrent de sens qu'à partir d'une activité ou d'un but, d'où l'importance du contexte par lequel la production, le résultat de la formation et le dispositif prennent leur sens. L'utilisation est le plus souvent collective : l'équipe projet ou le groupe de travail organise son activité, afin de bénéficier des compétences et des idées de chacun pour aboutir au résultat.

   La division du travail amène une réflexion sur la méthode, les confrontations de questions, de solutions amènent tout naturellement une activité de formalisation qui, selon G. Malglaive, est extrêmement propice à l'apprentissage puisque « ce n'est souvent qu'à la suite d'un tel processus de formalisation que les savoirs pratiques et les savoir-faire parviennent à se communiquer à autrui, parce qu'ils y acquièrent non seulement les notions ou simplement le vocabulaire nécessaires à la désignation de leurs éléments, mais aussi et surtout la maîtrise des relations qui les unissent et leur confère une signification » [15].

   On mesure bien ici l'importance de ces outils pour fournir une pratique et des objets communs, nommables et concrets et, au-delà des objets concrets, un support de communication sur les phénomènes, les conceptions, les méthodes.

   Outil fermé et dédié à une tâche ou alors outil ouvert ? But imposé ou libre choix laissé aux utilisateurs ? La décision est éminemment pédagogique. Elle dépendra du sujet, des objectifs de la formation, du temps disponible, de l'organisation générale. On peut citer deux gradations dans l'ouverture : le micro-monde et la pédagogie du projet.

Le micro-monde

   Les outils, les traitements et les données peuvent être intégrés dans un ensemble cohérent. L'utilisateur travaille dans un univers explicitement prédéfini pour des raisons pédagogiques et techniques. Le langage de communication avec le dispositif est décrit précisément. Les jeux d'entreprise, les systèmes d'étude de cas et de résolution de problème appartiennent à cette catégorie de moyens qui proposent rôles et situations et suscitent activité, analyse, décision [16].

Le projet

   La situation est ici créée à l'extérieur du dispositif technique proprement dit. Les outils sont utilisés dans le même esprit que des outils professionnels. La progression et le résultat présente un sens pour les individus au-delà de la situation pédagogique.

   Deux exemples significatifs peuvent être détaillés ici :

Quadrature : dispositif de fabrication de robots

Ce dispositif, mis au point par M. Vivet et C. Parmentier dans le cadre du projet « Quadrature » est utilisé pour former des personnels d'exécution d'entreprises dans le cadre de l'automatisation de la production. Le défi consistait à former à la robotique sans passer par le préalable des mathématiques [17].

Des groupes de trois à cinq personnes se voient proposer de construire un robot répondant à un cahier des charges (par exemple, trier des pièces de dix francs). Le projet est mené en parallèle par ces groupes à l'aide de matériel Fishertechnik. Ce faisant, ces groupes sont amenés à spécifier des solutions, bâtir des algorithmes, utiliser des processeurs et des régulateurs, procéder au montage des éléments, expérimenter, etc.

Cette activité permet aux individus de reconstruire les machines qu'ils auront à conduire et dépanner dans leur activité professionnelle. La comparaison des résultats obtenus par les différents groupes donne lieu à un travail d'explicitation des perceptions du problème à résoudre, des hypothèses, des solutions.

On le voit, les outils, dès la phase pratique, facilitent ces activités de formalisation par la relative facilité avec laquelle les groupes passent de l'intention à la mise en oeuvre, à l'instar des expérimentateurs des laboratoires informatisés. Le travail théorique qui s'en suit, s'appuie donc sur des conceptions déjà bien ancrées dans une démarche rigoureuse. Le transfert aux situations professionnelles s'est avéré d'une grande efficacité.

NanoBureautique : l'exemple de la réalisation d'une loterie

Cette pratique développée au CUEEP par C. D'Halluin et D. Poisson vise à l'apprentissage des mathématiques (probabilités, statistiques, fonctions) à travers la mise en oeuvre sur des objets concrets (loterie, base de données de lots) et d'outils de « Nanobureautique » [18].

