Violences urbaines : le mal éducatif de nos sociétés
 

* Nous avons reçu ce texte collectif d'Hélène Merlin-Kajman.
* À sa demande, nous vous le faisons connaître.
* Le BN-EPI - 17 novembre 2005
 

     Quelles sont les causes des violences urbaines actuelles : délinquance organisée et violence circonscrite, colère justifiée par l'exclusion sociale, ou démission des parents qui ne savent pas faire face à leurs responsabilités éducatives et laissent leurs enfants à la rue ?

     Chacune de ces questions engage un type de réponse socio-politique déterminé, et les lignes qui suivent ne prétendent pas contester leur bien-fondé. Une cause n'est pourtant jamais énoncée, qui nous engage tous, au-delà de nos clivages politique. Car dans nos sociétés, l'éducation ne repose pas sur les épaules seules des parents, mais aussi sur l'école, sur les foyers culturels, les associations sportives, etc., et plus généralement sur la pression sociale qui répercute, plus ou moins consciemment, une philosophie éducative diffusée par de multiples canaux.

     Depuis des années, les parents, éducateurs, enseignants, travailleurs sociaux, s'orientent à partir d'une certitude obscurément partagée : les enfants sont les victimes potentielles d'injustices inadmissibles. A fortiori les enfants de parents au chômage et/ou issus de l'immigration récente. Depuis des années, nous entendons expliquer que tout va très bien dans les établissements scolaires, que nulle violence ne s'y déroule, qu'il ne faut pas croire ces épouvantails de la droite, et il est vrai que depuis des années, les accidents et événements plus ou moins graves qui émaillent la vie scolaire sont étouffés. Et pourtant, l'indiscipline, l'insolence, la sauvagerie entre les élèves, le règne de la moquerie et de l'insulte, s'y développent en fait. Des enfants vont au collège la peur au ventre tandis que d'autres jouissent de leur impunité, sans que ni les uns ni les autres sachent même qu'on pouvait grandir autrement. Depuis des années, ceux-là mêmes qui travaillent dans ces espaces-là le font dans une grande confusion quant aux sanctions légitimes, dans une grande incertitude concernant leur propre autorité, sa justice, les critères permettant de juger que telle infraction à la règle mérite punition, ou au contraire indulgence. Depuis des années, les « incivilités » sont soit excusées au nom de la différence culturelle et de la domination socio-économique, soit judiciarisées.

     Ainsi, indépendamment de leurs parents, les jeunes qui ont brûlé des voitures et risquent tôt ou tard, ivres de puissance non moins que de détresse, de s'en prendre aveuglément aux personnes, leurs semblables, n'ont sans doute pas souvent rencontré sur leur chemin des adultes capables de leur témoigner ce respect qui consiste à les considérer comme des sujets moraux en train de devenir adultes : c'est-à-dire dignes de la sollicitude éducative qui doit comprendre, le cas échéant, une composante d'autorité inébranlable, ce qui ne signifie pas écrasante.

     Nous avons laissé s'installer un monde profondément illisible, où les règles sont faites pour être transgressées, où l'arbitraire règne, où les adultes les plus proches des enfants leur font gravement défaut. La souffrance socio-économique très réelle des jeunes de cité s'en trouve majorée ; et l'on refuse de voir que dès lors, elle se traduit en perte de substance éthique. Notre éducation incohérente a fabriqué des individus immatures, profondément convaincus que leurs désirs, tous leurs désirs, sont légitimes.

