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Une priorité :
un enseignement de la science et technique
informatique pour tous les élèves

Conseil National du Numérique
« Vendredi contributif » du 17 mai 2013 sur l'inclusion numérique.

Jean-Pierre Archambault
 

Question 1. Quels seraient les destinataires et quels seraient les objectifs absolument prioritaires (1 ou 2 objectifs maximum) d'une politique publique d'« inclusion numérique » ?

   Les autorités de la République.

Une priorité : un enseignement de la science et technique informatique pour tous les élèves.

   L'enjeu est de ne pas « produire » à n'en plus finir des générations d'exclus du numérique. Cette priorité relève d'une approche selon laquelle usages du numérique et science et technique informatique, loin d'être sans rapport voire antagoniques, sont au contraire complémentaires et se renforcent mutuellement. Le rôle de l'École de la République est fondamental en matière de formation initiale, en particulier pour les publics défavorisés. Pour les générations qui ne sont plus à l'École, c'est une question de formation continue, à laquelle il arrive de se substituer à une formation initiale qui n'a pas eu lieu.

   Des premiers pas ont été faits : création à la rentrée 2012 de l'enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » (ISN), extension en Terminale ES et L à la rentrée 2014 sous forme d'une option, enseignement d'informatique à la rentrée 2013 pour les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques. Ils en appellent d'autres.

   Cette priorité correspond à un enjeu fort pour le pays.

Question 2. Pourquoi cette priorité ?

   Dans la société, de plus en plus d'activités et de réalisations reposent sur la numérisation de l'information. Or, au coeur du numérique, il y a la science informatique car elle est la science du traitement et de la représentation de l'information numérisée. Elle sous-tend le numérique comme la biologie sous-tend le vivant et les sciences physiques l'industrie de l'énergie.

   L'enjeu est triple : former l'homme, le travailleur et le citoyen, à savoir les missions traditionnelles de l'École [1]. En effet, il s'agit de donner à tous les élèves la culture générale scientifique et technique correspondant à notre époque où le numérique et l'informatique sont omniprésents : tout un chacun est concerné au quotidien par le numérique ; l'informatisation est la forme contemporaine de l'industrialisation et là aussi tout un chacun est concerné, pas seulement les informaticiens [2] ; on ne compte plus les débats de société que l'informatique suscite. À ces titres, elle est bien une composante de la culture générale. Or, la mission essentielle du système éducatif, de la maternelle au lycée, relève fondamentalement de la culture générale. Nous verrons ci-après comment l'École donne une culture générale à tous les élèves et, pour le numérique, quels sont les contenus scientifiques correspondant à cette culture.

   On peut simplement rappeler dans un premier temps que, lors des débats sur l'énergie, un citoyen sait de « quoi il retourne » car il peut se référer à ses cours de sciences physiques. Idem pour ceux sur les OGM avec ce qu'il a appris en SVT. Mais que signifie « code source » pour quelqu'un qui n'a jamais écrit la moindre ligne de programme ? « Neutralité du Net » pour celui qui n'a aucune représentation mentale d'un réseau informatique ? L'on se souvient que lors des votes sur la transposition de la directive européenne DADVSI et de la loi Hadopi, s'il fut abondamment question de copie privée, de propriété intellectuelle, de modèles économiques..., ce fut sur fond d'interopérabilité, de DRM, de code source, de logiciels en tant que tels. Dans un cas comme dans l'autre on n'a pu que constater un sérieux déficit global de culture informatique largement partagé. La question se pose bien de savoir quelles sont les représentations mentales opérationnelles, les connaissances scientifiques et techniques qui permettent à tout un chacun d'être en phase et en prise sur la société dans laquelle il vit [3].

Question 3. Ces priorités, ces signes de progrès ou de régression font-ils l'objet d'un consensus ou sont-ils discutés ? Dans le second cas, sur quels points les controverses portent-elles et qui opposent-elles ?

