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Des manuels scolaires libres

Jean-Pierre Archambault
 

   Des manuels scolaires libres, papier et/ou numériques : il en existe depuis quelques années déjà. Les plus connus et emblématiques sont ceux de l'association Sésamath [1]. Dans le champ émergeant de la production pédagogique numérique libre, l'association Sésamath, pionnière en la matière dès le début des années 2000, est synonyme d'excellence. Elle compte une centaine de professeurs de mathématiques, de collège principalement. Plusieurs centaines de contributeurs proposent régulièrement des améliorations des logiciels développés et des documents pédagogiques les accompagnant, mis gratuitement et librement en ligne (licences de type Creative Commons). Sésamath ne soutient que des projets collaboratifs dont elle favorise et encourage les synergies. Elle fait des partenariats avec des éditeurs privés et publics (CRDP). Avec l'éditeur Génération 5, elle représente de l'ordre de 25 % du manuel de mathématiques en collège. Le modèle économique est simple : d'un côté donc des ressources accessibles gratuitement et librement en ligne, de l'autre l'édition de livrets, de manuels, de produits pour ordinateur et tablette à partir de ces ressources mises sur le web. La rémunération se fait donc avec des produits matériels dérivés. Classique et compatible avec le libre.

   On citera également, toujours sous licences de type Creative Commons, lelivrescolaire.fr [2]. Et chez Eyrolles, le manuel Informatique et sciences du numérique Spécialité ISN en Terminale S [3]. Au CRDP de Paris Introduction à la science informatique pour les enseignants de la discipline en lycée [4]. Ces manuels ont rencontré leur public.

   Ci-après, nous parlerons des manuels scolaires libres, du manuel scolaire papier, ne serait-ce que parce qu'il a encore un avenir, des ressources pédagogiques éditorialisées, numérisées ou non, des rapports entre droit d'auteur et pédagogie et du présent et de l'avenir de l'édition scolaire [5].

Le manuel scolaire, les ressources éditorialisées et les autres ressources pédagogiques

   Les ressources pédagogiques utilisées dans les cours ont toujours joué un rôle important dans l'enseignement, correspondant à des démarches et des conceptions d'apprentissage. On peut les classer en trois catégories. Il y a les ressources produites par les enseignants eux-mêmes, aujourd'hui dans le contexte radicalement nouveau issu de l'omniprésence de l'ordinateur et d'Internet, à des échelles dont les ordres de grandeur sont sensiblement différents de ceux de l'ère du pré-numérique. Il y a aussi les ressources que se procurent les enseignants. Éditées à des fins explicitement pédagogiques ou matériaux bruts non conçus initialement pour des usages scolaires, mais y trouvant naturellement leur place, comme une oeuvre musicale ou une reproduction de tableau. Leurs modèles économiques et leurs modalités de droit d'auteur sont distincts. Le manuel scolaire est une ressource éditorialisée parmi d'autres relevant d'un secteur économique avec une activité dont il doit vivre. Les ressources brutes, elles, appellent une « exception pédagogique ».

L'exception pédagogique

   L'exception pédagogique, c'est-à-dire l'exonération des droits d'auteurs sur les oeuvres utilisées dans le cadre des activités d'enseignement et de recherche, et des bibliothèques, concerne potentiellement des productions qui n'ont pas été réalisées à des fins éducatives. Les enseignants en utilisent, dans toutes les disciplines, mais particulièrement dans certaines d'entre d'elles comme l'histoire-géographie, les sciences économiques et sociales ou la musique : récitation d'un poème, lecture à haute voix d'un ouvrage, consultation d'un site Web... Ces utilisations en classe ne sont pas assimilables à l'usage privé. Elles sont soumises au monopole de l'auteur dans le cadre du principe de respect absolu de la propriété intellectuelle. Cela peut devenir mission impossible, tellement la contrainte et la complexité des droits se font fortes. Ainsi pour les photographies : droits du photographe, de l'agence, droit à l'image des personnes qui apparaissent sur la photo ou droit des propriétaires dont on aperçoit les bâtiments... Difficile d'imaginer les enseignants n'exerçant leur métier qu'avec le concours de leur avocat !