La tâche globale proposée par les formateurs se décompose en sous-tâches (construire une base de données des lots, définir les valeurs des lots en liaison avec la probabilité et l'espérance mathématique des différents tirages, rédiger les documents d'information). Chaque sous-tâche correspond à un outil différent (tableur, base de données, traitement de texte). Les formateurs suggèrent une organisation impliquant des responsables pour chacune des tâches et des experts pour chacun des outils. Chaque personne procède ensuite à un travail spécialisé correspondant à sa responsabilité, puis participe au travail collectif ainsi organisé. Les difficultés d'apprentissage des uns et des autres sont prises en charge par le groupe. Le formateur est placé en situation d'organisateur et d'expert-ressource.

   Dans ces deux cas, les outils utilisés sont des outils existants qui ont été simplifiés ou adaptés pour des raisons de coût (licences d'utilisation) ou de pédagogie (progression, focalisation sur certaines fonctions).

   Ces situations peuvent se représenter comme la mise en relation de quatre types d'éléments qui interviennent comme moyen du processus de transformation. Cette mise en relation à travers la tâche proposée implique des activités souvent considérées comme implicites (conception, formalisation, communication) qui sont pourtant au coeur du processus d'apprentissage.

4. L'INGÉNIERIE DES DISPOSITIFS DE FORMATION

   On imagine mal un responsable d'entreprise se lançant dans l'aventure de la robotique ou de l'informatique sans recruter au moins un ingénieur et faire intervenir quelques spécialistes des méthodes de fabrication.

   De la même manière, il n'est pas souhaitable qu'un établissement, un département, une région ou un ministère envisage d'investir dans ce type de moyens sans mener un travail d'ingénierie.

L'ingénierie

   L'ingénierie vise à optimiser les moyens et les investissements. Dans notre domaine, les moyens sont en complète définition : depuis les infrastructures, jusqu'aux documents et outils pédagogiques.

   Les grandes fonctions sont également en passe d'être redéfinies : c'est ainsi que la production et l'édition de documents pédagogiques, on le constate, est liée à l'utilisation et donc à une intervention sur l'organisation du processus de formation lui-même. Par ailleurs, en tant que moyen de capitaliser les savoir-faire, cette production pourrait être rapprochée de la formation des formateurs.

   Les nouvelles technologies interviennent également sur les multiples services qui accompagnent l'offre de formation proprement dite : information, orientation, documentation, diffusion des moyens pédagogiques, enseignement à distance. L'efficacité de la formation dépend de l'ensemble de ces fonctions à l'échelle d'une équipe de formateurs, d'un organisme, d'une région, d'un ensemble de régions. Les choix de l'ingénieur devront être guidés par des préoccupation d'efficacité pédagogique, de productivité et de rendement. Elles concernent trois objets : la production et l'utilisation des documents pédagogiques, les dispositifs de formation, l'organisation des systèmes.

Production et mise en oeuvre des ressources

   Le développement de ces pratiques implique des investissements importants dans la production et l'adaptation des documents pédagogiques, ainsi que dans les méthodes pour les mettre en oeuvre.

   Plusieurs modes de production et d'adaptation des ressources peuvent voir le jour. Après l'artisanat généralisé des premières années, la division du travail entre producteurs et utilisateurs fait actuellement la preuve de son inefficacité. On ne peut produire si on ne sait pas utiliser, mais la diversité des conditions d'utilisation ne peut être perçue par un seul auteur. La production de ressources pédagogiques doit en fait devenir une affaire collective et institutionnelle. Elle devrait être abordée comme un processus pragmatique de capitalisation de savoir-faire pédagogique acquis par des collectifs de travail.

   Cet investissement doit être partagé et il n'est pas envisageable que chaque organisme se lance dans la fabrication de didacticiels d'apprentissage de la lecture ou de travaux pratiques d'électronique. La fonction éditoriale de mise en relation des besoins avec les producteurs est ici décisive.

   Le niveau de centralisation de la production dépendra des compétences des formateurs, du nombre de personnes à former, de la diversité des formations, de la complexité des apprentissages, mais dans tous les cas, la phase d'adaptation locale doit être autorisée.

