SOURIS, PATATES ET CAMEMBERTS
L'ORDINATEUR OUTIL DU TRAVAIL INTELLECTUEL ?

Henri Dieuzeide
Inspecteur général honoraire
 

   Il est apparu opportun aux organisateurs de cette rencontre de nous inviter à nous interroger en termes généraux sur les effets induits par l'usage régulier du micro-ordinateur sur notre activité intellectuelle. S'est-il passé « quelque chose » dans notre univers mental depuis que l'ordinateur s'inscrit dans l'environnement naturel de notre activité intellectuelle ? J'exclus évidemment de ce questionnement les programmateurs ; mon entrée est celle des effets de la fréquentation du micro-ordinateur sur les activités intellectuelles courantes et non celle des fonctions informatiques sur les activités spécialisées.

   Je note que la littérature sur ce point est rarissime. Les auteurs préfèrent écrire au futur, annonçant de grands changements pour demain, régulation, automation, réseaux. Est-il bien sérieux d'affirmer « demain, ça va nous changer la vie » ? Ne vaudrait-il pas mieux s'interroger une bonne fois sur ce qui a déjà commencé à changer et en tenir compte dès à présent dans notre enseignement ?

   En proposant quelques remarques empiriques et personnelles, pour encourager à ouvrir ou à poursuivre des pistes nouvelles, je ne me dissimule pas que j'entre dans un domaine à forte charge affective. Je connais peu de recherches sérieuses sur les relations personnelles à l'outil technologique : et pourtant, les attentes, les perceptions subjectives, les valeurs imaginaires y jouent un rôle déterminant. Les connaisseurs opposent un discours « technico-pratique » et un discours « symbolico-mythique ».

   S'agissant de l'ordinateur, je remarque que le trait premier est la fascination qu'il exerce ; voici une machine qui obéit au doigt et à l'oeil ; la puissance est au bout du doigt. L'ordinateur propose un savoir caché sous une machine inerte, comme un trésor dans un coffre verrouillé. Fréquentation qui ressortit à l'alchimie, à la transmutation, à la magie.

   L'utilisateur peut avoir le sentiment de participer à une activité démiurgique : il crée ex nihilo. Voici la pensée réduite à des opérations identifiables. On peut imaginer la part de narcissisme et d'admiration pour sa propre pensée susceptible de se développer au sein de l'activité informatique. C'est peut-être ici qu'il faut évoquer la tentation de la transgression, le vertige de passer outre aux règles et de briser les codes (le hacker américain est littéralement un « hacheur » de codes). Tous les spécialistes consultés s'accordent pour estimer que le délinquant informatique est un criminel de type nouveau, ni marginal, ni impulsif ; c'est un individu intègre, par ailleurs non-violent, un pacifique simplement aveugle aux lois morales qui régissent le monde des ordinateurs (peut-être parce que ceux-ci ne sont pas encore suffisamment pris au sérieux par la société civile ?).

   Si on laisse de côté ces vertiges particuliers, peut-on concevoir que la fréquentation de l'informatique entraîne des effets comparables à ceux qu'ont exercé les outils traditionnels sur l'activité intellectuelle à mesure de leur apparition qu'il s'agisse de l'écriture, du livre, de la musique, du calcul ?

   Comme pour toute autre technologie, il serait naïf de parler d'effets spécifiques à l'état pur. On sait, aujourd'hui, qu'il n'y a que des effets de systèmes qui se combattent, s'ignorent, s'équilibrent. Effets qui sont difficiles à percevoir, à identifier, à mesurer, sans doute parce qu'ils ne correspondent pas aux définitions et critères de la vie mentale tels que les charrie la conscience commune. Pour ma part, je puis dégager les traits communs suivants.

1. L'ORDINATEUR EST D'ABORD UN OUTIL DE VITESSE MENTALE

   Je suis couché sur mon ordinateur comme chevauchant une moto mentale (le délinquant évoqué plus haut ne serait-il pas l'équivalent du motard emporté par l'excès de vitesse ?). J'ai le sentiment que ma pensée est produite plus vite. Mais ai-je effectivement gagné du temps ? Le phénomène psychophysiologique bien connu de ceux qui voyagent beaucoup, comme des coureurs automobiles, c'est l'abolition de la notion de temps.

