Lettre ouverte aux présidentiables

Michel Volle
 

   Votre expérience de la politique est riche, vous vous préparez à exercer la plus haute fonction, mais comme vous n'avez jamais travaillé dans une grande entreprise vous ne pouvez pas savoir ce qui s'y passe.

   Les ingénieurs n'ont certes pas votre compétence en politique, cependant ils vivent dans l'entreprise. Nous allons tenter ici de décrire, sans prétention, les enseignements qu'apporte cette expérience-là sur la crise économique et sur la façon d'en sortir. Vous trouverez peut-être cette lettre un peu longue, mais il n'est pas possible de condenser tout cela en une note de deux pages.

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   Il suffit de visiter des usines pour voir qu'elles sont souvent remplies de robots. Les rares emplois que l'on y rencontre sont consacrés à la supervision et à la maintenance des automates ainsi qu'à l'emballage des produits. Si, par hypothèse, vous obteniez que les productions qui ont été délocalisées reviennent en France, elles y adopteraient cette même organisation automatisée. Il ne faut donc pas compter sur les usines pour assurer le plein emploi : l'époque où l'emploi de masse était à la fois la condition et le débouché d'une production de masse est révolue.

   Depuis le milieu des années 1970 le système productif s'est informatisé, et cela a conduit les entreprises à automatiser les opérations répétitives. On utilise le mot « numérique » pour désigner ce phénomène dont l'Internet est une des dimensions. Cependant les programmes, plans et projets des partis politiques ne considèrent que son amont (microélectronique, logiciel, réseau) et son aval (Web, médias etc.).

   Ils ne parlent jamais de son coeur, qui est l'informatisation du système productif. Les seules entreprises dont ils évoquent l'informatisation sont les PME dont on suppose, avec quelque condescendance, qu'elles n'ont pas encore compris le parti qu'elles pourraient tirer du Web. La grande entreprise, par contre, semble être le domaine réservé de ses dirigeants : elle est protégée du regard par un tabou semblable à celui qui, au Moyen Âge, interdisait d'ouvrir le corps humain.

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   Que voit-on donc dans le siège social d'une grande entreprise ? Des personnes qui, sauf quand elles sont en réunion, travaillent devant l'écran-clavier qui leur donne accès à un système d'information.

   L'emploi ayant quitté l'usine, où se trouve-t-il ? Dans la conception des produits et dans la relation de l'entreprise avec le monde extérieur, donc pour l'essentiel dans la R&D et la « première ligne » qui assure le contact avec les clients, fournisseurs et partenaires.

   Ouvrons ces deux tâches pour voir de quoi il s'agit. « Concevoir des produits », c'est aussi concevoir la façon de les produire : il faut définir, construire et programmer les automates qui réaliseront les tâches répétitives, puis organiser et outiller leur supervision par des êtres humains.

   Comme l'ont écrit Bertrand Gille dès 1978, Benjamin Coriat en 1990 puis plusieurs auteurs [1], l'économie est passée vers 1975 d'un « système technique » à l'autre : alors qu'elle s'appuyait naguère sur la synergie entre la mécanique, la chimie et l'énergie, elle s'appuie désormais sur la synergie entre la microélectronique, le logiciel et l'Internet.

   La mécanique, la chimie, l'énergie n'ont certes pas disparu mais tout comme l'agriculture au XIXe siècle elles ne contiennent plus la clé de l'efficacité économique. L'industrialisation, naguère synonyme de mécanisation, est désormais synonyme d'informatisation.

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   La nature des produits en a été transformée. Considérez l'automobile, produit emblématique de l'industrie mécanisée : elle est devenue un assemblage de biens et de services. À la voiture sont associés des services financiers, de conseil, une garantie pièce et main d'oeuvre, l'entretien, des alertes éventuelles, la location etc. L'informatisation et l'Internet ont par ailleurs réduit à presque rien le coût du transport (sauf pour les biens les plus pondéreux) : le marché est devenu mondial.

   Cette situation est générale : pratiquement tous les produits sont devenus des assemblages de biens et de services offerts sur le marché mondial et dont la cohésion est assurée par un système d'information. Certains sont de purs assemblages de services : banque, assurance, santé, enseignement, transport etc.

   La conception du produit englobe, outre l'organisation de l'atelier qui élabore les biens, la définition des services et l'informatisation du processus de production. La compétitivité d'un tel assemblage dépend autant de la qualité de la relation avec le client – rapidité des dépannages, clarté de la communication, traitement des cas particuliers – que de celle du bien qui est sa composante matérielle : si chez votre concessionnaire automobile le chef d'atelier est désagréable vous changerez de marque de voiture, et une PME changera de photocopieuse si les dépannages sont trop lents.

