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Anatoly Karpov et la pédagogie

Rencontre et échange avec le champion du monde
sur les échecs et leurs relations avec la pédagogie,
l'informatique, Internet

Jean-Pierre Archambault
 

Pas seulement les bons élèves

   Contrairement à une idée reçue, commence par nous dire Anatoly Karpov, ce noble jeu de l'esprit ne concerne pas que les bons élèves. « Avec l'Unicef, je participe à la direction d'un programme pour les écoles. En 1980, à l'initiative de l'ancien maire de New York, deux écoles de Harlem ont érigé les échecs en discipline scolaire. En six ans les résultats furent spectaculaires. Les élèves progressèrent dans le jeu jusqu'à remporter le championnat inter-écoles des États et, changement radical, ils devinrent nettement meilleurs dans toutes les matières enseignées. » Ce cas n'est pas isolé. Les dirigeants du CSD Clichy Échecs parmi d'autres peuvent en témoigner [1].

   « Dans l'URSS des années vingt, des bandes de gamins orphelins sillonnaient le pays et leur scolarisation n'était pas une mince affaire ; les échecs ont joué un rôle. » Souvent, des jeunes déstructurés, agités, violents ne connaissent que la loi de la rue. Or, les échecs imposent des règles strictes. Ils séduisent le bagarreur qui y retrouve un affrontement et un combat permanents. « Quand une partie se précipite, il faut arriver à survivre, saisir la plus petite chance de parvenir à quelque chose. » Les échecs supposent des choix que l'on se doit d'assumer, une bonne école de la vie somme toute. Pour peu qu'il obtienne des résultats, l'enfant prend confiance en lui, le regard des adultes change, de par le prestige du jeu et la fascination qu'il exerce.

   Ainsi les échecs « figurent-ils dans les programmes scolaires en Espagne, en Suède, en Russie bien sûr, dans des états des USA, et dans deux écoles de Montréal, en tant que discipline obligatoire à raison de deux leçons par semaine ». En France, on assiste à la multiplication d'initiatives locales en ce sens (Clichy-la-Garenne, Cannes, Lyon...). Les échecs viennent d'être reconnus comme sport par le CIO. S'ils deviennent discipline olympique, leur intégration dans l'école s'en trouvera d'autant facilitée.

   Les échecs sont un sport. « Si l'on prend du plaisir à gagner, c'est toujours à condition d'avoir créé un nouveau concept, et non lorsque la décision s'est faite sur faute de l'adversaire ». Les échecs appartiennent aux domaines de l'abstraction, de la tactique et de la stratégie. Mais, avec conviction, Anatoly Karpov nous dit « qu'ils ont aussi une dimension esthétique. Si l'on analyse des parties jouées lors des siècles passés, contrairement aux matchs de football des années cinquante tombés dans l'oubli, c'est parce qu'elles ont conservé intacte toute leur beauté abstraite ». De riches vertus éducatives en effet.

De l'intelligence, des savoirs et de la socialisation

   Les apports cognitifs des échecs sont bien connus, de l'apprentissage de la logique au développement de l'esprit d'analyse et de synthèse ou de la mémoire, en passant par l'aide à la structuration de l'espace et à la reconnaissance des formes. Et par l'organisation du temps. Pour Anatoly Karpov, « si Garry Kasparov s'est incliné dans sa confrontation avec Deep Blue en 1997, alors qu'il avait remporté la rencontre précédente, c'est parce qu'il a mal géré son temps ». Les règles instaurées pour cet affrontement singulier, entre l'homme et la machine, prévoyaient l'accès à des banques de données. En début de partie, Kasparov les a consultées un peu trop longuement. Il s'est ainsi retrouvé en fin de partie avec un capital temps de cinq minutes contre vingt-cinq à l'ordinateur. Or, « dans les moments critiques la décision exige plus de temps. Dans les fins de rencontre, la machine excelle sur le plan tactique car elle voit tout. Seul face à la banque de données, Kasparov a succombé ».

   L'activité intellectuelle et les apprentissages ne se réduisent pas à des aspects logico-formels. II y a les savoir-faire et les savoir-être dans des domaines moins faciles à évaluer. II y a aussi tout ce qui s'apprend en situation réelle, dans la vie, et avec lesquelles l'école est moins à l'aise : rester maître de soi, exercer son jugement, vouloir progresser, se dépasser, quelque part se vaincre soi-même, savoir prendre des décisions... « Face à l'adversaire, vous êtes seul, complètement responsable et maître de vos décisions. Vos entraîneurs vous ont peut-être mal préparé mais vous avez accepté leurs conseils, et ils ne sont pas sous les projecteurs. C'est vous-même qui gagnez ou perdez ! »

   Chacun le sait bien, le plein exercice de son intelligence suppose de bien se concentrer, de maintenir son attention, de pouvoir fournir des efforts brefs ou prolongés, tout simplement d'être en forme. Une anecdote, rapportée avec une évidente malice dans le regard du champion : « En 1964 se déroulaient dans la même période les Jeux Olympiques à Tokyo et les Olympiades des échecs à TelAviv. Les athlètes et les joueurs d'échecs soviétiques avaient été réunis pour leur préparation. Les tests médicaux effectués à cette occasion révélèrent que les joueurs d'échecs étaient en meilleure santé ! »

   On apprend aussi avec les autres, dans la coopération et la confrontation. Anatoly Karpov rappelle que, « dans ses travaux, Vigotsky souligne la dimension fondamentalement sociale de l'éducation ». Une partie d'échecs institue toujours une relation très forte avec le partenaire dont on doit prendre en compte la démarche et la réflexion afin de trouver les bonnes parades. « Indiscutablement le jeu apprend à comprendre ce qui va se passer quand on a fait, ou dit quelque chose. »

Et la machine ?

