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Les logiciels libres et l'enseignement de l'informatique au lycée

Jean-Pierre Archambault, Jacques Baudé
 

   Les Rencontres Mondiales du Logiciel Libre 2012, les « RMLL », se sont déroulées début juillet à Genève. Une table ronde a été consacrée aux « logiciels libres dans l'enseignement de l'informatique au lycée ». Le sujet intéresse : elle s'est prolongée largement au-delà du temps imparti, durant en définitive trois heures.

   En France, à la rentrée 2012, est créé en Terminale scientifique un enseignement de spécialité « Informatique et sciences du numérique » (ISN) : un premier pas positif qui en appelle d'autres. Une option ISN ouvre dans environ 700 lycées.

Le libre et l'enseignement de l'informatique

   Composante majeure de l'informatique, l'informatique libre est concernée par l'enseignement de l'informatique au lycée, à double titre. D'abord parce que les enjeux éducatifs et sociétaux, à savoir donner aux élèves une culture générale scientifique et technique correspondant au monde du XXIe siècle, sont d'intérêt général et que l'informatique libre porte naturellement cet intérêt. Elle le porte d'autant plus qu'il y a une convergence forte entre ses valeurs, sa « philosophie » d'appropriation et de compréhension par les utilisateurs qu'elle veut avertis, l'ouverture du code et un enseignement des notions informatiques incluant la programmation, l'un des grands domaines de l'informatique avec l'algorithmique, la théorie de l'information et l'architecture et les machines, dont les réseaux. L'informatique libre n'aime pas les fameuses « boîtes noires » vantées par certains.

   L'informatique libre est également concernée en tant que telle [1]. Si une boucle « for » n'est ni libre ni propriétaire, il est incontournable que l'enseignement de l'informatique au lycée, dans la nécessaire diversité inhérente aux apprentissages, fasse toute sa place aux logiciels libres, propose des projets incluant les problématiques du libre, ses méthodes, ses réponses en terme de droit d'auteur. De plus, les modalités pédagogiques d'ISN permettent la venue d'intervenants extérieurs qui peuvent être des représentants d'associations ou de sociétés du libre.

   À n'en point douter, les professeurs d'informatique dans leur ensemble seront attentifs à ce que les élèves aient une vision globale de la discipline.

   Les participants à la table ronde, unanimes, ont été d'accord pour dire que l'enseignement de l'informatique ne doit pas être réservé aux seuls élèves des terminales scientifiques, dans lesquelles il doit devenir obligatoire, mais aussi s'adresser aux élèves de toutes les filières des enseignements général et technologique (c'est déjà le cas pour une partie de ces dernières). Mention a été faite de l'annonce par Vincent Peillon de l'extension d'ISN aux classes de Terminales ES et L. Les participants pensent également, connaissant l'importance de la précocité des apprentissages, que l'enseignement de l'informatique doit commencer à l'école primaire, se poursuivre au collège puis au lycée (seconde, première, terminale).

Des évolutions institutionnelles aux plans national et international

   En France et ailleurs, la discipline informatique fait son retour après une traversée du désert d'une quinzaine d'années. Mais que de temps perdu.

   L'informatique dans l'enseignement devrait être, est plurielle. Elle est à la fois : un outil pédagogique auquel l'enseignant recourt dans l'exercice de son métier et dont les nombreuses facettes constituent des apports significatifs pour améliorer la qualité de l'enseignement ; un instrument de travail personnel et collectif des enseignants et des élèves ; un facteur d'évolution des disciplines enseignées, de leurs objets et méthodes, de leur « essence » ; enfin, un objet d'enseignement, élément de la culture générale scolaire car composante de la culture générale de l'« honnête homme » du XXIe siècle. Ces statuts complémentaires se renforcent mutuellement. Or, l'informatique « objet d'enseignement » tarde à être, dans notre pays et ailleurs, à la hauteur des enjeux.

   Il n'est plus possible de persister dans l'idée que l'Informatique n'est pas une science à part entière devant être présente dans l'enseignement secondaire général au même titre que la Biologie ou la Physique. Quand les citoyens s'intéressent au nucléaire ils peuvent se référer à ce qu'ils ont appris à l'École en cours de sciences physiques (atome, courant électrique...). Quand ils s'intéressent aux OGM ils peuvent se référer à leurs cours de SVT. Or le monde devient numérique... À quoi peuvent-ils se référer en termes de notions et de concepts informatiques acquis à l'École ? En dehors de son apport à la culture générale, il s'agit d'un domaine de la connaissance dont les retombées en termes d'applications innovantes sont considérables. Ce qui dans le contexte actuel est loin d'être négligeable. Si les Sciences physiques sont devenues discipline scolaire c'est parce qu'elles sous-tendent les réalisations de la société industrielle. Or le monde devient numérique... D'autres pays l'ont parfaitement compris et investissent massivement dans les formations.

