Informatique et numérique comme
objets d'enseignement scolaire en France :
entre concepts, techniques, outils et culture
Georges-Louis Baron
Résumé :
Cette contribution présente synthétiquement une analyse de tensions entre science, technique et culture autour de l'enseignement de l'informatique en milieu scolaire.
Mots-clés : école primaire, Enseignement de l'informatique, Enseignement secondaire.
1. Didactique de l'informatique : un milieu de recherche multifocal
Le 7e colloque DidaPro – DidaSTIC, organisé à Lausanne en février 2018 (Parriaux, Pellet, Baron, Bruillard et Komis, 2018) témoigne de la vitalité et de la longévité d'une communauté de recherche s'intéressant à l'enseignement de l'informatique : en effet, le premier colloque de didactique de l'informatique a été organisé à l'Université Paris 5 dès 1988 (Baron, Baudé et Cornu, 1989). Quatre autres colloques de didactique de l'informatique ont suivi entre 1988 et 1996.
Mais dans les décennies 1990 et 2000, en France aussi bien que dans les autres pays francophones, l'informatique a connu une éclipse comme objet d'enseignement, l'institution scolaire préférant développer l'usage des outils informatiques (voire d'un supposé « outil informatique »). Or, la recherche sur la didactique de l'informatique dépend du fait qu'elle soit enseignée, sinon il n'y a pas de terrain...
Une relance a eu lieu au début des années 2000 autour des enjeux didactiques de l'usage d'outils logiciels professionnels en éducation (appelés progiciels dans les années 1980). Ces outils disposent en effet de langages de description et de manipulation de données mettant à la portée de non spécialistes la programmation de scripts permettant de résoudre des problèmes. Le premier colloque DidaPro, en 2003, s'est concentré sur la production de textes et de documents (André, Baron et Bruillard, 2004), puis les suivants ont exploré différents types de logiciels .
Par la suite, deux autres colloques DidaPro ont été organisés en 2005 et 2008 avant que ne renaisse, autour de 2010, un intérêt institutionnel pour l'informatique et, plus largement, pour les sciences et technologies de l'information et de la communication (STIC) en tant qu'objet de savoir (Baron, Bruillard et Komis, 2011). Le titre actuel du colloque (DidaPro – DidaSTIC) fait référence à cette suite d'adaptations.
Désormais, il existe un milieu de recherche couvrant les différentes étapes de l'enseignement dès l'école maternelle, le niveau primaire ayant pris de l'importance depuis le début des années 2010. Ce milieu s'intéresse à la didactique de l'informatique mais aussi, de manière plus générale, aux problèmes didactiques spécifiques que pose la mise en œuvre en classe de dispositifs informatisés, c'est-à-dire au numérique.
Ce texte tente d'effectuer une synthèse sur les enseignements scolaires liés à l'informatique en présentant la constitution et l'évolution d'un débat persistant relatif à la nature de l'informatique, prise entre science, technologie et culture. Tout d'abord, je commencerai par une brève section sur les rapports entre numérique et informatique.
2. Éducation, numérique et informatique : une diversité de significations
La définition du numérique diffère selon que l'on a affaire à des locuteurs se réclamant des sciences de l'information et de la communication, de secteurs technologiques ou de l'informatique. D'abord, rappelons-le, numérique a un sens traditionnel en mathématiques : ce qui relève des nombres, de l'arithmétique. Dans les domaines technologiques, numérique a un autre sens, qu'on trouve notamment dès la fin des années 1960 autour de ce qu'on appelait la commande numérique des machines outils.
Ensuite, le mot peut aussi renvoyer à la question de l'éducation aux médias et à l'information (EMI). Comme le rappellent Liquète et al. (2012), beaucoup de pays occidentaux ont investi depuis les années 1960 dans les questions liées à la sensibilisation de jeunes à l'information et aux médias (initialement au sens de mass media). La numérisation généralisée des dispositifs de communication a conduit à une perméabilité avec les problématiques liées à des éducations à une culture technique. Ici, néanmoins, information n'a pas le même sens qu'en informatique.
Numérique, enfin, renvoie à l'informatique et plus généralement aux « sciences du numérique ». Un rapport de l'Académie des sciences (2013) rattachait clairement le numérique aux sciences et techniques informatiques. Il précisait ainsi :
« Le mot informatique désignera spécifiquement la science et la technique du traitement de l'information [1], et, par extension, l'industrie directement dédiée à ces sujets.
