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Entre militantisme et injonctions hiérarchiques

Jean-Yves Jeannas
 

Mon histoire du numérique, quand le mot n'existait pas encore...

   Un membre de ma famille qui travaillait pour DEC (Digital Equipment Corporation, un des « grands » de la construction d'ordinateurs des années 1970) m'a offert il y a une quarantaine d'années une disquette 8 pouces pour PDP-11, avec la « plaquette publicitaire » de ce mini-ordinateur.

   Moi qui lisais beaucoup, ce qui prenait beaucoup de place, j'ai été impressionné par le fait que l'on pouvait mettre tant de textes sur un support aussi fin, et si en plus cela pouvait calculer et mémoriser à notre place, je trouvais que c'était une belle idée. Je devais avoir 12 ou 13 ans.

   J'ai commencé par « Hacker » (je devrais dire modifier mais l'anglais rend plus intelligent semble-t-il) ma calculatrice TI-57, en modifiant la vitesse d'horloge avec une résistance ajustable, je devais avoir 15 ans. Je gagnais facilement les concours de vitesse de calcul au lycée.

   Les « ordinateurs » étant beaucoup trop chers pour les particuliers, j'ai économisé pour mes deux passions : la photographie et les calculettes programmables.

   Le monde des calculettes programmables, avec la revue phare L'ordinateur de poche a été un des vecteurs du développement de l'informatique personnelle, bien plus que les grandes sociétés informatiques. Car cela touchait le plus grand nombre. Plus grand nombre qui, il faut l'avouer, était assez restreint à l'époque, mais on peut dire que cela a participé de la démocratisation des outils programmés par l'Homme.

   J'ai ensuite eu la chance en 1985 de pouvoir intervenir dans un collège, dans une salle dédiée au « Plan informatique pour tous », équipée de Thomson TO-7 et d'un Bull Micral comme tête de réseau. Je commençais alors mes études d'automatisme et d'informatique industrielle, et j'avais découvert le langage Pascal UCSD et récupéré une disquette du Turbo Pascal de Borland.

   J'y ai fait de l'inclusion numérique comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, grâce à la pensée visionnaire d'une adjointe au maire de la mairie de Villeneuve d'Ascq qui m'a demandé d'animer un atelier informatique pour les citoyens dans cette salle, une fois par semaine.

   Après avoir mangé un peu de BASIC et de crayon optique, je me suis retrouvé avec les quelques acharnés du cours à nous réunir autour du Bull Micral et à entamer notre découverte du langage Pascal, plutôt que de jouer avec les cartouches de jeu du TO-7, ce que faisait l'immense majorité des usagers à qui on avait mis cet outil « dans les mains », mais qui ne voyaient pas ce qu'ils pourraient en faire d'autre.

   J'ai d'ailleurs à cette époque rédigé pour les enfants du centre sportif, auxquels je proposais une activité informatique (encore une fois nous étions visionnaires, trop en avance sans doute, on ne cessera de me le répéter, et malheureusement je l'entends encore souvent maintenant), un « manuel » de programmation en BASIC qui leur permettait de dessiner une petite maison et de saisir une phrase. Sans le vouloir, je leur donnais le pouvoir de commander la machine. Et surtout de comprendre que ce sont des humains qui le font. Je les protégeais pour le futur, mais j'étais incroyablement seul à vouloir expliquer l'informatique à tous, les informaticiens ne m'aimaient pas beaucoup. Savoir et pouvoir avez-vous dit ? Je m'en rendrai compte plus tard, et malheureusement, l'Histoire continue et il est difficile de lui faire changer de cap.

   J'ai ensuite travaillé comme analyste-programmeur comme on le disait à l'époque, pour ne pas faire de l'enseignement mon métier, comme mes parents.

   Ce fut difficile, mon plaisir est d'enseigner et d'émanciper les autres, alors que nous nous retrouvions dans une petite société qui développait des logiciels de CAO sur les premiers « PC », payés 3 à 4 fois moins que ceux qui travaillaient sur des gros systèmes, alors que notre travail au niveau algorithmique était beaucoup plus complexe que le dessin de fenêtres avec des étoiles pour afficher la commande de Mme Michu ou le compte en banque de M. Michu.

   J'ai compris que quelque part, certaines personnes ne comprenaient pas du tout ce qu'était l'informatique, et que d'autres en profitaient pour se faire grassement payer par exemple, avec des règles complètement délirantes : plus l'ordinateur est gros et coûte cher, plus on paye les salariés. Ce n'est qu'en 1995 que le chiffre d'affaires des micro-ordinateurs dépassera celui des gros systèmes, grâce à l'avènement du modèle client-serveur.

