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L'équation

Gérard Chouteau
 

   Sur le camaïeu de bleu de l'écran la petite flèche blanche voletait. Au rythme de ses sauts, les menus, sous-menus et fonctions diverses s'affichaient dans de blancs et étincelants rectangles. Luc appela sa sœur :

— Viens voir !

— Qu'est ce que c'est ? demanda-t-elle... Oh ! Un nouveau logiciel ?

   Lui, était tout excité.

— Oui, il y a plein de trucs nouveaux. Regarde.

   La petite flèche reprit son vol de papillon. Il tapait son texte au hasard des touches.

— Tu veux souligner ? Hop, tu cliques là. Caractères gras ? Hop. Italique ? Hop. Veux-tu changer de caractères ? Rien de plus facile. Double clic et voilà ! On peut même écrire en γρεχ.

   Elle regardait, souriant :

— Je ne comprends rien, tu ne me laisses pas le temps de voir.

   Sur l'écran, la petite flèche sautillait de plus belle. Il se parlait à lui même :

— Comment fait-on déjà pour déplacer du texte ? Ah oui, je clique là, sur le bloc, ensuite, je déplace la flèche doucement en gardant appuyé. Bon, oui. Non, zut, raté !
Ah, là, maintenant cela marche, as-tu vu ?

   Mais, déjà, elle se désintéressait :

— Oui, oui, fit-elle vaguement, un peu ennuyée.

   Elle le savait, c'était toujours la même chose, impossible de toucher à son nouveau joujou. Lui, pris à son jeu n'y prêta pas attention, pianotant sur le clavier avec passion :

— Il y a un éditeur d'équations intégré maintenant, regarde. Un grand rectangle vierge bordé de bleu apparut sur l'écran. Il entreprit patiemment de le remplir. Caractère après caractère, symbole après symbole, il s'appliquait à construire sa formule, compliquant à loisir l'exercice et commentant pour lui même chacune de ses opérations. Indices et exposants dégringolaient en cascades ou montaient en d'harmonieux espaliers le long de solennels symboles grecs. De grandes racines carrées protégeaient d'immenses fractions sous leurs barres horizontales tandis que des signes ℜ élançaient leurs lascives volutes entre zéro et l'infini. Marianne maintenant, observait fascinée. L'assemblage de signes et de symboles formait d'élégantes arabesques, comme un mur de mosquée, beau et mystérieux. L'esthétique des signes s'imposait à elle. Il pontifia :

— Einstein disait que si une théorie conduisait à une équation formellement belle, c'est à dire possédant un grand nombre de symétries, elle était très probablement juste. C'est ce qu'il pensait de sa propre théorie de la relativité restreinte.

— Et la tienne l'est elle ?, se moqua-t-elle.

   Il se renfrogna, vexé. Haussant les épaules il se remit illico à la tâche. La pièce, silencieuse, ne résonnait que du cliquetis obstiné de la souris. Sur l'écran, pas à pas, s'achevait l'édifice symbolique. De temps en temps, il se reculait sur sa chaise pour contempler son ouvrage, modifiait ici un exposant, là un double indice, ailleurs un symbole grec et soupirant d'aise se remettait à l'ouvrage.

   Le travail durait depuis quelques minutes déjà lorsque l'incident se produisit. Il lui semblait que la machine se montrait de plus en plus rétive. Les signes ne se dessinaient plus que laborieusement, comme si une force hostile, mystérieuse issue du plus profond du calculateur s'opposait a ses desseins. Il s'arrêta perplexe. Un virus ? Il n'eut pas le loisir de s'interroger plus avant. L'écran parut soudain se déchirer. Des lignes noires horizontales le barrèrent puis se mirent à onduler. La centaine de touches du clavier était comme paralysée. Il pianota nerveusement au hasard, sans résultat. La machine lui échappait. L'écran finit par s'éteindre. Il leur sembla qu'un murmure angoissé montait du tréfonds des circuits. L'écran se ralluma soudain, vira au bleu profond et laissa apparaître le message :

Erreur système dans l'éditeur d'équations.
Voulez-vous recommencer ?