   L'arrivée de l'informatique a fait entrer le monde de l'édition scolaire, pas que lui, dans une période de turbulences. Nous y reviendrons. Des illustrations des tensions provoquées avec de « surprenantes » entraves à l'activité pédagogique. Yves Hulot, professeur d'éducation musicale à l'IUFM de Versailles (Cergy-Pontoise), en pointait quelques-unes [6]. La combinaison d'une résolution limitée à 400×400 pixels et d'une définition de 72 dpi de la représentation numérique d'une oeuvre avec une utilisation portant sur l'oeuvre intégrale empêche le recours à des photos de détails des oeuvres. Par exemple : « Le tableau Les noces de Cana de Véronèse comporte une intéressante viola da braccio au premier plan. Avec une telle limite de résolution sur cet immense tableau, il est impossible de projeter et de zoomer convenablement sur ce détail. Qui peut croire justifiées de telles limitations ? » La durée des extraits d'une oeuvre musicale crée également des obstacles de nature pédagogique. « Si je travaille en classe de troisième sur la compagnie des Ballets russes, il me semble évident que pour apprécier l'importance de la révolution qu'elle apporta, une analyse d'au moins deux ballets s'impose, en l'occurrence L'après-midi d'un faune et Le sacre du Printemps, ce qui permet d'aborder deux musiciens capitaux, Debussy et Stravinsky. Le premier dure environ dix minutes, le second environ trente. Habitués que sont nos élèves à côtoyer majoritairement le genre chanson, il me semble utile de les confronter à d'autres durées et d'autres langages musicaux ou chorégraphiques. Mais je crains qu'à trop limiter l'activité pédagogique des enseignants on finisse par empêcher ceux qu'ils éduquent de réellement avoir les clés d'accès à la culture ! »

   Les licences Creative Commons contribuent, en tout cas sont un puissant levier, à développer un domaine public élargi de la connaissance. Et la GNU GPL et le CeCILL qui permettent aux élèves et aux enseignants de retrouver, dans la légalité, leurs environnements de travail sans frais supplémentaires, ce qui est un facteur d'égalité et de démocratisation. Mais la question de l'exception pédagogique dans sa globalité, une vraie question, reste posée avec une acuité accrue de par le numérique : quelque part, le copyright est antinomique avec la logique et la puissance d'Internet.

   L'activité d'enseignement est désintéressée et toute la société en bénéficie. L'éducation n'est pas un coût mais le plus nécessaire (et le plus noble) des investissements. L'exception pédagogique a donc une forte légitimité sociétale.

Des résistances

   Si les modèles de Sésamath et des autres ouvrages libres éditorialisés fonctionnent bien, ils n'en sont pour autant pas devenus la norme. Depuis la signature de l'accord-cadre par le MEN et l'AFUL en octobre 1998, le logiciel libre a fait sa place dans le système éducatif, devenant au fil des ans une composante à part entière de l'informatique scolaire. Ce ne fut cependant pas un long fleuve tranquille. Mais le cheminement est plus lent pour les ressources pédagogiques éditorialisées, en premier lieu les manuels scolaires. Il faut dire que les enjeux économiques et financiers sont très forts avec le public (captif) des 12 millions d'élèves. Il y a des résistances, il y a toujours des résistances au changement [7].

   Pourtant, les choses doivent nécessairement évoluer. Le monde de la production matérielle et celui de la production immatérielle, leurs réponses en termes de propriété intellectuelle (brevets, droit d'auteur...) ne sauraient se confondre. D'où des turbulences qui ne concernent pas que le manuel scolaire.