Les dispositifs de formation

   Le processus de formation ne saurait se résoudre à l'utilisation de moyens pédagogiques. L'organisation des centres de formation est adaptée aux nombreux services à assurer à l'égard des publics. Les opérations d'accueil, d'orientation, d'organisation des cursus, doivent s'adapter aux nouveaux moyens et peuvent également les mettre à contribution.

   En matière de réalisation de la formation, plusieurs modes d'organisation sont possibles, par exemple : les centres de ressources, les antennes de télé-enseignement, les ateliers flexibles de formation. Cependant, quelques principes peuvent être conservés :

  • quels que soient les outils, les ressources et les compétences des groupes et des individus doivent être systématiquement mises en valeur. Elles sont la matière première du processus d'apprentissage, matière sans laquelle les plus beaux outils ne peuvent rien ;

  • l'équilibre est à rechercher entre trois éléments : qualité et complexité des documents pédagogique, densité de la communication avec les formateurs, qualité du travail collectif des publics. C'est cet équilibre qui assure une juste mesure entre coûts d'investissement et coûts de fonctionnement. Il est par exemple inutile d'investir massivement sur les documents pédagogiques sans prendre en compte la contribution qui sera ajoutée par les formateurs de terrain aux produits et la dynamique qui s'instaurera entre les utilisateurs autour des documents proposés.

Organisation géographique et communication

   La mise en commun des ressources pédagogiques, voire des formations proprement dites à l'échelle plus large d'une région ou d'un pays est une source d'économie d'échelle considérable. Elle peut également répondre à des préoccupations d'aménagement du territoire. Dans tous les cas, elle correspond à l'augmentation incessante des besoins de formation initiale et continue, liée de manière contradictoire à une nécessaire stabilisation des moyens qui y sont consacrés.

   Cette organisation pourrait être décrite en terme géographique, mais nous ne l'abordons ici qu'en terme de documents et de communication entre groupes, individus et formateurs.

   Un effort important sur les documents favorise la communication entre apprenants et entre formateurs et apprenants. Cet effort autorise une réduction de l'intervention humaine.

   Réciproquement, la communication entre les personnes comme l'intervention ponctuelle des formateurs dispense de fabriquer des moyens pédagogiques interactifs trop complexes. C'est le cas des situations pédagogiques basées sur la production, c'est aussi le cas du tutorat et des cours à distance. Mais c'est un autre chapitre qu'il faudrait ouvrir : celui de la formation à distance.

CONCLUSION

   L'utilisation de l'ordinateur n'échappe pas à la pédagogie et les pédagogues n'échappent pas à l'acquisition d'une solide culture technique.

   L'observation des pratiques met en évidence qu'implicitement ou spontanément, les formateurs et les institutions portent plus volontiers leur choix sur les outils qui respectent le mieux les pratiques préexistantes.

   D'autre part, la réflexion sur la pédagogie devient alors encore plus difficile car elle est masquée par la technique, l'image, les interfaces et le mot sacré interactivité qui est souvent le signe d'une confusion suspecte.

   Quant aux choix pédagogiques proprement dits, force est de constater que la pédagogie de type « transmissif » fondée sur le discours du professeur est encore la plus fréquemment servie par les ordinateurs. Cela est paradoxal, car ce type d'utilisation sollicite la machine sur des domaines pour lesquels elle n'est pas très performante, en tous cas dans des zones de coûts raisonnables pour l'éducation. En effet, confier à une machine le soin d'imiter un enseignant témoigne d'un manque d'information sur ce que peuvent faire les machines et ce que font les enseignants. La version multimédia et la version analyse de réponse ou maïeutique plus ou moins intelligente sont deux voies dans lesquelles s'obstinent certains ordinateurs imitateurs encouragés, il est vrai, par quelques informaticiens ou chercheurs enthousiastes.