   Suite à cela, mon amour de la formation, que je commençais à mettre en action au travers de vacations dans des écoles d'ingénieur et des IUT, devint bientôt une envie irrépressible de quitter un monde économique où déjà le bluff devenait une pratique courante, j'ai vécu des salons informatique où les écrans n'étaient même pas branchés sur l'ordinateur qui était vendu, et où les vendeurs racontaient n'importe quoi au commun des responsables financiers qui tenaient les rênes des entreprises.

   J'ai aussi eu la chance de travailler, dans ma dernière entreprise, sur le campus de l'université ou des stagiaires en informatique m'ont permis de découvrir la première distribution LINUX, la 0.99 sur 20 disquettes je crois. Ayant travaillé sur des Unix qui coûtaient très cher sur micro-ordinateurs, j'ai trouvé là un système intéressant, qui allait m'accompagner le reste de ma vie. J'utilise en ce moment une machine sous LINUX bien sur, avec un traitement de texte libre.

   J'ai donc pris un congé de formation pour passer un concours de professeur de l'Éducation nationale, le service public étant pour moi la seule alternative égalitaire, républicaine, et donnant sa chance à toutes et à tous. Cela a été une première aventure, pour ne pas dire déconvenue.

   Alors que j'avais explicitement choisi un collège en zone difficile, par conviction, l'inspectrice chargée de valider ma titularisation, qui était une ancienne professeur de travaux manuels, m'a expliqué que, je cite : « l'informatique n'avait pas sa place au collège et que l'on en ferai jamais ». Moi qui avais commencé à initier le premier « club informatique » de France, en 1997, avec la venue de la télévision M6 dans mon collège, où je faisais produire du HTML aux élèves et que je publiais de chez moi car il était impossible d'avoir une ligne téléphonique avec un abonnement internet au collège.

   J'avais aussi par la même occasion initié des travaux collaboratifs entre élèves de section générale et de SEGPA, en participant ensemble au même site WEB [1] .

   J'avais enfin installé moi-même des ordinateurs dans ma classe en prenant soin de changer le texte sous l'icône du logiciel « Word » de Microsoft(tm) en mettant à la place « traitement de texte » pour respecter la loi sur la citation des marques commerciales, mais nous travaillions le plus souvent avec Netscape Composer pour créer les pages WEB. Encore un geste prémonitoire et sans doute « trop en avance » comme on ne cessera de me le répéter (bis).

   Heureusement, ayant terminé à la 6ème place du concours au niveau national, et la seconde au niveau régional, j'avais un petit capital sécurité qui m'a permis d'être quand même titularisé, mais j'avais pris le soin de ne pas parler d'informatique lors de ma séquence d'inspection.

   Après ma titularisation, j'ai pour des raisons familiales et institutionnelles rejoint le service informatique de l'académie de Lille en détachement, où j'ai pu participer à la mise en place de l'Internet dans les établissements scolaires, mais la pédagogie me manquait de nouveau, même si j'aimais les moments de formation des personnels des établissements, et si je continuais à enseigner l'informatique en cours du soir au CNAM.

   Mais à l'époque, le Logiciel Libre est « honni » dans les établissements, selon ses détracteurs, il allait faire « tomber en panne » les ordinateurs, que quelques collègues dévoués et non rémunérés maintenaient péniblement alors que ce n'était pas leur métier. Alors que l'on paye des plombiers et des chauffagistes, on refusera des décennies de payer pour gérer un parc informatique dans l'Éducation nationale, alors que les sociétés le faisaient déjà depuis longtemps.

   Cela créera un terreau fertile pour les sociétés hégémoniques sans scrupule qui inviteront les cadres à des voyages en Amérique pour leur montrer les avantages de leurs logiciels.

   J'ai donc candidaté ensuite pour m'occuper des TICE à l'IUFM d'Outreau, et j'ai été pris.

   Une chance et une période très agréable, ou avec mon collègue nous avions « inventé » en 1999 le référentiel B2i en mieux et avant qu'il n'existe, et avec l'apparition de Framasoft pour la diffusion de logiciels gratuits sous MS-Windows, que je promouvais aussi avant de comprendre la différence et de leur dire que le Libre c'est quand même autre chose. J'avais d'ailleurs créé le site « LybertySoft », trop en avance sans doute ! (ter)

   C'est l'époque où s'opposent fortement deux visions, la vision des « mains dans le cambouis » qui considère que l'informatique c'est sale, pour les techniciens et que l'on a pas besoin de connaître quoi que ce soit pour l'utiliser. La fameuse comparaison de la voiture, avec juste ce qu'il faut de mauvaise foi, car évidemment si on met du gasoil dans une voiture à essence, cela ne fonctionne pas, mais ça, tout le monde le sait car la physique existe pour tous depuis le collège. Mais pas l'informatique !