   La Chine forme 700 000 informaticiens par an. Inutile de nous rassurer en invoquant le fait que les Chinois sont plus 1,3 milliard car c'est à la population employée dans l'industrie et les services qu'il faut comparer ce nombre [2]. L'Inde forme actuellement 500 000 informaticiens par an. Dans un article « L'informatique comme partie intégrante de la culture générale de l'homme moderne » Laurent Bardy, un collègue Suisse, évoquait un voyage en Inde en 2005 [3]. Le passage qui suit est particulièrement instructif ! « Lorsque j'apprends à Shampa (informaticienne, enseignant dans une école d'informatique en banlieue de New Delhi) qu'avec des collègues nous devons batailler en Suisse afin de réintroduire des cours d'informatique dans les collèges, qu'en dix ans cette discipline a quasiment disparu des cursus d'enseignement des gymnases helvétiques, celle-ci ne peut tout simplement pas me croire. Une telle lacune dans le système de formation d'une nation industrialisée apparaît comme inconcevable vue d'un pays en voie de développement investissant fortement dans la formation de ses jeunes aux technologies numériques. Les Indiens de la classe moyenne ont la modernité occidentale en référence. Comment serait-ce possible que leur pays soit en avance en matière de formation technologique par rapport à des nations tenues en exemple ? Que la jeune démocratie indienne venant à peine de fêter ses 50 ans d'indépendance soit un modèle en matière de formation à l'informatique ? C'est tout simplement inconcevable. Et pourtant. Sous nos latitudes, nous peinons à cerner les enjeux d'une question de fond en matière de formation aux nouvelles technologies de l'information. » Depuis, la discipline informatique a été réintroduite en Suisse.

Des contenus et des méthodes

   Promouvoir une discipline informatique c'est viser à enrichir la culture générale par une science incontournable dans tous les domaines de l'activité humaine. Faut-il rappeler que l'École est le seul lieu où les jeunes rencontrent la connaissance sous une forme structurée, organisée et progressive ? C'est dans ce cadre que l'enseignant correctement formé doit pouvoir apporter ce « plus », cette « valeur ajoutée » de l'adulte possédant la connaissance, le recul et la culture nécessaires. Le lycée correspond à la période où les adolescents font le choix de leur orientation future. Il est important qu'ils rencontrent alors l'informatique. Le lycée est également l'occasion d'enseigner sous un jour favorable les bases de la science et technique informatique aux jeunes filles et à susciter des vocations pour des métiers où les garçons sont trop largement majoritaires.

   Pour Jeannette Wing, « la pensée informatique constitue pour nous tous un savoir fondamental, pas seulement pour les informaticiens. Au même titre que la lecture, l'écriture ou l'arithmétique, nous devrions la transmettre à nos enfants. » [4]. Ce que nous dit également Maurice Nivat : « En fait c'est par la réflexion sur les algorithmes rencontrés dans tous les domaines que l'informatique a transformé le monde et s'est imposée comme un des principaux facteurs d'innovation et de progrès... Je me demande ainsi toujours comment on peut refuser à nos enfants de réfléchir à ce concept absolument fondamental d'algorithme qui sous tend la majeure partie des activités humaines, sinon par totale ignorance de ce qu'il est vraiment, de son étendue comme de sa profondeur. D'autant plus qu'il s'accompagne de ce que Gérard Berry dans ses récentes leçons au Collège de France appelle justement la “révolution numérique”. » [5].

   Il y a les contenus et les méthodes pour lesquelles on sait l'apport irremplaçable du libre et de ses démarches coopératives quand il faut travailler à plusieurs milliers sur des millions de lignes de code. L'innovation passe de plus en plus, depuis au moins deux décennies, par l'informatisation : informatisation des objets produits et vendus, informatisation des processus de fabrication, informatisation de la gestion des entreprises. Dans ces conditions, il paraît essentiel pour l'avenir de notre beau pays de mettre en place un enseignement de l'informatique à tous les niveaux en commençant très jeune. D'autant que les compétences des « natifs du numérique » ont leurs limites. Une enquête menée dans un collège de la région parisienne par Cédric Fluckiger, dans le cadre d'une thèse en sciences de l'éducation, conduit « à défendre l'idée que la facilité apparente avec laquelle les adolescents manipulent leur messagerie instantanée ou les blogs ne doit pas faire illusion. Cette dextérité se double fréquemment d'une faible autonomie, d'un manque de conceptualisation et de compréhension des mécanismes informatiques et d'une très faible verbalisation des pratiques ».