Une controverse ancienne

   Concernant la discipline scolaire informatique, dans un certain nombre de pays notamment européens, on constate sur la durée une émergence chaotique, avec des avancées et des reculs, un mouvement de balancier. Dans les années 80 et 90, il y avait en France dans les lycées une option informatique d'enseignement général qui donnait satisfaction. Ce qui n'a pas empêché qu'on la supprime, pour de mauvaises raisons, une première fois en 1992 (alors qu'elle était en voie de généralisation au début de la décennie 1990) et une seconde fois en 1998 après qu'elle eut été rétablie en 1995.

   Une controverse ancienne existe entre deux approches pédagogiques. Pour l'une, les apprentissages informatiques doivent se faire exclusivement à travers les usages de l'outil informatique dans les différentes matières scolaires existantes : pas de discipline informatique. Pour l'autre, l'informatique étant peu ou prou partout dans les disciplines enseignées, elle doit être quelque part en particulier, à un moment donné, sous la forme d'une discipline scolaire en tant que telle. Pour les uns, l'utilisation des TIC suffit. Pour les autres, l'utilisation d'un outil, matériel, logiciel, conceptuel, ne suffit pas pour le maîtriser [4].

L'échec prévisible du B2i

   Traduisant l'approche exclusive par les usages, le B2i a été mis en place au début des années 2000. Il a été rendu obligatoire en 2008 pour l'obtention du brevet des collèges. Il y aurait beaucoup à dire sur la tournure prise par les événements. On a assisté à des attributions massives et systématiques afin que les élèves ne soient pas recalés à l'examen. Le B2i s'est révélé être une machine administrative, donnant lieu à des « courses à la croix » sans réalités ni finalités pédagogiques.

   L'échec est manifeste, un échec prévisible dont il ne faut pas s'étonner. En effet, le B2i suppose implicitement un apport de connaissances mais ne dit pas où les trouver, dans quelles disciplines, ni même ce qu'elles sont ! Cette absence de contenus scientifiques explicitement nommés est déjà à elle seule un handicap majeur et rédhibitoire. Par ailleurs, il n'est pas évident d'organiser des apprentissages progressifs sur la durée lorsque les compétences recherchées sont formulées de manière très générale (du type « maîtriser les fonctions de base » ou « effectuer une recherche simple »), éventuellement répétitives à l'identique d'un cycle d'enseignement à l'autre. Mais quand, en plus, cela doit se faire par des contributions multiples et partielles des disciplines, à partir de leurs points de vue, sans le fil conducteur de la cohérence didactique des notions informatiques, par des enseignants insuffisamment formés voire, trop souvent, non formés, on imagine aisément le caractère ardu de la tâche au plan de l'organisation concrète.

   Pour se faire une idée de ces difficultés, il suffit d'imaginer l'apprentissage du passé composé et du subjonctif qui serait confié à d'autres disciplines que le français (dont on décréterait en passant qu'il n'a pas de raison d'être), au gré de leurs besoins propres (de leur « bon vouloir »), pour la raison que l'enseignement s'y fait en français. Idem pour l'apprentissage des mathématiques (exit aussi !), outil pour les autres disciplines. On confierait alors l'étude des entiers relatifs au professeur d'histoire qui les traiterait lorsqu'il s'intéresse à la période « avant-après J.C. ». Et les coordonnées seraient vues lors de la présentation des notions de latitude et de longitude en géographie. D'évidence cela ne marcherait pas. Et les faits ont montré que cela ne marchait pas non plus pour l'informatique.

Des statuts divers de l'informatique scolaire

   Il faut bien distinguer ces statuts. Sinon existe le risque de ne pas faire face aux enjeux. Pour une part, le B2i repose sur une confusion sur ces statuts. Rappelons-les [5].

   Outil pédagogique, l'ordinateur enrichit la panoplie des instruments de l'enseignant. Il se prête à la création de situations de communication « réelles » ayant du sens, notamment pour des élèves en difficulté. Il constitue un outil pour la motivation. Il favorise l'activité, l'initiative, la créativité, etc.

   L'informatique s'immisce dans les objets, les méthodes et les outils des savoirs constitués, transformant leur « essence », et leur enseignement doit en tenir compte (contenus enseignés aux élèves, programmes scolaires). C'est particulièrement vrai pour les enseignements techniques et professionnels. Et pour les mathématiques, notamment de par l'impact des outils de calcul (dans le cadre de la pérenne et intrinsèque dialectique démonstration/calcul). Mais, peu ou prou, toutes les disciplines sont concernées, des SVT à l'histoire-géographie en passant par les sciences physiques.