   L'utilisateur de l'ordinateur perd aussi la conscience de la durée. L'activité informatique est souvent nocturne, au moment où s'amenuisent les repères temporels. Pour les psychanalystes, l'acharnement nocturne de l'informaticien constitue rait un substitut ou une alternative à l'activité sexuelle. D'autres parleront au contraire du machisme de l'informaticien (rarement une femme), acharné à établir sa supériorité sur les autres. La vitesse est devenue le premier signe de la modernité vitesse de réaction, de décision, de résolution de problèmes, la performance, le record. La rapidité a maintenant une valeur sociale et ce n'est pas le moindre souci des éducateurs que de préparer l'enfant à réagir promptement en toute circonstance. Rappelons-nous que l'élève en difficulté est dans la plupart des cas un enfant plus lent que la moyenne, pour lequel les programmes de lecture ou de calcul rapide sur micro-ordinateur constituent généralement un traitement efficace. À la limite, les jeux électroniques, en développant la rapidité des réflexes, préparent efficacement à la guerre presse-bouton (d'où l'intérêt que porte le Pentagone à leur emploi). Une nouvelle psychomotricité informatique tend ainsi à se développer.

2. L'ORDINATEUR M'ASSURE D'UNE MÉMOIRE QUI M'EST EXTÉRIEURE, DIFFÉRENTE DE MA PROPRE MÉMOIRE, SOURCE DE SÉCURITÉ, MAIS AUSSI D'ÉTRANGETÉ

   Je possède un pouvoir de classement et de stockage que je perçois comme sans limites, comme celui de repérer et mobiliser sans effort les informations. L'ordinateur m'apparaît comme un aspirateur à concepts, une tirelire à notions : je les glisse dans la fente et je les fais remonter à volonté, au moins les chaînes de caractères, car j'ai encore de la difficulté à introduire des éléments graphiques. Par ailleurs, la possibilité d'accéder à des banques de données me demande de nouvelles stratégies d'appréciation et de navigation dans le savoir.

   La formalisation analytique permet le repérage instantané des données stockées mais sans perception globale. Pour l'imprimé au contraire, le repérage est lent il faut compter quelques secondes pour repérer une notion, même dans un ouvrage alphabétique (dictionnaire) ou équipé d'un bon index. Mais pour un lecteur expérimenté, la vision globale d'un document complexe est plus rapide qu'à l'ordinateur. La technique du feuilletage d'un livre avec sa réversibilité instantanée et ses accélérations foudroyantes, la puissance de survol totalisant qu'elle donne ne me paraît pas encore avoir trouvé son équivalent sur l'écran de l'ordinateur.

3. L'OPACITÉ DU PROGRAMME M'AMÈNE À PRATIQUER UNE RÉFLEXION TRIDIMENSIONNELLE

   Alors que devant mon papier je déroule mes concepts dans un espace bidimensionnel en les inscrivant à la queue leu leu et en les étalant comme une réussite, cartographiant mon parcours intellectuel, réajustant mes pensées selon un ordre linéaire en faisant ressortir les articulations pour servir ma problématique, avec l'écran de l'ordinateur j'ai l'impression que la machine se substitue à moi dans cette prise de conscience, qu'elle me tient inséré dans la rigueur qu'elle m'impose. Je sens ma pensée empilée dans la boite, je n'ai plus le sentiment de la survoler comme un paysage ouvert, je suis adossé à des empilements de savoirs accumulés dont je ne mesure pas instantanément ce qu'ils représentent, même si des « fenêtres » viennent opportunément s'ouvrir pour me rappeler l'existence de cet espace à trois dimensions.

   De même, le « couper-coller » vient manipuler de manières nouvelles les mécanismes intimes de la pensée et de l'expression. Des démarches et des productions intermédiaires tâtonnantes sont désormais transcrites et formalisées. L'ordinateur me donne la possibilité de retoucher l'erreur matérielle, comme d'avoir des remords stylistiques. Il me permet de matérialiser le jaillissement imparfait de mon discours intérieur. Avant l'ordinateur, je devais organiser intérieurement, ordonner et concentrer mon discours parlé comme mon développement écrit. Maintenant, je puis saisir sans appréhension le flux de la conscience et traiter le magma intérieur avant qu'il ne se refroidisse. Je fais remonter des profondeurs de mon disque dur mon discours mental à l'état brut et le façonne en paroles pour l'autre. Il n'y a plus de sphincter de l'expression ; tout peut-être étalé, utilisé ; de nouvelles associations, de nouveaux rapprochements sont débusqués.