   La seconde vision est celle de ceux qui pensent que les algorithmes sont des biens communs de l'humanité, et aussi que tout le monde doit être formé à la pensée algorithmique et à l'architecture des systèmes pour profiter des opportunités et se protéger des dangers du numérique.

   C'est à cette époque que l'on commencera à générer des « Harry Potter » de l'informatique, qui considèrent les outils numériques comme magiques, au sens de la portée de la raison, et donc seront naturellement de futurs esclaves consentants des GafaM. Ces personnes ont vieilli et sévissent toujours. A part quelques initiatives de professeurs de Technologie au collège courageux, des générations d'élèves seront ainsi sacrifiées jusqu'à l'arrivée du CAPES informatique en 2018 et le début de la généralisation de la science informatique pour tous.

   Les pressions des lobbys seront énormes, certains comme moi vont le payer de leur carrière potentielle dans des structures ministérielles, où la « neutralité » entre la plus riche société de l'histoire de l'humanité doit être respectée pour ne pas qu'elle soit « concurrencée » par quelques personnes bénévoles qui travaillent la nuit pour le bien de tous en mangeant de la pizza.

   Je travaille actuellement dans le domaine des référentiels de compétences numériques pour le citoyen, en les croisant avec la culture numérique qui devrait devenir une discipline universitaire à part entière, ce qui permettrait de réfléchir sur les besoins des futurs citoyens. C'est ainsi que la discipline « biologie » avait été introduite il y a plus de 100 ans pour expliquer que même d'apparence « propres » des mains pouvaient contenir des micro-organismes nocifs. Bien nous en a pris, plus personne ne conteste la nécessité de se laver les mains ! Alors que tant de gens contestent l'intérêt des formats ouverts et interopérables en donnant la priorité aux formats propriétaires privateurs de Liberté. Comme soumis à un obscurantisme numérique, du même acabit que l'obscurantisme scientifique qui existait encore il y a plus de 100 ans.

   J'ai ainsi été un des artisans du C2i niveau 1 de 2011 pour l'enseignement supérieur, et de son croisement avec la Culture numérique et que je suis encore expert européen pour le référentiel DigComp V2.

L'Informatique : une science récente qui a dilaté le cours du temps

   Une des principales théories informatiques connues du grand public, si ce n'est la seule, est la Loi de Moore.

   Mais ce n'est pas tant le contenu de cette loi que son principe qui fait que le numérique est un concept particulier, que Shoshana Zuboff a très justement appelé le « sans précédent ».

   En effet, la vitesse de l'évolution des machines, alliée à la vitesse d'obsolescence orchestrée par les ogres commerciaux du secteur, a fini par persuader le grand public que tout dispositif numérique doit nécessairement être changé souvent.

   Cette dérive a été mise en place justement grâce à la puissance de l'informatique, l'Hyperpuissance devrais je dire, qui a permis de mettre en œuvre les recherches en psychologie pour agir directement sur la pensée de l'usager. Et je me souviendrais toujours du collègue qui demandait à changer d'imprimante car « on avait celle-là depuis plus de 5 ans », alors qu'elle était sortie il y a au plus 3 ans.

   Oui, dans son esprit, le temps s'était dilaté, pour ne pas devoir affronter la réalité du conditionnement opéré par les vendeurs de matériel numérique. Nous verrons que c'est une problématique contre laquelle il nous faudra lutter, car l'obsolescence logicielle programmée est un vrai fléau pour les hommes et la planète. Cette prise de conscience que j'ai faite il y a plus de 20 ans déjà a été un des déclencheurs de mon engagement pour un numérique Libre, loyal et même si on ne l'appelait pas encore comme cela, un numérique durable (avec la sobriété et la frugalité comme termes à la mode associés).

L'AFUL

   Fortement emprunt de l'importance de l'engagement associatif, et fortement déçu par la capacité de l'institution à évoluer, et surtout à prendre le bon chemin, j'ai cherché à me rendre utile auprès des associations informatiques souvent portées par des étudiants, que j'avais la chance de prendre en stage par exemple. J'y ai découvert LINUX, comme je l'ai déjà dit, mais aussi des personnes engagées et généreuses qui déjà avant les années 2000 cherchaient non pas à fabriquer des consommateurs-cliqueurs mais des citoyens éclairés, en permettant déjà à l'époque de se libérer de l'emprise des société hégémoniques dont la puissance grandissait proportionnellement à l'apparition d'un illectronisme ambiant, qui n'oublions pas existe à plus de 48 % dans la population européenne actuelle, toutes CSP confondues (source JRC européen DigComp).