L'économie de l'information et des biens immatériels

   L'économie de l'information, qui s'est longtemps limitée à une économie de ses moyens de diffusion, c'est-à-dire à une économie des médias. Elle ne peut désormais plus se confondre avec l'économie du support, puisque les biens informationnels ne sont plus liés rigidement à un support donné. L'essentiel des dépenses était constitué par les coûts de production, de reproduction matérielle et de distribution dans les divers circuits de vente. Aujourd'hui, les techniques de traitement de l'information, la numérisation et la mise en réseau des ordinateurs réduisent les coûts de duplication et de diffusion jusqu'à les rendre à peu près nuls. Dans ces conditions, la valeur économique de l'information ne peut plus se construire à partir de l'économie des supports physiques servant à la distribution, mais à partir de services permettant son appropriation, sauf s'il y a des produits dérivés, comme un manuel papier. L'éditeur est placé dans une situation, pour les biens numérisés, où les coûts fixes de production, dépensés avant la première commercialisation, sont importants, et les coûts marginaux pour produire et diffuser un exemplaire supplémentaire négligeables.

   Il faut dissocier le texte du support. Un livre classique est composé de deux choses : un texte et un support. Le texte est une suite de symboles et d'illustrations qui peuvent exister sur différents supports. Le support papier est un ensemble de feuilles reliées et couvertes d'encre. De l'invention de l'écriture à celle de l'ordinateur, le texte et son support étaient indissociables, ce qui nous a donné la mauvaise habitude d'utiliser le mot « livre » pour désigner l'un et l'autre. Mais texte et support sont des objets effectivement très différents du point de vue économique. Le support est un bien rival : chaque exemplaire supplémentaire coûte. Le texte, en revanche, est non rival. Une fois écrit, il peut être dupliqué à l'infini à un coût quasi nul ; il n'y a donc aucun obstacle à laisser tout le monde en profiter gratuitement. La vente à l'exemplaire de bien non rivaux est absurde : les consommateurs n'ont aucun intérêt à payer chaque exemplaire, les créateurs n'ont aucun intérêt à priver ceux qui n'ont pas les moyens ou l'envie de payer leurs créations. C'est pour cela que les créateurs de biens non rivaux réfléchissent à d'autres moyens de financer leur création : se faire payer une fois et laisser le fruit du travail en libre accès à tous. Si la licence globale pour la musique – payer une redevance de 100 € par an pour pouvoir accéder à toute la musique au lieu d'acheter 20 € chaque CD – peine à se mettre en place, essentiellement parce qu'elle contrarie les intérêt d'un tout petit nombre de musiciens très populaires et de leurs maisons de disques, il nous semble que, dans les cas des manuels scolaires, déjà payés par l'impôt, ne pas mettre en place une telle licence globale et continuer à payer le texte à l'exemplaire (le texte et non le support papier répétons-le) est une mauvaise utilisation de l'argent public. La question du modèle économique de l'exemplaire papier est posée [8].

   Et, d'une manière générale, de nouvelles sources de valeur sont en train d'apparaître. Le modèle économique de mise en valeur de l'information déplace son centre de gravité des vecteurs physiques vers des services annexes ou joints dont elle induit la consommation ou qui permettent sa consommation dans de bonnes conditions (services d'adaptation d'un logiciel au contexte d'une entreprise, de facilitation de l'accès à des ressources numérisées, commerce induit sur des produits dérivés, etc.). On retrouve la logique du libre, à savoir la rémunération par le service [9].

