Hommage à Jacques Arsac
1929-2014
Par Jean-Michel Bérard
Jean-Michel Bérard a rendu hommage à Jacques Arsac sur son blog personnel. Il tient à préciser que son texte n'engage strictement que lui. Et qu'écrit pour un blog grand public, il a été amené à expliquer ce qu'est une boucle itérative. Ce qui n'est pas nécessaire pour les lecteurs d'EpiNet.
Jacques Arsac est décédé.
J'ai beaucoup appris de lui, je lui rends un hommage profond. Il a marqué ma façon de raisonner, et a je pense marqué de même beaucoup d'autres personnes.
Correspondant de l'académie des sciences, Jacques Arsac était professeur émérite d'informatique à Paris VI Pierre et Marie Curie. Il a été l'un des intellectuels qui ont contribué à la naissance et au développement de la science informatique. Ainsi, il a apporté des contributions fondamentales à l'usage de l'informatique en radio-astronomie.
Il a joué un rôle tout à fait éminent dans la réflexion sur la place de l'enseignement de l'informatique dans la formation des élèves du second degré et a été en particulier le moteur, la cheville ouvrière de la création, dans les années 1980, d'une option informatique dans les classes de seconde première et terminale des sections scientifiques des lycées. Cette option avait la double caractéristique d'introduire un enseignement rigoureux et formateur de la science informatique dans le système éducatif et de proposer un enseignement qui prenne aussi en compte les aspects citoyens et les conséquences sociétales des développements du numérique : loi sur l'informatique, les fichiers et les libertés, etc.
À l'époque, après avoir créé l'option, puis supprimé, puis créé à nouveau, les décideurs ont finalement considéré que cette option n'avait pas vraiment sa place dans une conception d'ensemble du système éducatif : trop sélective, concernant peu les filles. Elle a été supprimée.
Les débats sur la place de l'enseignement de l'informatique dans le système éducatif français et sa généralisation sont toujours en cours. En 2014, faut-il enseigner l'informatique à tous les élèves ? Retard ahurissant de la France à prendre une décision cruciale affirment certains, décision qui ne peut être prise indépendamment d'une réflexion d'ensemble sur les objectifs du système éducatif pensent d'autres, dont je fais partie. Un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » a été créé en Terminale S à la rentrée 2012.
Au delà des débats sur la place de la formation à l'informatique à l'école, il me semble que les apports déterminants, intellectuellement fascinants et peut-être actuellement inégalés de Arsac ont surtout porté sur la didactique de l'informatique.
Dans la tradition du lycée napoléonien et de la société des agrégés, une excellente maîtrise d'une discipline est une condition nécessaire et suffisante pour l'enseigner. Les luttes à couteaux tirés opposent de façon caricaturale lors de chaque réforme du système éducatif les « républicains » (pour enseigner les maths à Paul il faut connaître les maths) et les « pédagogistes » (pour enseigner les maths à Paul il faut connaître Paul) Ce n'est que très difficilement, très lentement, dans les années 1970 qu'émergent des travaux universitaires de didactique (non, pas des travaux de sciences de l'éducation mais bien des travaux de didactique) et que des conséquences de ces travaux apparaissent dans la rédaction des programmes. Pour enseigner une discipline il faut aussi se préoccuper de savoir comment l'enseignement va être compris par les élèves, à quelles représentations déjà présentes dans leur esprit l'enseignement va se heurter. Il faut pour cela un travail intellectuel considérable de vulgarisation, qui tienne compte du fait qu'il ne suffit pas d'énoncer une connaissance pour que les élèves puissent se l'approprier, la « faire fonctionner ». Il faut pour cela un travail considérable de grands chercheurs (en physique, Gamow autrefois, Étienne Klein de nos jours), d'institutions fécondes (les IREM en maths), d'équipes d'enseignants (laboratoires de didactique et enseignants de terrain, éventuellement mouvements pédagogiques).
Construction d'une boucle itérative
Arsac avait su faire ce travail. Je ne prendrai qu'un exemple : la construction d'une boucle itérative, élément-clé de nombreux algorithmes informatiques. D'accord, la plupart de vous ne savent pas ce que c'est. C'est pourtant une méthode très générale et puissante de résolution de problème.