4. EN REVANCHE, L'ORDINATEUR QUI FORMALISE IMPOSE À TOUT INSTANT LA DISCIPLINE D'EXACTITUDE

   Il exige aussi une littéralité, exigence qui est la condition même de sa docilité, contrainte certes, mais positive, sur la suite des opérations, la précision du calcul, l'orthographe, la rigueur de l'expression. Elle a pour corollaire le droit à l'erreur. Il n'y pas de faute pour l'ordinateur, seulement des erreurs susceptibles d'être redressées. Je puis m'acharner jusqu'à ce que je réussisse. Bien sûr, réussir consiste à passer par le système, sans négociation individuelle. J'apprends à accepter et à respecter l'autorité. Pas de transaction avec le monde technique : les règles de l'autoroute ne sont pas celles du chemin vicinal et le fonctionnement du supermarché n'a rien à voir avec celui de la boutique. Faut-il pour autant parler de la fin des stratégies individuelles, de la liberté personnelle, de l'esprit critique ? Quelle pédagogie ménagera les espaces nécessaires à l'apprentissage ou à l'autonomie ?

5. DE MÊME, L'UTILISATION DU CODAGE MODIFIE LA MANIÈRE DONT JE FONCTIONNE

   Le recours à d'autres langages que le langage naturel ne modifierait-il pas le déroulement traditionnel du discours intérieur ? Parler à la machine fait de moi un bilingue d'une nature particulière, je suis incité à de nouveaux modes pour structurer le mouvement de ma pensée et mon écriture.

   L'influence de la binarité n'a pas stérilisé la pensée comme on a pu le craindre dans les débuts d'une informatique obsédée par les débats sur les langages et les programmes. En revanche, le développement de l'hypertexte fait mesurer le progrès accompli ; en passant de l'arbre à la toile d'araignée, je circule dans des couches d'information comme dans un mille-feuille géant. Certes, je suis encore lié par la programmation préétablie mais je n'ai plus le sentiment d'être tenu en sujétion et guidé pas à pas. Je navigue et je flotte en apesanteur dans l'espace du savoir. J'entrevois pour la première fois que la recherche peut ne plus être celle du magasinier informatique traditionnel. J'approche du flux véritable de l'association et de l'invention.

6. UNE IMAGINATION NOUVELLE ?

   Ici mon bricolage mental permanent se trouve stimulé, matérialisé : représentations spatiales, traductions en volumes de formes simples, la production sur l'écran des camemberts et des patates jadis réservés aux statisticiens professionnels nous amène à la frontière des premiers modèles mentaux ; la simulation est le premier des chaînons manquants vers la création hors des formalismes imposés. Non que j'aie l'impression d'accéder à des processus mentaux supérieurs : ma pensée est toujours impliquée dans un monde de pratiques ; l'ordinateur imite mon comportement, il ne le reproduit pas. L'intentionnalité qui caractérise la pensée me paraît irréductible à toute tentative de formalisation. Je n'ai pas le sentiment que l'ordinateur me dispense de l'implicite ou de l'intuition. À la limite, il m'encouragerait à les valoriser.

Nous entrons ici dans le domaine des choix personnels

   Tout dépend de l'importance que chacun accorde à l'ordre par rapport à la création. L'ordinateur m'interdit tout recours à la pensée oblique, transversale, poétique, aléatoire aux circuits courts, à la ruse (la Métis d'Ulysse ! ). Comprendre c'est induire un sens à partir des signes ; la sémantique ne peut être indépendante de l'environnement extérieur et encore moins de l'implicite (cf. le fameux dialogue de Minsky : « Veux tu un bonbon ? Merci, je suis au régime »). Non je n'ai pas l'impression de fonctionner comme un ordinateur mais plutôt comme une ruche bruissante.

   Notre cerveau ne constitue-t-il pas une société d'agents autonomes spécialisés qui contribuent à leur insu à l'intérêt général, je veux dire à la conscience ? Ne dit-on pas d'ailleurs « faire son miel de... » pour définir les processus de transmutation et d'assimilation de l'expérience ? Peut-être développera-t-on des architectures informatiques susceptibles d'articuler des milliers de processeurs fonctionnant en parallèle pour se répartir le travail par messages entre eux (« informatique multi-agents ») tout en notant que le professeur Ganascia, dans son beau livre sur l'Âme Machine, nous rappelle que « dans la plupart des actes quotidiens, l'intelligence humaine n'a rien à voir avec la logique et les mathématiques » (p. 262).

   L'intelligence est capable de trier, dans la mémoire, des concepts, des notions informelles et des épisodes vécus. Ma mémoire, elle-même, n'est-elle pas le contraire de ce que les informaticiens nomment « mémoire » ? Elle se caractérise par sa capacité d'oubli, de transformation, d'assimilation de l'information. L'ordinateur n'accomplit pour moi que des opérations formellement explicitées par le programmateur (ou par moi). Comment accepterais-je que le fonctionnement de mon esprit se réduise à des processus formels ou syntaxiques ? Ce que je pense à une intention, un sens irréductible.