L'adjectif numérique peut être accolé à toute activité fondée sur la numérisation et le traitement de l'information : photographie numérique, son numérique, édition numérique, sciences numériques, art numérique, etc. »
Ce rapport reconnaît qu'« une particularité de l'informatique est qu'elle est à la fois une science et une technique : son but est à la fois de construire des connaissances et de construire des objets ». Il préconise la mise en place de curricula d'informatique dès l'école primaire, avec pour finalité générale de :
« donner à tous les citoyens les clés du monde du futur, qui sera encore bien plus numérique et donc informatisé que ne l'est le monde actuel, afin qu'ils le comprennent et puissent participer en conscience à ses choix et à son évolution plutôt que de le subir en se contentant de consommer ce qui est fait et décidé ailleurs ».
Il est très nettement distingué entre l'enseignement primaire, où les enfants effectuent la découverte du fait numérique, le collège, où ils ont à devenir autonomes en articulant science et technique et le lycée, où il s'agit d'acquérir la maîtrise des concepts. Quant à l'enseignement supérieur, il lui revient surtout d'après le rapport de « préparer à tous les métiers liés au numérique ».
Une telle proposition est consensuelle. Cependant, il n'est pas facile de l'opérationnaliser et de proposer un curriculum cohérent sur le long terme. Il existe en particulier une double tension présente dès l'origine de l'informatique : entre science et technique d'une part, entre ensemble de connaissances spécialisées et pratiques instrumentées de l'autre.
3. Informatique, des concepts ou des outils ? Un débat ancré dans une histoire
3.1 Années 1970 : des concepts contre des techniques ?
En France, la première opération nationale d'introduction de l'informatique en milieu scolaire (dite « expérience des 58 lycées ») date de 1970. Ses orientations initiales sont alignées avec les conclusions d'un colloque international organisé sur l'enseignement de l'informatique dans le second degré (CERI-OCDE, 1971), selon lesquelles l'informatique est une science, promouvant une « activité modélisante, algorithmique et organisatrice » (qu'on appellera ensuite dans l'expérience « démarche informatique » ou « démarche algorithmique »).
En pratique, dans les travaux de recherche et d'innovation menés pendant la décennie 1970 dans le cadre de cette expérience par les enseignants ayant reçu une formation approfondie, on trouve deux grands axes :
la production et le test de logiciels éducatifs, appelés « programmes produits », permettant d'expérimenter de nouvelles pratiques pédagogiques (en particulier autour de la simulation et de la modélisation (Hebenstreit, 1992) ;
des travaux portant sur les approches algorithmiques et l'initiation à l'informatique.
Le rapport d'évaluation de cette expérience comporte un chapitre sur ce dernier thème. Il remarque qu'en pratique l'initiation a eu lieu au service de diverses disciplines, certains cours étant néanmoins dispensés dans des classes expérimentales, en particulier en seconde.
Les recherches concernant l'initiation à l'informatique dans l'expérience des 58 lycées ont donc été nombreuses. Dans le cadre des cours, elles ont pratiquement toujours pris comme support la résolution de problèmes liés à des disciplines qui fournissaient ainsi les moyens de mettre en œuvre des savoirs proprement informatiques dans des cas concrets. Dans le cadre des clubs, il y a eu un large spectre d'activités, depuis la programmation de jeux simples, jusqu'à l'écriture de systèmes ou de logiciels d'enseignement assisté (INRP, 1981, p. 54).
3.2 Années 1980, dans l'enseignement de second degré : programmer ou utiliser des outils ?
La question des contenus de connaissance informatiques à enseigner a continué à se poser dans les années 1980, où a émergé la possibilité de passer non seulement par la programmation dans un langage structuré pour coder un algorithme (un langage impératif du type Pascal étant alors une sorte d'idéal-type pour le lycée) mais aussi par l'utilisation des langages de description et de manipulation de données présents dans les progiciels.
Maurice Nivat a publié très tôt un article insistant sur l'intérêt de lier les enseignements de l'informatique à des applications. Il indique en particulier, parmi les premiers, l'intérêt des systèmes de traitement de textes :
« Ces systèmes marchent de mieux en mieux et ceux qui ont appris à s'en servir vraiment ne peuvent plus s'en passer, ayant trouvé là un outil d'une remarquable efficacité : une erreur très répandue est de croire qu'apprendre à se servir d'un tel système est l'affaire de quelques jours, voire quelques heures. L'expérience prouve qu'il n'en est rien, [...] Et je pense que l'apprentissage du maniement d'un système de traitement de texte peut et doit constituer un des chapitres de l'enseignement de l'informatique à tous les étudiants, par exemple, du DEUG. » (Nivat, 1985, p. 53)
Mais ce point de vue n'est pas unanimement partagé. Jacques Arsac, un des pionniers de l'informatique, qui a publié (1970) un livre assez visionnaire intitulé La science informatique, mettait en garde, dès 1972, lors un séminaire national de l'Institut national de recherche et de documentation pédagogique (INRDP) destiné aux enseignants ayant suivi une formation approfondie à l'informatique :
« La difficulté me paraît donc être la suivante : si on devait se limiter à un enseignement de l'informatique à travers ses applications, on arriverait uniquement à déboucher sur un phénomène technique » (Arsac, 1972).