Comment vous dire ? On se place dans la situation du problème à résoudre. Si c'est fini, le problème est résolu. Si ce n'est pas fini on avance d'un pas et on se demande à nouveau si c'est fini. Jusqu'à ce qu'on arrive au bout. Dit comme cela, cela a l'air un peu bébête, et pourtant c'est d'une puissance incroyable. La difficulté est que si je vous donne un exemple dans cette courte lettre [alerte]* l'exemple va forcément être très simple, et vous allez rester sur l'idée que c'est un peu bébête. Allez je me risque. J'ai 40 objets numérotés de 1 à 40, je veux connaître le poids du plus lourd. J'en suis déjà arrivé à l'objet n° 28, j'ai noté sur un papier le poids de l'objet le plus lourd que j'ai trouvé jusqu'à maintenant, disons 63 kg. Est-ce que j'ai fini ? Non, j'en suis seulement à l'objet n° 28. J'avance d'un cran, je pèse l'objet n° 29. Il pèse 67 kg. Est-il plus lourd que 63 kg ? Oui. C'est donc lui qui devient le plus lourd, au lieu de 63 j'écris 67 sur le papier. Est-ce que j'ai fini ? Non j'en suis seulement au n° 29. J'avance d'un cran et je pèse l'objet n° 30. Il pèse 54 kg. Est-il plus lourd que 67 kg ? Non. Je laisse écrit 67 kg sur le papier. Est-ce que c'est fini ? Non, j'en suis seulement au n° 30. Je continue. À la fin, lorsque j'en serai au 40, le poids de l'objet le plus lourd sera écrit sur le papier. J'aurai résolu mon problème. Une seule question : comment commencer ? Au début je n'ai pesé aucun objet. J'écris donc 0 sur le papier, c'est le poids de l'objet le plus lourd. Et puis j'y vais, je commence, je pèse l'objet n° 1...
Disons seulement que, à l'université, en licence d'informatique, la construction d'une telle boucle s'exprime dans un formalisme mathématique tout à fait accessible à des étudiants, mais difficilement transmissible au grand public. Arsac a su, sur ce point pris comme exemple, trouver une façon d'exprimer les choses qui soit à la fois d'une rigueur scientifique totale et qui soit largement accessible. La méthode qu'il propose ainsi est féconde, même en dehors du strict champ de l'algorithmique.
Je suis désolé de ne pouvoir vous faire partager davantage mon plaisir. J'ai déjà entraîné certains de vous à construire une boucle par la méthode Arsac. C'est un grand moment de jubilation intellectuelle, (du moins pour moi... Pour ceux à qui j'ai tenté de faire partager cela, je ne sais pas...) mais le format de La lettre [alerte]* est trop court pour que je puisse m'y risquer ici. Qui plus est, je suppose que ce que je dis entraîne chez beaucoup de vous un mouvement de recul spontané. Autant ce que l'on appelle la culture générale considère comme « normal » et de bon ton de s'intéresser au jeu d'échec, autant prendre plaisir à construire une boucle itérative relève de la perversion... Et pourtant, quelle jubilation intellectuelle.
Je ne sais si l'on trouve encore l'ouvrage Premières leçons de programmation, Arsac, Cedic, 1980. Cet ouvrage était destiné aux professeurs et aux élèves de l'option informatique des lycées dans les années 80. La « méthode Arsac » y est appliquée à la construction de nombreux algorithmes, et chacun est un petit joyau intellectuel. En plus, cela sert vraiment à écrire des programmes, et même, si l'on y prend goût, à transposer ces méthodes d'analyse dans la vie courante, en dehors de l'informatique. Cherchez ce livre, empruntez-le à vos amis... J'ai regardé, quelques exemplaires sont disponibles sur les sites de vente en ligne ce 22 janvier 2014.
J'ai suivi avec passion les cours que Arsac dispensait pour former les professeurs de l'option informatique. Il a été mon maître sur de nombreux points. Parmi tous les éléments de son travail, je voudrais donc tout particulièrement rendre hommage à la place qu'il accordait à la transposition didactique de la discipline dans l'enseignement et à la formation des enseignants.
Jean-Michel Bérard
IGEN Honoraire, ancien membre du comité de suivi de l'option informatique,
ancien coresponsable de la cellule TIC des inspections générales.
* Publié dans La lettre [alerte] du 24 janvier 2014 :
http://alerte.entre-soi.info/post/2014/01/24/[alerte]-JM-Berard-24-janvier-2014
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Voir également : http://www.epi.asso.fr/revue/lu/l1402j.htm
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