   Les pédagogies actives s'accommodent au contraire assez bien de l'ordinateur, mais elles requièrent quelques conditions organisationnelles et techniques parfois délicates à réunir. D'abord la possibilité de constituer des boîtes à outils pouvant être assemblées par les formateurs en fonction de l'activité et du public. L'outil, pour être adapté au projet, doit être assemblé localement. Ensuite, un travail en double piste pourra être engagé : sur les contenus, sur les méthodes et sur ce que l'on pourrait appeler « la maîtrise de l'information », la communication, ou encore la culture des moyens d'information et de communication.

   Les formateurs doivent acquérir cette culture et en faciliter l'acquisition à tout moment à travers des activités concrètes en Physique dans un laboratoire informatisé, en langues dans la révision de vocabulaire, en gestion à l'aide d'études de cas ou d'utilisation de logiciels professionnels.

   Enfin, l'adaptation du système de formation et d'éducation doit accompagner et faciliter ces changements. L'évolution des fonctions de capitalisation des pratiques, de formation des enseignants, d'édition et diffusion des ressources sont la clé du succès. Les possibilités et l'intérêt de ces échanges sont désormais très motivant, car le savoir-faire pédagogique capitalisé dans une boite à outils est considérable. Par contre, sa mise en évidence et sa mise en oeuvre sont plus délicates et la confusion technologique n'a pas fini de nous préoccuper.

Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, p. 257-273.

NOTES

[1] Lesne Marcel, Lire les pratiques de formation d'adultes, Edilig, 1984.

[2] Les premiers travaux du groupe réuni au MIT autour de S. Papert menèrent à la construction de tortues de sol programmables.

[3] On peut se reporter aux actes du 5ème colloque mondial « Ordinateur dans l'éducation » organisé par FIFIP à Sydney en 1990, in Computers in education, Elsevier, 1990.

[4] Pair Claude : Informatique et lutte contre l'échec scolaire. Psychologie française, décembre 1987.

[5] Nous développons les aspects liés aux médias dans Cahier multimédias et formation, Centre INFFO, Juin 1990.

[6] Des études effectuées aux États-Unis...

[7] Richard Jean-François et Friemel Édouard. Apprentissages de l'utilisation d'une calculette. Psychologie Française, Décembre 1987.

[8] L'enquête réalisée par la SOFRES pour le CNAM auprès de 500 étudiants en février 1991 établit que pour 94 % d'entre les outils multimédias ne dispensent pas de l'aide d'un formateur, pour 58 %, ces outils doivent s'utiliser en groupe.

[9] Éric Ecoutin, Actes en cours de publication : les séminaires associent le CUEEP, l'Université du Maine, le CREDIJ, l'INJEP, le CFT Gobelins, BULL, la CCI des Pays de la Loire.

[10] Patrick Chevalier. « Apport des technologies de l'information à la pédagogie »; Actualité de la Formation Permanente ; sept-oct 90.

[11] Bertrand Schwartz. L'informatique et l'éducation. La Documentation française, 1981.

[12] SmartAlex, développé par le SUFCOB de l'université de Dijon et ELMO 0, développé par l'AFL relèvent de ce principe.

[13] Rellier C. Ordinateur instrument de mesure et de représentation, 5ème conférence annuelle sur l'ordinateur dans l'éducation. Montréal: 1987. Groupe ÉVARISTE - CNAM.

[14] Giordan André et Vecchi Gérard. Les origines du savoir. Delachaux et Niestlé, Paris, 1987.

[15] Malglaive G. Enseigner à des adultes. Paris, PUF, 1990.

[16] ArbraCas : système pédagogique et générateur de cas, conçu par le service EAD du CNAM est un exemple d'utilisation de l'ordinateur dans ce domaine (exemples de cas-problème : bâtir un budget à partir d'une situation donnée, un cadre de calcul, des données éparses à structurer).

[17] Vivet Martial. « Robotique pédagogique soit, mais pour apprendre quoi ? » Actes du premier congrès francophone de robotique pédagogique, Le Mans, 30-08-89.

[18] Poisson D. et D'Halluin C. « La double dialectique recherche / action et théorie pratique : moteur du développement de Nanobureautique », Cahier d'étude du CUEEP, mai 1989, p. 15-22.

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