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En politique comme en science :
Convaincre plutôt que vaincre

Gilles Dowek
 

   L'association Enseignement Public et Informatique (EPI) a cinquante ans et, au cours de ces cinquante années, l'action pour l'enseignement de l'informatique à l'École a pris de nombreux visages. Pour se faire une idée de son histoire, il est possible de la diviser, grossièrement, en trois périodes :

  • « l'époque des pionniers », du début des années 1970 à la suppression de l'option informatique au lycée, d'abord en 1992, puis en 1998, après une réintroduction en 1995 ;

  • « la traversée du désert », de 1998 à 2007 ;

  • et « la renaissance », depuis 2007, quand cette action a abouti à la création des enseignements Informatique et Science du Numérique (ISN), en 2012, puis Sciences Numériques et Technologie (SNT) et Numérique et Science Informatique (NSI), en 2019, et du Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (CAPES) d'informatique, en 2020.

   Comme beaucoup, je n'ai vécu qu'une petite partie de cette histoire : la renaissance, puisque ma première action pour l'enseignement de l'informatique est une intervention à l'Académie des Sciences, le 15 mars 2005, à l'invitation de Maurice Nivat. Cependant, ce n'est sans doute pas cette période qui est la plus intéressante, mais celle qui la précède, car elle apporte une lumière inattendue sur les rapports entre la vérité et l'action politique.

   Avant d'être un mouvement agissant pour l'enseignement de l'informatique, Enseignement Public et Informatique a été une société d'enseignants, désireux de partager leur expérience, comme il en existe pour, à peu près, toutes les disciplines. Comme, de 1998 à 2012, il n'y avait plus d'enseignement de l'informatique, Enseignement Public et Informatique était une société sans objet. Et, comme il n'y avait plus d'enseignants, c'était une société sans adhérents potentiels. Elle aurait dû disparaître. Sa survie, pendant cette traversée du désert, est donc une première énigme à expliquer.

   De fait, pendant cette période, les adhérents d'Enseignement Public et Informatique étaient peu nombreux. Certains étaient d'anciens enseignants de l'option informatique, tel Jacques Baudé, d'autres d'anciens formateurs d'enseignants en informatique, tel Jean-Pierre Archambault, qui ont transformé l'association, de société professionnelle, en mouvement agissant pour la renaissance de l'enseignement de l'informatique. Cette transformation a donné un nouvel objet à l'association et a aussi attiré de nouveaux adhérents. Cela lui a permis de survivre à cette suppression de l'option informatique et de nouer des liens avec d'autres structures : notamment des sociétés savantes, telles l'Association des Sciences et Technologies de l'Information (ASTI) puis la Société Informatique de France (SIF).

   Il faudrait raconter longuement l'histoire des sociétés savantes en informatique. Mais il est peut-être suffisant de rappeler que, dans les années 2000, deux sociétés savantes existaient : l'Association des sciences et technologies de l'information, qui était, en fait, une fédération de structures autonomes, et la Société professionnelle des enseignants et chercheurs en informatique de France (SPECIF), à la fois société professionnelle et société savante, et que leur fusion et la création de la Société informatique de France, première réelle société savante, doit beaucoup à cette cause de l'enseignement de l'informatique, portée par Enseignement Public et Informatique, qui a cimenté la société dans ses premières années.

   On oppose souvent la science et l'action politique par le fait que, en science, la majorité n'est pas un critère de vérité : on peut avoir raison tout seul et, si l'on a raison, la majorité sera convaincue tôt ou tard. Au XVIe siècle, par exemple, seul un petit nombre de personnes, tel Nicolas Copernic, défendait l'héliocentrisme. Mais cela n'a pas empêché leur point de vue de, finalement, s'imposer, car c'étaient eux qui avaient raison. Dans l'action politique, en revanche, il ne sert à rien d'avoir raison tout seul, car c'est la majorité qui décide. Une seconde énigme que pose l'histoire d'Enseignement Public et Informatique est donc la manière dont une petite compagnie en déroute, rejointe par quelques vagabonds, a réussi, en quelques années, à obtenir à la création de l'enseignement Informatique et sciences du numérique, puis des autres qui ont suivi.

   La réponse est peut-être simplement : parce qu'ils avaient raison. Parce qu'ils avaient raison de penser que, dans le monde dans lequel nous vivons, il est indispensable d'enseigner l'informatique à l'École. Ceux qui, en revanche, écrivaient « Il convient d'enseigner en priorité non pas l'informatique discipline mais l'informatique outil. » [1] et « Sur le plan socio-économique, est-on dans un tel besoin d'informaticiens qu'il faille encourager le plus grand nombre de jeunes à s'engager très tôt dans cette voie ? » [2] avaient certes la légitimité de la majorité, mais étaient cependant dans l'erreur.

   Cet exemple de l'histoire de l'action pour l'enseignement de l'informatique, mais aussi, bien entendu, de nombreux autres exemples, nous montrent que la politique et la science ne sont, en fait, pas si éloignées. Dans l'une comme dans l'autre, l'important est d'avoir raison. Ceux dont le discours est contradictoire ou réfuté par les observations empiriques finissent souvent par échouer, aussi nombreux soient-ils, car ce qui importe dans l'action politique n'est pas de vaincre, mais de convaincre.

Gilles Dowek
Chercheur à Inria et membre du groupe chargé de proposer
les programmes de la spécialité Informatique et sciences du numérique

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] Ministère de l'Éducation nationale, de la jeunesse et des sports, Quel lycée pour demain ? Propositions du Conseil national des Programmes sur l'évolution du lycée, 1991, p. 137.

[2] Ibid, p. 140.

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Association EPI
Février 2021

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