   Quand on enseigne la thermodynamique, il est difficile de proposer comme projet la construction d'une machine à vapeur ! En revanche, l'informatique, l'activité de programmation en particulier, se prêtent bien à des activités pédagogiques consistant à plonger les apprenants en situations – simulées ou réelles – de projets. À la clé, une meilleure efficacité dans les apprentissages, ceux des contenus théoriques compris... et une préparation aux conditions de la vie professionnelle. Idem avec les approches des autres disciplines qui doivent permettre l'acquisition de compétences qui – si elles ne sont pas exclusivement liées à des pratiques informatiques – n'en sont pas moins fortement renforcées par l'utilisation de l'ordinateur et des technologies associées : formulation rigoureuse des problèmes à résoudre en vue d'un choix pertinent des outils, recherche et traitement de l'information de toutes natures : chiffrée, textuelle, graphique..., pratique de la modélisation, et de la simulation pour ses apports spécifiques, esprit de recherche, prise de décisions, curiosité, esprit critique, communication avec les autres en cours de travail et au moment de la publication des résultats, travaux transdisciplinaires, réflexion sur la technique (informatique et société). Ces différentes compétences peuvent être acquises individuellement et collectivement (démarches liées aux projets) dans des activités motivantes car elles sont en phase avec la réalité hors de l'École ; finalisées (utilisation de l'informatique pour faire quelque chose d'utile difficile à mettre en oeuvre par d'autres moyens) ; efficaces (elles permettent l'acquisition de méthodes favorisant l'accès aux différentes connaissances).

Un manuel scolaire

   Qui dit enseignement dit ressources pédagogiques, d'autant plus que la discipline est « nouvelle ». Un manuel scolaire à l'intention des élèves de Terminale S de l'enseignement de spécialité ISN, édité par Eyrolles, est disponible en librairie depuis le 22 août 2012. Il explique les concepts fondamentaux de l'informatique en développant, dans quatre parties, les thèmes du programme de la spécialité ISN : 1) Langage et programmation, 2) Information, 3) Architecture et Machines et 4) Algorithmes. Entre exposés de connaissances et exercices, une large place est accordée aux activités pratiques ainsi qu'aux ouvertures vers quelques questions de société liées au développement du monde numérique. L'équipe des auteurs est la rencontre d'informaticiens et d'enseignants qui ont une longue expérience au lycée tant en mathématiques qu'en STI. Plusieurs d'entre eux ont contribué à faire comprendre l'importance d'introduire cette spécialité en lycée, et aidé à concevoir la démarche d'enseignement de l'informatique qui l'accompagne [6].

Un enseignement à l'ordre du jour

   SPECIF est devenue la SIF (Société Informatique de France) avec l'ambition de devenir la société savante dont l'informatique a besoin [7]. L'enseignement de l'informatique au lycée est l'une de ses priorités. L'Académie des Sciences a créé une commission pour mener une réflexion sur l'enseignement de l'informatique de la maternelle à l'université à l'horizon 2020 [8]. Quant à elle, l'EPI a organisé une table ronde sur la question à l'Open World Forum, le 12 octobre 2012, et en proposera une autre au salon Educatice le 21 novembre 2012 [9]. Dans son souci de « complémentarité » des approches, son site fait une large part à l'enseignement de l'informatique [10].

Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI

Jacques Baudé
Président d'honneur de l'EPI

NOTES

[1] « À propos de la formation aux logiciels libres », Jean-Pierre Archambault
http://www.framablog.org/index.php/post/2010/04/05/formation-logiciels-libres-archambault

[2] Le président de la Chine, Hu Jintao, aurait déclaré récemment qu'en 2050 la Chine sera « le leader de la révolution scientifique et technologique dans les domaines de l'informatique, des nouveaux matériaux et des biotechnologies ». Dont acte.

[3] « L'informatique comme partie intégrante de la culture générale de l'homme moderne », Laurent Bardy. Paru dans Interface, le bulletin de la Société suisse pour l'informatique dans l'enseignement (SSIE), de septembre 2006.
http://www.svia-ssie.ch/f/interface/index.htm
http://www.svia-ssie.ch/f/interface/interface_articles/Culture_informatique.pdf

[4] « La pensée informatique », Jeannette Wing (Bulletin SPECIF, décembre 2008)
http://www.specif.org/bulletins/specif060.pdf

[5] « Enseigner l'informatique », Maurice Nivat (Bulletin SPECIF, décembre 2008)
http://www.specif.org/bulletins/specif060.pdf

[6] http://www.editions-eyrolles.com/Livre/9782212135435/informatique-et-sciences-du-numerique
Prochainement sous licence Creative Commons, le manuel est en libre accès à :
https://wiki.inria.fr/sciencinfolycee/Informatique_et_Sciences_du_Numérique_-_Spécialité_ISN_en_Terminale_S

[7] Société Informatique de France : http://specif.org/

[8] Éditorial d'EpiNet n° 146 de juin 2012, « Des nouvelles de l'enseignement de l'informatique » : http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1206a.htm

[9] Open World Forum : http://www.educationjobandfloss.org/
Conférence EPI à Educatice, « Informatique et sciences du numérique en terminale S » :
http://www.educatec-educatice.com/animation_30_396_418_p.html?cid=1493

[10] Rubrique « ITIC » : http://www.epi.asso.fr/revue/iticsom.htm
Bloc notes « ISN en direct » : http://www.epi.asso.fr/blocnote/blocsom.htm#annonces

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Association EPI
Octobre 2012

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