   Ce n'était qu'une fallacieuse promesse d'ordinateur car, malgré toutes les injonctions le calculateur refusait de réagir. Tout ce travail perdu l'indigna.

— C'est trop fort, s'exclama-t-il. Que s'est-il passé ? Je n'ai pourtant commis aucune erreur ! Il faut en avoir le cœur net. Viens !

   Il saisit la main de Marianne et avant qu'elle eût pu résister, l'entraîna derrière l'écran. Sa décision avait été rapide et, malgré son air déterminé et sans qu'il se l'avouât, la présence de sa sœur le rassurait. Dans sa plus tendre enfance il agissait déjà de la sorte.

   Le passage de l'écran se déroula sans heurts, juste un petit « plop » suivi d'un calme profond. Elle avait juste poussé un petit cri. Celui qu'on pousse lorsque la grande roue après s'être immobilisée un temps tout en haut de sa course s'apprête à plonger. Ils ne ressentaient pas d'angoisse malgré l'obscurité. Tout paraissait serein. L'atmosphère semblait parcourue de souffles légers. Çà et là des lueurs phosphorescentes apparaissaient au loin puis s'évanouissaient. Un battement sourd, régulier et rapide rythmait l'air. Ils s'immobilisèrent, nez en l'air. Qu'était-ce donc ?

— Ce doit être l'horloge interne, déclara-t-il. Notre échelle de temps s'est sans doute modifiée, car on ne devrait pas l'entendre.

   Elle leva le doigt sentencieuse et moqueuse.

— C'est la faute à Einstein !

   Une large voie s'étirait devant eux et se perdait dans le lointain. Trente-deux bandes métalliques parallèles, brillantes et lisses la parcouraient sur toute sa longueur. Une lueur mouvante semblait marquer son extrémité. La désignant, il décréta :

— Ce doit être là-bas.

   Ils s'engagèrent dans cette large avenue, en direction du point lumineux. Ils marchaient depuis quelques battements d'horloge lorsqu'un vrombissement les plaqua soudain violemment au sol. Ils eurent l'impression qu'un énorme insecte les avait survolés. Elle s'était relevé la première.

— Qu'est ce que c'était ?

— Un mot, je crois.

— Un mot ! ?

— Oui, un mot. Un mot de trente-deux bits. Nous devons nous trouver sur le bus de données.

— Il y a des mots dans les bus ?

— C'est l'artère principale de l'ordinateur, c'est là que s'échangent les informations entre ses différents composants : mémoires, registres, portes, etc. Viens, il vaut mieux marcher sur la partie isolante de la chaussée.

— Des mots, des portes, des registres, une horloge, curieux endroit !, pensa-t-elle.

   Ils continuèrent leur progression. De temps en temps des mots les dépassaient, provoquant un léger souffle mais désormais sans danger pour eux. Ils parvinrent enfin aux abords de cette lueur qui les avait tant intrigués. Ils ne s'étaient pas trompés. Ils étaient bien sur les lieux de l'incident fatal.

   La belle construction ma- thématique gisait devant eux dans un amoncellement de signes et de symboles épars. Aussi loin que portait le regard ce n'était que lettres et chiffres jonchant le sol. Le grand signe d'intégration, tordu, pointait vers le ciel électrique de douloureuses volutes. Plus loin la racine carrée, renversée vers l'avant avait vomi la fraction rationnelle qu'elle abritait. Une pluie d'indices et d'exposants semblait avoir arrosé l'édifice effondré. Une intense activité régnait un peu partout.

   On remettait de l'ordre dans tout ce chaos. Peu de signes heureusement avaient été détruits. Dans l'ensemble, c'était sans gravité. On dut seulement évacuer un logarithme népérien choqué qui se prenait pour une exponentielle. Classique transfert de personnalité. Néanmoins, il fallait bien en convenir, la belle formule avait vécu. Ils contemplaient le désastre, consternés. Elle risqua :

— Tu es sûr de n'avoir commis aucune erreur ?

— Je ne vois pas où, dit-il, buté.