La gratuité ne doit pas brouiller le débat

   En effet, elle n'est pas le problème. Les produits du travail humain ont un coût, le problème étant de savoir qui paye, quoi et comment. La production d'un logiciel, qu'il soit propriétaire ou libre, nécessite une activité humaine. Elle peut s'inscrire dans un cadre de loisir personnel ou associatif, écrire un programme étant un hobby comme il en existe tant. Elle n'appelle alors pas une rémunération, la motivation des hackers (développeurs de logiciels dans des communautés) pouvant résider dans la quête d'une reconnaissance par les pairs. En revanche, si la réalisation se place dans un contexte professionnel, elle est un travail qui, toute peine méritant salaire, signifie nécessairement rémunération. Le logiciel ainsi produit ne saurait être gratuit, car il lui correspond des coûts. Et l'on sait, répétons-le, que dans l'économie des biens immatériels, contrairement à l'économie des biens matériels, les coûts fixes sont importants tandis que les coûts marginaux (coûts de production et diffusion d'un exemplaire supplémentaire) sont peu élevés. Dupliquer un cédérom de plus ou fabriquer un deuxième avion, ce n'est pas la même chose. Télécharger un fichier ne coûte rien ou presque (sauf l'accès au réseau).

   Mais, même quand un logiciel n'est pas gratuit, il le devient lorsqu'il a été payé ! Enfin, quand il est sous licence libre. Qu'est-ce à dire ? Prenons le cas d'un client qui commande la réalisation d'un logiciel à une société et la lui paye intégralement, dans une relation de sous-traitance. Un travail a été fait et il est rémunéré. Si, en plus, le client a conservé ses droits de propriété sur le logiciel et décide de le mettre à disposition des autres sous une licence libre, le dit-logiciel est alors librement et gratuitement accessible pour tout un chacun. Exit les licences par poste de travail. Bien commun, un logiciel libre est à la disposition de tous. À charge de revanche, mais c'est l'intérêt bien compris des uns et des autres de procéder ainsi, même s'il est vrai qu'il n'est pas toujours évident d'enclencher pareil cycle vertueux...

Le manuel scolaire

   La problématique du manuel scolaire s'inscrit donc dans un contexte nouveau fait des turbulences dans lesquelles l'informatique et le numérique ont précipité le monde de l'édition en général, scolaire en particulier.

   Le manuel des élèves est la figure centrale, l'« enfant chéri » du modèle français de l'édition scolaire, essentiellement privée. Ce modèle a acquis ses lettres de noblesse et fait ses preuves depuis deux siècles. L'histoire de l'édition scolaire en France est l'histoire des relations entre trois acteurs majeurs, l'État, les éditeurs et les auteurs – des enseignants et des inspecteurs – et de leurs rapports de force mouvants, dans lesquels il arrive que la technique intervienne. Ainsi, à partir de 1811, un auteur ne peut plus soumettre directement à l'État un manuscrit sous prétexte, parmi d'autres raisons, que son examen est long et difficile. Une proposition de manuel doit être obligatoirement communiquée sous forme d'imprimé. L'éditeur devient, de fait, incontournable.

   Depuis les années 70, les manuels scolaires se sont profondément transformés [10]. La conséquence en sera qu'ils vivront l'arrivée du numérique dans une situation de fragilité. Quelques rappels, indispensables car ils permettent de concevoir la place du livre papier dans le nouveau contexte issu du numérique.