Il a maintenu ce point de vue après le développement des progiciels : intervenant en 1988, lors du premier colloque de didactique de l'informatique :
« Faut-il apprendre aux gens le maniement d'outils dont on connaît la rapide obsolescence ? Peut-on estimer que des fonctions essentielles ont été mises en évidence qui perdureront dans les futurs produits et qu'à travers les réalisations actuelles ce sont elles que l'on enseigne ? » (Arsac, 1989, p. 14).
Cet auteur est donc typique de la tendance, répandue dans d'autres disciplines, à mettre l'accent, au niveau du lycée au moins, sur l'enseignement de concepts en opposant science et technique et en se méfiant d'un apprentissage fondé sur la pratique.
Les expériences menées aux niveaux précédents (en particulier à l'école autour du langage LOGO) se sont pour leur part davantage attachées à faire concevoir et réaliser des productions aux élèves, tout particulièrement à l'école primaire (Baron et Drot-Delange, 2016), dans le cadre de ce que les instructions officielles du milieu des années 1980 appelaient la « pensée logistique ».
4. Au-delà de l'opposition entre science et technologie
Il existe donc une tension récurrente entre des références à la science informatique et à la technologie de l'information.
Éric Bruillard, s'intéressant à l'enseignement obligatoire, a contesté cette opposition et introduit trois grands attracteurs dans l'informatique telle que la rencontrent les usagers et, en particulier, les élèves : algorithmique et traitements automatisés ; interaction continue avec des machines ; participation à des activités sociales avec des agents humains et non humains via les réseaux. Il met notamment l'accent sur le rôle central du traitement d'écritures : une écriture numérique autonome par rapport à un support matériel, une écriture informatique « performative » (typique de la programmation), une écriture électronique « quasi ubiquitaire ». Il argumente pour l'acquisition d'une technicité informatique dès le primaire, avec pour enjeu :
« [d'aller] bien au-delà d'activités d'écriture de programmes (''coder'') dans l'objectif de commencer à maîtriser une technologie de travail : développer également des capacités d'action sur le monde et de compréhension de ce monde, des valeurs autour du travail individuel et collectif. » (Bruillard, 2016)
Pour ma part, en tentant d'articuler les références fondant les enseignements scolaires relatifs au numérique, j'aboutis à une structuration voisine en trois ensembles ayant une intersection commune non vide.
La science du traitement de l'information proprement dite, qui a deux compartiments. Le premier, dans l'enseignement primaire et au collège, vise plutôt à développer une « pensée informatique » limitée au « codage », constituant une sorte de propédeutique pour la science informatique. Puis, au lycée, l'accent porte plutôt sur l'acquisition de concepts informatiques ;
ce qui relève d'une culture technique (dont personne ne conteste sérieusement l'utilité), et qui a été pris en compte dès les années 1990 en France par les enseignements de technologie en collège (Baron et Bruillard, 2011) ;
ce qui s'ancre dans les sciences de l'information, de la communication et de la documentation, prenant également en compte ce qui relève des enjeux éthiques et des réseaux sociaux. La figure suivante vise à modéliser schématiquement cette situation. Elle tente d'illustrer la diversité des références. La division horizontale en deux niveaux d'étude est indicative.
Figure 1 : Références relatives aux différents aspects de l'éducation au numérique.
Les programmes d'études actuels, en France, s'inscrivent dans ces pôles en privilégiant généralement l'un ou l'autre aspect. On perçoit une certaine volonté des autorités éducatives de former des citoyens qui soient non seulement des consommateurs éclairés des technologies, mais aussi des acteurs responsables et des producteurs de solutions à des problèmes pratiques et la focalisation actuelle porte sur le « codage ». La question de la « culture numérique » reste posée avec force, en tension entre ce qui relève de différentes littératies : informatique, informationnelle et technologique (Drot-Delange, 2014). Comment pourrait-elle être prise en compte de manière cohérente tout au long du curriculum ?
La réponse n'est assurément pas écrite. Elle dépendra de décisions politiques et de rapports de force que la recherche ne peut qu'informer. Il lui revient cependant de continuer à étudier le développement et les effets des différents enseignements mis en place autour du numérique, d'analyser des contradictions, de suggérer des possibilités.
Georges-Louis Baron
Publié le vendredi 16 février 2018 sur Adjectif.net.
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Références
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NOTE
[1] Pour les informaticiens, l'information fait référence au support des connaissances et des communications indépendamment de leur sens.
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