   L'ordinateur est également outil de travail personnel et collectif des enseignants, des élèves et de la communauté éducative, notamment dans le cadre des ENT.

   Et l'informatique est objet d'enseignement, discipline scolaire.

Une complémentarité

   Il y a une complémentarité de l'informatique « outil pédagogique » et l'informatique « objet d'enseignement » : dans les années 80, les lycées où il y avait le plus d'usages de l'ordinateur étaient ceux où il y avait l'option d'informatique d'enseignement général. Un enseignement de l'informatique « décharge » l'enseignant de français ou de sciences physiques de l'obligation d'enseigner à ses élèves des rudiments d'informatique. Ce qui est le cas du rôle joué par exemple par les cours de français ou de mathématiques pour l'ensemble des autres disciplines. Si l'usage des ressources numériques présente des spécificités d'une discipline à l'autre, il y a un incontournable fond commun de connaissances informatiques pour toutes. Alors, l'enseignant peut se concentrer sur sa pédagogie.

Usages pédagogiques et connaissances scientifiques et techniques

   La difficulté au quotidien des usages du numérique réside notamment dans la variété et la multiplicité des problématiques, nouvelles et/ou revisitées. Il y a ce qui doit changer et ce qui, pour l'essentiel, ne bouge pas, le temps de la pédagogie étant le temps long. L'enseignant doit maîtriser des outils complexes pour les utiliser avec discernement, pour faire mieux, autrement ou simplement faire ce que l'on ne pouvait pas faire avant le numérique. Il lui faut savoir ce que l'on peut raisonnablement attendre de ces outils, connaître leurs potentialités et leurs limites. Et il y a les évolutions du système éducatif qui, comme les autres administrations, intègre l'informatique dans son fonctionnement quotidien. Le nouveau contexte pédagogico-éducatif suppose donc des connaissances, des savoirs, des représentations mentales opérationnelles en matière d'informatique et de numérique. C'est indispensable pour pouvoir se faire une opinion sur ce qui est nouveau, d'une manière autonome et dans le dialogue avec les collègues et les spécialistes. L'enseignant doit pouvoir réfléchir aux problématiques pédagogiques et éducatives en s'appuyant sur une bonne culture générale informatique qui est de fait au 21ème siècle l'une des conditions nécessaires à l'exercice du métier d'enseignant. Il doit donc y avoir à la fois formation scientifique informatique et formation professionnalisante aux usages du numérique.

Comment l'École donne-t-elle une culture générale ?

   C'est simple, il suffit de regarder ! Depuis longtemps, nous savons qu'il est indispensable que tous les jeunes soient initiés aux notions fondamentales de nombre et d'opération, de vitesse et de force, d'atome et de molécule, de microbe et de virus, de genre et de nombre, d'événement et de chronologie etc. Notamment parce que les sciences physiques sous-tendent les réalisations industrielles, parce que la biologie sous-tend la santé et l'avenir de la biosphère, pour que le citoyen ait des références pour se faire son opinion sur le nucléaire ou les OGM... Ces initiations se font dans un cadre disciplinaire.

   Aujourd'hui, le monde devenant numérique, il est incontournable d'initier les jeunes de la même façon aux notions centrales de l'informatique, devenues tout aussi indispensables : celles d'algorithme, de langage et de programme, de machine et d'architecture, de réseau et de protocole, d'information et de communication, de données et de formats, etc. Cela ne peut se faire qu'au sein d'une discipline informatique : l'expérience a montré que « cliquer sur une souris » et utiliser les fonctions simples d'un logiciel sont loin de suffire.

Question 4. Y a-t-il aujourd'hui des facteurs nouveaux ou émergents qui transforment le contexte même dans lequel on peut aujourd'hui penser et agir autour de l'inclusion numérique ?