Les évolutions du manuel scolaire

   Quelles évolutions ? L'iconographie occupe jusqu'à 50 % de la surface de par les progrès techniques, la quadrichromie. La structure linéaire est abandonnée. L'ouvrage permet des lectures plurielles et des usages multiples, qui préfigurent ceux de l'hypermédia. C'est à l'enseignant de définir un itinéraire parmi des éléments disjoints regroupés en rubriques (activités préparatoires, dossiers, iconographies, exercices) plutôt qu'en chapitres. La structure récurrente de double page accueille des éléments éclatés. Il n'y a plus de cours en tant que tel, avec des exceptions en langues vivantes (des méthodes), en mathématiques (des démonstrations) et en sciences expérimentales (des expérimentations). On a tendance à se perdre malgré des règles précises (couleurs, plages fonctionnelles), et il faut un mode d'emploi. Le livre devient davantage un outil parmi d'autres à la disposition de l'enseignant qu'un ouvrage de référence pour l'élève. Le résultat combiné de cette complexité croissante des manuels, de la concurrence des méthodes actives, de l'arrivée de nouveaux publics scolaires et de l'hétérogénéité des élèves et des classes qui s'en suit et de la souplesse de la photocopie est sans appel : on constate depuis les années 80 une tendance à la perte de vitesse de l'utilisation du manuel traditionnel, même si l'attachement symbolique demeure. L'enfant chéri de l'édition scolaire connaît une forme de crise... Le numérique arrive dans ce contexte. Rude concurrent ! En effet, le manuel scolaire, ce livre d'une centaine de pages, qu'on ne lit plus d'une façon linéaire mais dans lequel on navigue avec des index et des renvois, ce livre ne saurait rivaliser avec Internet et le multimédia, leurs hyperliens, leurs millions de pages et leurs outils de recherche automatisée. Non seulement le livre papier n'est désormais plus « l'enfant unique » mais, de surcroît donc, il aborde « fragilisé » la nouvelle phase introduite par le numérique. Un partage des rôles se dessine. À chacun ses points forts : au livre papier les exposés de connaissances disciplinaires validées, l'écrit, la lecture (sur Internet on passe moins de temps à lire une page), la maniabilité, le temps de l'assimilation ; au numérique, l'accès facilité à une masse de documents grâce aux portails et aux moteurs de recherche, la simulation, les phénomènes dynamiques, les figures en géométrie...

Une autre rupture

   Le numérique transforme radicalement le paysage éditorial installé. Nous avons vu la dissociation du texte et du support et ses conséquences mais il y a aussi les relations entre les trois acteurs traditionnels. Certes, les enseignants ont toujours réalisé des documents à l'intention de leurs élèves, en préparant leurs cours. Jusqu'à l'arrivée de l'ordinateur et d'Internet, une élaboration collaborative avec des collègues et la visibilité des ressources produites ne pouvaient aller au-delà d'un cercle restreint et rapproché. Modifier un document écrit à la main était et demeure une opération lourde, qui plus est quand il circule et que chacun y met sa griffe. Dans les années 70 encore, les photocopieuses étaient rarissimes, les machines à alcool fastidieuses à utiliser.

   Des échanges sur une plus grande échelle supposaient de mettre en forme des notes manuscrites, et la machine à écrire manquait de souplesse, ne tolérant pas vraiment les fautes de frappe. Le manuel scolaire était alors la seule perspective pour une diffusion élargie, l'éditeur le passage obligé pour l'enseignant voulant se faire connaître et publier, et on lui accordait d'autant plus facilement des droits sur la fabrication des ouvrages que l'on ne pouvait pas le faire soi-même ! Mais, aujourd'hui, les conditions de la production des ressources pédagogiques, numériques pour une part en augmentation régulière, ont donc radicalement changé, du fait de la banalisation des outils informatiques de réalisation des contenus (du traitement de texte aux logiciels de publication) et d'Internet qui favorise à la fois les productions individuelles et le développement du travail collectif des enseignants, dans leur établissement ou disséminés sur un vaste territoire, à la manière des programmeurs qui écrivent des logiciels libres. La profusion des ressources éducatives que l'on peut consulter sur Internet est là pour en témoigner. Les sites personnels, associatifs, institutionnels se multiplient ainsi que les communautés d'enseignants auteurs-utilisateurs.

   Il y a une transférabilité de l'approche du libre, des logiciels à la réalisation des autres biens immatériels. Internet permet aux auteurs de toucher un vaste public potentiel qui peut aisément reproduire leurs documents, les utiliser, les modifier... Utilisant à plein les potentialités d'interaction du Web, les communautés d'enseignants auteurs-utilisateurs fonctionnent comme les communautés de développeurs de logiciels libres. Leurs membres ont une vision et une identité communes. Organisées pour fédérer les contributions volontaires, dans une espèce de synthèse de « la cathédrale et du bazar », ces communautés répondent à des besoins non ou mal couverts et doivent compter en leur sein suffisamment de professionnels ayant des compétences en informatique. Les maîtres mots de la division du travail y sont « déléguez » et « distribuez ». La démarche du libre investit le monde de la production pédagogique. En nombre, les enseignants auteurs-utilisateurs sont devenus un acteur autonome à part entière de la production de ressources pédagogiques et de l'édition scolaire. De nouveaux « rapports de force » se sont installés et ils sont eux aussi cause des turbulences qui agitent le secteur [11]. Cela étant, s'il doit redéfinir son rôle, l'éditeur n'en a pas moins des raisons de se montrer optimiste !