   Quelqu'un derrière eux grommelait :

— Des chiffres arabes, des lettres grecques, cela ne pouvait pas tenir ! Ils se retournèrent stupéfaits. Un grand X romain, raide, se tenait dans leur dos et observait la scène, dédaigneux. Elle l'apostropha :

— Mais, Romain, sans les grecs que serais tu devenu, et ces arabes, n'ont-ils pas importé le zéro ?

— Qu'ai-je à faire du zéro ? À quoi sert un symbole qui ne désigne rien ?

   Marianne s'indigna :

— Sans zéro pas d'infini ! Sans infini, pas de rêve !

   Il haussa les épaules, eut une moue de dédain, tourna le dos et s'éloigna, se parlant à lui même :

— Le zéro ! L'infini ! Étranges inventions. Il me semble que le pont du Gard et le Colisée existaient bien sans eux.

   On évacuait peu à peu les éléments endommagés de l'équation. L'élucidation des causes de ce drame demanda une enquête sérieuse. On avança diverses hypothèses. Quelqu'un suggéra que l'accident trouvait peut-être son origine dans une défaillance de l'élément différentiel, ici, qui supporte généralement toute intégrale bien conçue. En effet, la disposition de certains éléments de l'équation dénonçaient l'ouvrage d'un débutant. Les chevronnés savent que la mise en place de est décisive pour la solidité de la construction. Les néophytes, eux, ont plutôt tendance à le considérer comme un élément décoratif et parfois l'omettent, ce qui a toujours de dramatiques conséquences. Il fallut pourtant se rendre à l'évidence, l'hypothèse se révéla non fondée car on trouva l'élément solidement fixé à l'emplacement qui lui était destiné.

   Finalement, la vérité éclata : une parenthèse manquait qui par son absence avait totalement déséquilibré l'édifice. L'opinion s'indigna de tant de négligence. Un contrôle élémentaire aurait sans aucun doute permis de déceler ce défaut somme toute assez fréquent même chez les plus entraînés des bâtisseurs d'équations. L'émotion fut à son comble quand l'enquête poursuivant son cours montra que parenthèses, accolades et crochets n'étaient pas issus de la même routine. N'y avait-il pas là cause de gâchis et d'erreurs ? Ne pouvait-on fabriquer toutes ces pièces en une seule unité de production et améliorer ainsi sensiblement les synergies ?

   Le temps aidant, les passions s'apaisèrent. Ni lui, ni sa sœur n'avait pris part au débat, trop heureux que l'on ne leur demandât point de comptes. Ils décidèrent de rentrer, tout remués encore par les incalculables conséquences d'une malheureuse faute de frappe.

   Le retour, ils s'en rendirent compte immédiatement, ne serait pas aisé. L'horloge centrale restant inerte interdisait les communications avec l'extérieur. Luc décida de partir à la recherche de la routine ESCAPE. Ils la trouvèrent sur un bus détourné, bloquée elle aussi. Décontenancé, il contemplait l'agencement des portes élémentaires puis décréta, désignant un petit anneau de cuivre :

— Il faut porter ce point à un potentiel nul. Donne moi la main, pose ton pied sur ce petit plot à ta gauche, non pas celui-là, l'autre, à côté. Bon, ne me lâche surtout pas quand je poserai la main sur cet autre contact. Attention ! Je touche ! Il toucha, tel Cyrano. Le potentiel chut. Il y eut comme un grand souffle silencieux. Ils eurent l'impression de jaillir hors de l'eau et se retrouvèrent dans la chambre un peu égarés. L'écran de nouveau scintillait en bleu. Illico, il s'installa devant la machine magique pianotant sur le clavier :

— Pourvu qu'elle ne soit pas perdue ! Non, elle était bien là, impériale, emplissant l'écran de sa cursive beauté.

   Il soupira :

— Nous l'avons échappé belle !

Gérard Chouteau
Responsable de la mission PATSTEC
pour la région Rhône-Alpes sud, ACONIT.
Texte dédié à Luc et Marianne.

Paru dans 1024, Bulletin de la SIF, numéro 21, avril 2023, p. 147-152.
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Juin 2023

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