   À la limite, je serais porté, avec d'autres, à me demander si la démarche informatique ne stimulerait pas, en priorité, mon hémisphère gauche, celui de la logique, du symbole, de l'analyse point par point. Cet hémisphère gauche met à plat, nomme et désigne ; il ne peut faire qu'une chose à la fois et s'oppose à cet égard à l'hémisphère droit, capable de traiter simultanément les informations, les associer, les rapprocher, leur donner une cohérence. L'hémisphère droit génère des schémas, des structures et des représentations. Si tel était le cas, il faudrait s'interroger sur les effets que peut avoir la fréquentation systématique de la formalisation sur le difficile équilibre de fonctionnement de notre cerveau.

Quelles conséquences pratiques ?

   À partir de ces observations et ces hypothèses, je m'interroge sur les conséquences pratiques pour l'école du recours systématique au nouvel outillage dans la vie quotidienne. L'objectif d'un système éducatif est, pour moi, de transmettre un contenu opératoire organisé grâce à des méthodes et en s'appuyant sur la durée.

   À l'occasion de cette transmission, doit se développer un esprit critique, mis en oeuvre dans les langages et les systèmes de représentations. Jusqu'ici, l'école s'est appuyée essentiellement sur l'écriture, outil analytique, instrument d'objectivation du discours linéaire. Peut-on développer des approches multiprocédurales des connaissances ? La non généralisation de l'audiovisuel à l'école provient en partie de son incapacité à proposer autre chose qu'une imitation partielle du professeur, au lieu de rechercher à identifier et à exploiter les capacités spécifiques des médias et leur point d'insertion dans la pédagogie.

   L'informatique est-elle aujourd'hui perçue comme un outil intellectuel ? Si l'école se spécialise dans la mise en ordre et la hiérarchisation des savoirs transférables, elle doit éduquer aux processus cognitifs et métacognitifs, stimuler des capacités d'organisation, de recherche et de créativité. Or, les méthodes et les moyens de cette stimulation sont aujourd'hui réservés dans notre enseignement aux applications disciplinaires pointues et on voit mal encore où pourrait se situer une réflexion pédagogique générale qui ne serait pas une application typée, mais bien l'accès à une compétence globale. Je pense en particulier à la pratique du traitement de texte, des tableurs, à l'accès aux données par les réseaux, etc.

   Je définirais volontiers cette compétence générale par la maîtrise de quelques grands concepts de base de la culture technique qui régissent la maîtrise des machines intellectuelles. Ces concepts sont certes acquis de façon pragmatique par les jeunes dans leur fréquentation du monde technique quotidien qui est le leur télévision, jeux électroniques, informatique, Minitel, etc., mais ils ne sont nulle part explicités et enseignés comme tels au cours de leur éducation secondaire, justifiant ainsi l'analyse de Pierre Bourdieu sur les « trous noirs » de nos programmes scolaires : digital, analytique, temps réel, temps différé, programme, mémoire, etc.

   Comment rationaliser et articuler ce corpus sur les représentations traditionnelles de la vie mentale de nos élèves, de façon à les rendre conscients du sens et du rôle de ces pratiques et leur permettre de prendre la distance nécessaire à la construction de leur libre arbitre ?

   Si la pensée est intention, l'ordinateur n'a de sens qu'inséré dans un projet. Il ne peut être évalué en dehors du fourmillement de la vie mentale et doit donc définir sa place par rapport à elle. La chirurgie des prothèses montre le risque des rejets et la nécessité de bien maîtriser les anticorps...

   Le défilé zoomorphique des puces, souris, tortues... ne doit pas nous abuser. Gardons-nous, surtout, d'anthropomorphiser l'ordinateur, ce qui technomorphiserait en retour notre vie mentale. Je ne vois que trop souvent le danger de la métaphore informatique qui tendrait à décrire le fonctionnement courant de la pensée en utilisant les termes qui décrivent le fonctionnement de l'ordinateur. On se « programme », on « liste ». Un orateur en difficulté s'exclame : « ça y est, je me suis mis en boucle ! ».

   En revanche, s'il existe effectivement de nouvelles normes de savoir et de sens induites par le recours à l'ordinateur, celles ci doivent être explicitées, car les effets de l'abondance et de la disponibilité de l'information, rendues possibles par l'ordinateur, s'ils ne sont pas conscients, peuvent avoir pour effet la déstabilisation de la vérité objective au profit de critères de pertinence et d'utilité.

   L'ordinateur ne risque t-il pas de contribuer au déclin de l'esprit critique traditionnel ? Les configurations nouvelles qui nous sont proposées donnent-elles davantage de liberté au mouvement de la pensée ? Assis devant notre ordinateur nous ne pouvons plus nous permettre de jouer avec ces questions au chat et à la souris.

Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, p. 19-25.

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