     Et ceci est vrai également pour les jeunes des classes sociales plus favorisées. Mais les jeunes de cité, eux, sont confrontés à une frustration bien plus rapide et bien plus grave : frustration que l'éducation qu'ils ont reçue leur interdit de convertir en expression politique. Car la compassion qu'on leur manifeste comme seul contrepoids à la peur qu'ils suscitent aussi détruit leurs ressorts critiques, corrompt leur appréciation de la justice et de l'injustice. À force de victimiser ou de diaboliser les « jeunes de banlieue », nous leur avons ôté le moyen de pouvoir se poser dans une parole qui leur permettrait de construire leur dignité de sujets politiques et de faire entendre leurs justes revendications, ce qu'il serait pourtant urgent qu'il advienne. Ni la réponse policière, ni la réponse socio-économique, ni la réponse judiciaire, ne suffiront à endiguer le mal. La démission n'est pas seulement celle de telle ou telle catégorie d'institution, telle ou telle catégorie de parents, mais de nous tous en tant qu'adultes face à la jeunesse : nous qui, par exemple, avons peur de demander à un groupe d'adolescents hostiles de retirer leurs pieds d'une banquette de métro ou de train ; mais aussi nous lorsque nous dérapons dans la stigmatisation hâtive. Et de ce point de vue, il est indigne qu'un ministre d'un gouvernement démocratique tienne des propos insultants à l'égard d'une catégorie de la population, quelle qu'elle soit : où les jeunes de cité, les jeunes en général, puiseraient-ils l'exemple du respect sinon dans la dignité des adultes qui ont autorité sur eux ?

     Aussi nous paraît-il urgent de faire de l'éducation l'objet d'une réflexion populaire la plus large possible, où, par le biais des associations, des établissements scolaires et des mairies, parents, enseignants, éducateurs sociaux, etc. mettraient en commun leur expérience, leur désarroi, leurs solutions. Car ce ne sont pas seulement les jeunes de cité qui vont mal, mais la jeunesse en général.

     Les parents issus de l'immigration récente rencontrent, dans des conditions démesurément plus difficiles et plus injustes, les mêmes problèmes que tous les autres parents, au moins sur un certain plan. Le grand débat sur l'école a été un échec, et l'an dernier, d'autres jeunes ont enterré une loi qui était pourtant presque vide en occupant la rue sans relâche. Avec le langage dont ils disposent, tous disent une totale absence de confiance dans le monde où ils sont. Mais cette désespérance nous accuse, et ceci devrait tracer les contours d'une solidarité nouvelle.

     Quand nous disons « nous », c'est en en mesurant toute la responsabilité. Nous sommes un collectif de membres dont la majeure partie est constituée de jeunes enseignants ayant enseigné ou enseignant dans des établissements scolaires « sensibles ». Tous de gauche, nous avons fait cependant l'expérience des impasses de l'indulgence éducative liée au discours du social. Nous savons qu'elle nous amène à fermer les yeux sur des comportements inadmissibles, et qu'en faisant grandir certains dans la toute-puissance, elle inculque à tous les autres un sentiment d'abandon.

     Cette perplexité, ce désarroi, sont notre lot depuis des années. C'est pourquoi nous pensons que la politique politicienne d'un côté, la compassion sociale de l'autre, doivent cesser : elles conduisent l'une et l'autre vers une dérive autoritaire inévitable dès lors que nous ne saurons pas repenser l'autorité dans son expression la plus quotidienne, la plus sereine et la plus bienveillante.

     Car il y a, il doit y avoir, dans l'autorité, une dimension de respect pour les institutions – c'est-à-dire pour le monde institué en général : règles du langage commun, politesse, etc. – dimension dont nous sommes tous redevables aux enfants et aux jeunes, et sans laquelle aucun message de respect n'est crédible. Loin de nous de penser que ce respect véhiculé par un exercice juste de l'autorité règlera tous les problèmes sociaux. Mais au moins, arrêtons de confondre l'autorité avec le pouvoir et la répression : c'est cette confusion qui a conduit les éducateurs de gauche – parents, enseignants, travailleurs sociaux etc. – à rejeter toute éducation fondée sur la discipline et les normes ; et c'est elle encore qui finira un jour par nous conduire tous à demander plus de police et de gouvernement autoritaire.

 

Observatoire de l'Éducation
Présidente : Hélène Merlin-Kajman
Réactions à ce texte :
observatoire-education@wanadoo.fr
Site web : http://sauv.net/ctrc.php?id=160

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Association EPI
Novembre 2005

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