   Les actions menées ces dernières années ont commencé à porter leurs fruits. On sait le rôle joué par l'EPI, des personnalités au premier rang desquelles Serge Abiteboul , Gérard Berry, Colin de La Higuera, Gilles Dowek, Maurice Nivat, le groupe ITIC-EPI-SIF. Il y a eu la création d'ISN en Terminale S à la rentrée 2012, qui a ouvert dans 727 lycées et regroupe plus de 10 000 élèves. Il y aura son extension en 2014 dans les autres Terminales sous forme d'option, la mise en place d'un enseignement d'informatique dans les CPGE scientifiques à la rentrée 2013.

   L'Académie des Sciences a adopté en avril 2013 un rapport en faveur de l'enseignement de l'informatique : « L'enseignement de l'informatique en France – Il est urgent de ne plus attendre » [6]. Elle se prononce pour un enseignement à tous les élèves au collège et au lycée après une sensibilisation à l'école primaire.

   On constate des créations analogues à l'étranger [7], des convergences [8].

Question 5. Que faudrait-il pour que les actions les plus réussies dont vous avez connaissance « passent à l'échelle », gagnent en impact et puissent faire l'objet d'une politique publique à l'échelle nationale ou européenne ? Le cas échéant en s'appuyant sur quels acteurs ?

   L'enjeu sociétal impose une généralisation de l'enseignement de l'informatique : il s'agit de donner à tous une composante de la culture générale de notre époque. C'est une décision politique à prendre sans tarder. L'objectif étant fixé, un calendrier de « passage à l'échelle », à la fois réaliste et ambitieux, doit être établi.

La formation des enseignants

   Une question incontournable reste à régler : la formation des enseignants. Pour faire face au nombre (tous les élèves sont concernés), il faut avoir pour l'informatique l'objectif de faire ce que l'on fait pour les autres disciplines, au collège et au lycée, à savoir recruter des professeurs titulaires d'un Capes ou d'une agrégation d'informatique que l'on doit créer sans attendre. Une forte demande est en train de naître au moment où l'informatique est introduite dans les classes préparatoires scientifiques. Les professeurs des écoles doivent eux passer une certification dans les ESPE. Pendant une période transitoire, la formation continue doit, d'une manière complémentaire, aussi faire office de formation initiale pour permettre une montée en charge progressive.

Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI

Cette contribution est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification) <http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/>.

NOTES

[1] « L'informatique à l'école : il ne suffit pas de savoir cliquer sur une souris », Jean-Pierre Archambault, Gérard Berry, Maurice Nivat. Paru dans Rue89, Tribune du 28 juin 2012.
http://www.rue89.com/2012/06/28/linformatique-lecole-il-ne-suffit-pas-de-savoir-cliquer-surune-souris-233389

[2] « Contre l'illettrisme numérique en entreprise », Louis Becq.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1301e.htm
Cet article a paru initialement, sous une forme courte, dans le supplément hebdomadaire « Sciences & techno » du Monde daté samedi 8 décembre 2012, page 8.

[3] « Exercice de la citoyenneté et culture informatique », Jean-Pierre Archambault, Framablog.
http://www.framablog.org/index.php/post/2011/11/27/citoyennete-cultureinformatique#comments
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1112d.htm

[4] « L'informatique, discipline scolaire. Un long et tortueux cheminement », Jean-Pierre Archambault, colloque Didapro4.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1205f.htm

[5] « Pour une culture numérique », Jean-Pierre Archambault et Gilles Dowek, La Vie de la Recherche Scientifique (p38, 39 et 40).
http://www.sncs.fr/IMG/pdf/VRS392_Web.pdf

[6] « L'enseignement de l'informatique en France - Il est urgent de ne plus attendre ».
http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/rads_0513.pdf

[7] « L'informatique est une science bien trop sérieuse pour être laissée aux informaticiens », Serge Abiteboul, Colin de La Higuera et Gilles Dowek, Le Monde, juin 2012.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/06/22/l-informatique-est-une-science-bien-trop-serieuse-pour-etre-laissee-aux-informaticiens_1722939_3232.html ?xtmc=science_trop_serieuse&xtcr=1

[8] « La science informatique doit être enseignée dès le secondaire au même titre que la physique ou la biologie – Des analyses convergentes », Jacques Baudé.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1304c.htm

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Septembre 2013

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