   J'ai fait connaissance à l'époque du CLX (Club Linux Nord-Pas de Calais) et en participant aux salons éducatifs (comme Educatec-Educatice, créé en 1999) j'ai rencontré les personnes de l'AFUL, qui étaient comme des prophètes pour moi, m'ayant permis de ne plus être un paria grâce à l'accord cadre AFUL-Éducation nationale qui court encore aujourd'hui, et qui permet d'utiliser sans refus institutionnel systématique les Logiciels Libres dans l'Éducation nationale.

   Nous finirons d'ailleurs par obtenir aussi la « Priorité aux logiciels libres » dans l'enseignement supérieur, alors que cette priorité sera refusée par les députés dans l'enseignement scolaire, comme si une soudaine Mouche les avaient piqués entre les deux votes...

   L'AFUL est constituée de bénévoles uniquement, nous ne recevons pas de subventions afin d'être totalement indépendants et n'employons pas de salariés. Ce principe, s'il ne favorise pas le « grossissement » des effectifs, permet de concentrer des spécialistes et des personnes très engagées, ce qui permet d'être disponible pour aider et assister toute organisation et tout individu qui le demandent.

   L'AFUL a toujours, et continue, essayé d'expliquer les avantages du Libre sans les imposer, mais a toujours aussi mis en avant des concepts qui deviennent de plus en plus prégnants, comme les Formats Ouverts et interopérables, les Libertés numériques, la Loyauté des services en ligne que nous avons même inscrite dans nos statuts.

   Malgré cela, l'engagement individuel énorme déployé par nos membres les empêche souvent de communiquer vers l'extérieur, par manque de temps, et notre existence n'est pas assez connue du grand public, ni des acteurs du numérique ou de l'informatique. Et pourtant, nous agissons quand même sur des projets très forts, comme le RGI où je me souviens avoir été invité à la DINSIC alors que le ministère de l'Enseignement supérieur, mon ministère de tutelle, ne voyait pas encore l'importance de ces enjeux de souveraineté. J'en profite pour dire que la crise sanitaire COVID est une véritable catastrophe aussi sur ce point de vue, et que l'occupation numérique que nous subissons des GafaM et de leurs amis comme la société Zoom(tm), qui a préempté la Liberté de choix de bon nombre d'usagers jusqu'à les résigner à leur triste sort, va demander lorsque le coronavirus sera vaincu, un véritable mouvement de résistance et de Libération. Mais je dois encore être trop en avance (c'est quoi après « ter » ?).

   À l'AFUL, nous nous engageons pour porter la conviction qu'un modèle économique basé sur les Logiciels Libres est possible, avec tout l'environnement qui en découle, les ressources libres, la Loyauté des services en ligne, et encore et toujours les formats ouverts et interopérables, pierre angulaire d'une souveraineté et d'une Liberté numérique non seulement possible mais indispensable.

   Enfin, nous continuons à évoluer malgré les embûches, et nous nous engageons aussi, et cela depuis longtemps, dans la lutte contre l'obsolescence logicielle programmée grâce à l'usage de systèmes d'exploitation qui par exemple peuvent doubler la durée de vie d'un ordinateur.

   Vous me permettrez enfin de rendre hommage à notre président Patrick SINZ qui nous a quittés il y a un peu plus d'un an et à notre ancien président Laurent SÉGUIN, de qui j'étais intellectuellement très proche, qui nous a quittés il y a quelque mois. Ces disparitions soudaines et inattendues ont laissé un grand vide, un trop grand vide, et c'est avec des trémolos dans le clavier que je souhaite à l'AFUL une grande résilience pour résister à ces deux décès successifs.

Mon travail dans le groupe ITIC

   Lorsque Jean-Pierre Archambault m'a proposé de participer aux travaux du groupe ITIC : Informatique et TIC créé à l'initiative de l'EPI [2] , je le connaissais depuis un moment par l'intermédiaire du pôle Logiciels Libres du CNDP, qui faisait beaucoup pour la cause du Logiciel Libre dans l'enseignement scolaire (école, collèges et lycées).

   J'ai eu l'intuition que la solution pouvait se trouver là : si l'on explique au citoyen les fondamentaux de la science informatique, alors peut-être que des notions comme les formats ouverts et interopérables ou de Liberté du code source par exemple seront comprises plus facilement ? Avec encore d'autres notions qui arriveront au fur et à mesure comme la Loyauté des services en ligne.