« Éditeurs, ayez confiance, le web est une formidable opportunité »

   Sur le blog du CNS (Canal numérique des savoirs), Laurent Catach (dictionnaires Le Robert) propose à ses collègues des voies de sortie des turbulences, leur demandant de se montrer optimistes : « Éditeurs, ayez confiance, le web est une formidable opportunité, comme sans doute il n'en arrive que tous les quelques siècles... ». Il s'emploie à les rassurer : « Il est en effet logique et inévitable que plus la quantité d'informations augmente plus on a besoin de la hiérarchiser, de la filtrer, de la commenter, de l'animer et de la fédérer. Comment par exemple feront les élèves pour se repérer et trouver une juste information dans les 15 millions de livres numérisés de Google ? ». Il voit « se profiler un véritable eldorado éditorial ! ». Il met les points sur les i : « Nous avons à notre disposition un matériau informationnel extraordinaire (toute la richesse du web) à mettre en forme et à mettre en scène. Et l'information et sa mise en scène, n'est-ce pas là très précisément notre métier ?... La question n'est donc pas de savoir si les éditeurs scolaires ont un rôle à jouer sur le web : c'est une évidence. Et c'est même leur responsabilité vis-à-vis des jeunes générations de ne pas laisser les élèves se débrouiller tous seuls avec Internet. La seule et unique question est de savoir comment ils seront rémunérés. » [12].

Une redéfinition du rôle de l'éditeur

   N'étant plus le passage obligé pour qui veut publier, l'éditeur peut s'appuyer, dans la redéfinition partielle de son rôle, sur ses fonctions traditionnelles de sélection, de co-auteur (mise en forme de documents notamment multimédia), de regroupement dans des collections, de facilitation de l'accès (thématique par exemple) à la pléthore de documents disponibles pour les enseignants qui n'ont pas nécessairement le temps nécessaire à leur recherche... qui subsistent. Il doit partager avec les enseignants la « certification de la qualité », coopérer avec eux autour de la fonction de prescription qui reste fondamentale pour un bien d'expérience dont l'utilisateur ne peut savoir a priori s'il lui convient ou non, indépendamment du fait qu'il est coûteux de rechercher une information, surtout lorsque l'on ne sait pas précisément ce que l'on cherche. Il partagera la prescription avec les forums de discussion, les critiques des enseignants, les leaders d'opinion. L'éditeur peut favoriser la constitution d'espaces publics de production, de plates-formes inter-opérables à base de standards ouverts [13]. Rémunération par le service aussi pour les manuels scolaires papier.

Une édition de produits libres

   Le cercle vertueux évoqué ci-avant vaut pour les manuels papier (dont le texte est libre) et pour les ressources pédagogiques numérisées, livres électroniques compris. On peut penser qu'il s'agit d'une tendance profonde sur le long terme : l'expérience montre que l'on ne peut pas s'opposer sur la durée à la logique intrinsèque d'un outil. Or nous avons vu que le numérique et l'informatique permettent la reproduction et la diffusion à tous à coûts (marginaux) quasi nuls, et que, quelque part, le copyright est antinomique avec la logique et la puissance d'Internet. « Drôle d'idée » que de vouloir verrouiller un outil pareil de diffusion de la connaissance. Vaine également...