   Dès ses débuts, l'informatique a entretenu des relations étroites avec les échecs. « Impressionnant dans sa maîtrise de l'art combinatoire », l'ordinateur constitue un compagnon d'entraînement de qualité. D'une rigueur implacable, il ignore les fautes d'inattention. Sa psychologie est singulière. II ne manifeste pas la moindre émotion. C'est redoutable en match, car on ne peut pas surprendre un moment de doute dans le regard. Lorsque l'homme était plus fort que la machine, on attachait moins d'importance aux conditions de jeu. Le joueur ne peut pas utiliser les banques de données pendant la partie comme l'ordinateur et il perd du temps à se souvenir. Soit l'on ne permet pas à l'ordinateur d'accéder aux banques de données, soit l'accès est le même pour l'homme et pour la machine. Anatoly Karpov est catégorique : « Dans la première variante, l'ordinateur n'a aucune chance, dans la deuxième on a un vrai match. Tactiquement, la domination de la machine est sans partage. Par contre, sur les plans de l'intuition et de la compréhension, nous sommes meilleurs ». II insiste sur le phénomène Internet « Environ 76 millions d'internautes ont suivi le match de Kasparov contre Deep Blue en 1997. L'année suivante ils furent près de 100 millions à le faire pour ma rencontre avec Anand, le champion indien. Avec Internet, nous jouons dans des stades immenses ! Internet et les cédéroms proposent des logiciels d'initiation, des logiciels d'entraînement, des bases de données d'ouvertures et de parties jouées. La Toile permet de multiplier les partenaires ».

   Comme dans tous les sports, la connaissance de l'adversaire est primordiale. Il est impératif d'étudier ses forces et ses faiblesses. Internet facilite considérablement l'accès aux parties déjà jouées dans les grandes compétitions comme les championnats du monde. Kasparov a dit un jour qu'il attendait surtout de l'informatique qu'elle lui permette d'étudier avant un match la carrière de son adversaire. Dans son livre Et le Fou devint Roi, il raconte que, devant rencontrer l'équipe nationale suisse, il visionne sur ordinateur une victoire éclatante remportée par son adversaire des prochains jours. Mais il se rend compte qu'il y avait une parade. Alors, dans le match, il offre l'occasion au joueur suisse, qui n'en croit pas ses yeux, de refaire les mêmes coups. Et le piège se referma...

   Sans quitter les ordinateurs, Anatoly Karpov revient sur l'École et les apprentissages, une préoccupation que l'on sent très forte chez lui : « Des parlementaires italiens étudient une proposition de loi visant à introduire le jeu d'échecs dans les programmes scolaires, car ils considèrent que c'est aussi une bonne façon d'utiliser les ordinateurs des écoles. Du ludo-éducatif de haut de gamme en quelque sorte ! ». Et l'observation du comportement du joueur d'échecs est riche d'enseignements sur la façon dont fonctionne le cerveau. Quand il ne dispose que d'une fraction de seconde pour réagir et qu'il fait ce qu'il faut, le grand maître n'applique pas des règles, « il ne réfléchit pas, dans une compréhension générale de la partie, il reconnaît une situation qui ressemble à une autre qu'il a déjà rencontrée ». Un joueur international distingue de l'ordre de cinquante mille types de position. Le génie ne va pas sans beaucoup de sueur et de labeur. La machine, elle, progresse à pas de géant dans la reconnaissance des formes, en liaison étroite avec le développement de l'intelligence artificielle.

Une situation multiforme

   Les échecs à l'école, cela passe aussi bien par une initiation pendant les heures de cours, des ateliers de cinq à six heures après la classe ou des tournois le mercredi. Et même lorsque les activités sont animées par des membres de clubs d'échecs locaux, elles restent sous la responsabilité pédagogique des enseignants, avec suivi et bilan réguliers. Elles donnent lieu à des partenariats contractualisés et sont souvent financées par les collectivités locales.

Jean-Pierre Archambault
CNDP, mai 2000

Parue dans Les Cahiers Pédagogiques n° 384, mai 2000, p. 54-55.
http://lamaisondesenseignants.com/download/document/AKarpov.pdf

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTE

[1] Créé il y a dix-huit ans, CS Clichy Échecs est partenaire de l'Éducation nationale dans un contrat éducatif local coordonné par la Ville de Clichy-la-Garenne. Il s'agit de l'animation d'ateliers « pour la réussite scolaire » qui ont lieu le soir après la classe. Patrick Rabineau, vice-président du club et directeur d'école primaire, est formel : « Nous sommes souvent surpris de constater à quel point le jeu fascine les enfants en difficulté scolaire, "le petit dur", mais aussi le timide qui, lui, peut oser. L'expression orale apparaît comme l'un des points forts de la discipline. Tout ou long de l'apprentissage, les jeunes s'interrogent et dialoguent avec l'animateur. Se développe progressivement une exigence de précision et de rigueur dans l'expression ». Le jeu impose l'analyse silencieuse. Il contribue à donner une image positive de soi-même et la confiance en ses possibilités... « Dans notre quartier, la participation aux championnats départementaux favorise la conscience d'appartenir à un groupe et d'agir solidairement pour ce groupe. » Et globalement, « les retombées scolaires sont bien réelles et cruciales pour de jeunes enfants ». Champion de France 1999 (pour la septième lois), finaliste de la Coupe d'Europe des clubs en 1996... le CS Clichy Échecs s'est forgé le meilleur palmarès national.

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