   À partir de là, j'ai représenté l'AFUL au sein de ce groupe de travail qui sera pour moi pendant des années la seule opportunité de sortir le monde d'un obscurantisme numérique naissant grâce à la mise en place de la science informatique dans les programmes scolaires.

   Rappelons qu'à l'époque (et encore maintenant d'ailleurs) nous luttions contre des lobbys très puissants, capables d'inonder la formation des enseignants de classeurs pédagogiques et de logiciels propriétaires « offerts pendant un an pour un usage professionnel », comme le fameux « Guide pour la création d'un scénario pédagogique multimédia » financé par Intel(tm) et Microsoft(tm) et diffusé sans aucune anticipation sur la perte de souveraineté numérique que nous subissons par la sous-direction des TICE de l'Éducation nationale et du ministère de la Recherche. Je garde précieusement ce classeur, preuve de ce qui s'est passé à certaines époques. Le pire étant que nous étions obligés par la hiérarchie de le distribuer, alors même que nous savions ce que cela allait entraîner comme dépendance pour des milliers d'enseignants et des millions d'élèves pendant des années.

   Le groupe ITIC a aussi été pour moi moyen de penser les contours de la définition d'une future citoyenneté numérique, reprenant en cela le titre II du code de l'éducation sorti en 1997 qui demande aux enseignants d'instruire d'éduquer et de former l'élève pour qu'il trouve sa place comme citoyen éclairé dans la société et dans la République.

   Ayant enseigné la Technologie au collège, l'Informatique dans des écoles d'ingénieurs et ayant formé pendant 10 ans des professeurs des écoles aux TICE, j'ai tout naturellement apporté ma pierre à l'édifice de la construction des programmes pour l'école, le collège et le lycée. Mais la tâche est loin d'être finie, la formation des enseignants doit être revue, et j'ai proposé dernièrement à la DNE (Direction du Numérique Éducatif) du ministère de l'Éducation nationale de les aider sur le sujet, j'attends leur invitation.

   La création du Capes informatique (et non d'un Capet), a couronné cet engagement du groupe ITIC, et j'espère pouvoir contribuer à la définition d'une formation des enseignants qui leur permette d'aborder avec leurs élèves les concepts « sans précédent » que sont les libertés numériques, la Loyauté des services en ligne et la souveraineté numérique.

Et maintenant ?

   Capes informatique, oui, mais aussi nouveau défi : le capitalisme de surveillance. J'ai volontairement cité auparavant Shoshana Zuboff et son concept du « sans précédent », et il m'apparaît maintenant que la science informatique ne suffit plus, il faut l'apport des sciences cognitives et des sciences humaines comme la sociologie et l'anthropologie. C'est pour cela que je réalise actuellement un ouvrage en collaboration avec une anthropologue et une chercheuse en sciences de l'information et de la communication afin de proposer un socle de connaissances minimum pour le citoyen pour appréhender ce sans précédent et y répondre d'une manière la plus éclairée possible. Nul doute que la conjonction des référentiels numériques auxquels j'ai contribué (le C2i et DigComp) avec la Culture Numérique sur laquelle j'avais appuyé ma présentation de la mise en place du C2i1 en 2011 lors d'un colloque, doit pouvoir donner naissance à un curriculum d'Humanités Numériques maintenant nécessaire, de l'école à l'université.

   La formation des enseignants devrait pouvoir répondre, en partie, à cette nécessité de reconquête de notre souveraineté numérique, tant collective qu'individuelle, et atteindre enfin un monde numérique plus juste et plus éclairé.

Remerciements

   À mes « Maîtres » et amis que sont Jean-Pierre Archambault, Jacques Baudé, Ignace Raq et Gilles Dowek, sans oublier évidemment Maurice Nivat qui était une personne formidable, ainsi que toutes les personnes que j'ai croisées pendant ces presque 10 ans au service du groupe ITIC, dans l'espoir de voir un jour tous les enfants, futurs citoyens, devenir des usagers éclairés des outils numériques et non plus des Harry Potter du numérique, descendants des « Digital Naïves » ou « naïfs du numérique ».

Jean-Yves Jeannas
Enseignant d'informatique
puis de Technologie et de culture numérique
Vice-président de l'AFUL

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] https://web.archive.org/web/20110619091902/http://home.nordnet.fr/~jyjeannas/CNadaud/index.htm

[2] « Historique du groupe ITIC », Jean-Pierre Archambault, Jacques Baudé (2018), EpiNet n° 204.
https://www.epi.asso.fr/epinet/epinet204.htm
https://www.epi.asso.fr/revue/histo/h07_groupe-itic_jb-jpa-18.htm

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Février 2021

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