   On assiste cependant à une offensive du « propriétaire », qui n'a jamais abdiqué, avec les tablettes et les livres électroniques : interdiction de télécharger un logiciel de son choix mais produit par un concurrent, difficulté voire impossibilité de transférer un fichier à un collègue, des verrous partout, non-interopérabilité et incompatibilité érigées en « valeurs suprêmes », standards ouverts inconnus au bataillon... On a déjà eu ça avec les tableaux numériques interactifs, un enseignant ne pouvant pas réutiliser ses réalisations s'il change d'école et si le TNI n'est pas le même. Comment espérer le développement d'un marché de masse dans ces conditions ? Et dire que certains se plaignent de l'isolement de l'enseignant dans sa classe. On ne peut pas dire que la coopération et la mutualisation soient facilitées avec ces contextes informatiques verrouillés !

Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTES

[1] http://www.sesamath.net/
http://manuel.sesamath.net/?ticket=53595581bd8e8e277c17f579241ca2a580ffe7508933b

[2] http://lelivrescolaire.fr/
http://lelivrescolaire.fr/cgu

[3] Gilles Dowek, Jean-Pierre Archambault, Emmanuel Baccelli, Hugues Bersini, Claudio Cimelli, Albert Cohen, Christine Eisenbeis, Guillaume Le Blanc, Thierry Viéville et Benjamin Wack. Préface de Gérard Berry), édition spéciale Python, août 2013, Eyrolles, collection Noire, 342 pages.
http://www.editions-eyrolles.com/Livre/9782212136760/informatique-et-sciences-du-numerique-edition-speciale-python

[4] Manuel collectif, sous la direction de Gilles Dowek, préface de Gérard Berry, édité par le CRDP de Paris, juillet 2011, 369 pages.
http://crdp.ac-paris.fr/Introduction-a-la-science,27388
http://science-info-lycee.fr/actualites/incourtournable-a-lire/

[5] Ce texte correspond à une intervention lors de la journée organisée le 3 juin 2014 par le consortium couperin.org « Livre électronique et open access »
http://jle-couperin.sciencesconf.org/
http://jle-couperin.sciencesconf.org/resource/page/id/1

[6] http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0904b.htm
http://www.temps-reels.net/blogs/education/index.php/2006/01/24/1-first-post.

[7] Déjà, Confucius mettait en garde : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui voulaient faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire et l'immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire. »

[8] Rue89 (Gilles Dowek et Jean-Pierre Archambault, 30 novembre 2012) « Pourquoi pas une licence globale pour les manuels scolaires ? »
http://www.rue89.com/rue89-culture/2012/11/30/pourquoi-pas-une-licence-globale-pour-les-manuels-scolaires-237472
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1301c.htm

[9] Et rappelons que dans les années 80, le Minitel, terminal qui avait un coût non négligeable de l'ordre de 5000 F (800 €), était fourni gratuitement par la Direction Générale des Télécommunications. Et il a engendré une économie de services télématiques florissante et beaucoup de communications.

[10] Alain Choppin (INRP), Les manuels scolaires : histoire et actualité, Hachette 1992. « L'édition scolaire au temps du numérique », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 41 :
http://www.ac-creteil.fr/medialog/ARCHIVE41/ednumeriq41.pdf,
http://crdp.ac-paris.fr/spip.php?article884.

[11]  « Les turbulences de l'édition scolaire », Jean-Pierre Archambault, colloque SIF « Les institutions éducatives face au numérique », organisé par la Maison des Sciences de l'Homme de Paris-Nord, Paris les 12 et 13 décembre 2005 :
http://lamaisondesenseignants.com/download/document/sifArchambault.pdf.

[12] Numérique, droit d'auteur et pédagogie, Jean-Pierre Archambault, Terminal n° 102, Automne-Hiver 2008-2009, édition l'Harmattan, p. 143-155.
EpiNet n° 114, avril 2009 (note 2)
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0904b.htm

[13] « Un spectre hante le monde de l'édition », Médialog n° 63 de septembre 2007, p. 42-45.
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE63/jpa63.pdf

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Juin 2014

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