   Un raisonnement économique dont l'exposé serait trop long ici, mais que l'intuition appréhende aisément, montre que dans une telle économie la compétition se fait selon le rapport qualité/prix du produit et non selon le prix seul, chaque produit répondant aux besoins pratiques et symboliques d'un segment de clientèle sur lequel l'entreprise s'efforce de bénéficier d'un monopole [2].

   L'entreprise est alors confrontée à des risques extrêmes : sur un marché mondialisé l'innovation la mieux conçue, l'investissement le plus massif peuvent être déjoués par l'initiative d'un concurrent qu'elle n'aura pas vu venir. Il lui sera d'ailleurs souvent difficile de réunir toutes les compétences nécessaires. La production sera donc répartie entre des partenaires qui se partagent le risque et dont un système d'information assure l'interopérabilité. Le montage et l'animation du partenariat requièrent une « ingénierie d'affaires » où culmine l'art de l'entrepreneur.

   Lorsque les tâches répétitives sont automatisées le travail humain se focalise sur l'innovation, la réponse à des incidents imprévus, le traitement des cas particuliers etc. Ainsi, alors que l'industrie mécanisée associait à la machine une main d'oeuvre, l'industrie informatisée emploie un cerveau d'oeuvre auquel elle délègue des responsabilités. Comme un cerveau cesse de fonctionner s'il n'est pas écouté, on ne peut pas utiliser avec le cerveau d'oeuvre le mode de commandement autoritaire que l'on avait cru devoir utiliser avec la main d'oeuvre : un nouveau type de relation s'impose.

   L'« entreprise contemporaine », celle qui sait tirer parti des possibilités que présente le système technique contemporain et qui répond à ses contraintes, est donc un réseau de partenaires qui produit des assemblages de biens et de services. Les usines sont automatisées, l'essentiel de l'emploi réside dans la conception et la première ligne, l'entreprise écoute ses agents. Un système d'information assure à la fois la cohésion de l'assemblage et celle du partenariat.

   Si vous avez eu la patience de lire cette lettre jusqu'ici, nous vous suggérons de faire une courte pause avant de continuer cette lecture pour vous représenter, par l'imagination, à quoi ressemble cette entreprise.

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   Il saute aux yeux qu'aujourd'hui nombre d'entreprises ne sont pas conformes au schéma de l'« entreprise contemporaine ».

   Le passage au nouveau système technique a en effet transformé les conditions physiques, pratiques, de la production comme du rapport de l'entreprise avec le monde extérieur. Il a déstabilisé l'organisation des institutions, l'échelle des degrés de légitimité, la structure des priorités et orientations : il en est résulté de profonds effets anthropologiques (c'est-à-dire tout à la fois économiques, sociologiques, psychologiques, moraux, stratégiques etc.). Il est naturel que les esprits privés de leurs repères habituels s'affolent et que les stratégies soient, dans l'attente de la maturité, définies au rebours de l'efficacité.

   Le slogan de la « création de valeur pour l'actionnaire », à la mode depuis le début des années 1980, a ainsi incité beaucoup de dirigeants à trahir l'entreprise en se détournant de la qualité des produits, de l'efficacité de la production, de la satisfaction des clients et des compétences des salariés pour se focaliser sur le cours des actions et sur leurs propres stock-options [3]. Il en est résulté un faisceau de décisions qui, toutes, conspirent sous prétexte de « faire des économies » à détruire le potentiel productif.

   Beaucoup d'entreprises préfèrent ainsi avoir des sous-traitants qu'elles peuvent pressurer plutôt que des partenaires avec lesquels il leur faudrait parler d'égal à égal. S'épuisant dans la concurrence par les prix, elles négligent la qualité de leur produit, notamment celle des services rendus aux clients – certaines croient d'ailleurs ces services parasitaires. Elles se débarrassent de leurs déchets sans se soucier de leur traitement, qui leur semble toujours trop coûteux : le sol est pollué par des produits toxiques, l'atmosphère par des gaz à effet de serre.

   N'ayant pas trouvé la formule qui permet de distribuer la légitimité sans compromettre le pouvoir des dirigeants, elles refusent aux agents l'écoute qui leur permettrait d'assumer les responsabilités qu'elles leur délèguent. Alors que le système d'information, qui concrétise une écologie mentale, devrait être le levier de leur stratégie, elles se donnent pour seul but de réduire le coût de l'informatique. Elles préfèrent enfin délocaliser la production vers des pays à bas salaires pour éviter l'effort que demande l'automatisation.

   Dans le secteur financier, par exemple, l'informatique et l'Internet ont favorisé l'unification mondiale du marché des actifs et l'automatisation a été poussée au point où personne – ni les dirigeants, ni même les mathématiciens qui conçoivent les algorithmes – n'est capable de maîtriser ses effets. On ne doit donc pas attribuer aux « marchés » un jugement ni une volonté : la finance est devenue un automate déchaîné qu'aucune supervision ne contrôle. N'est-il pas étrange d'ailleurs que l'on accorde tant d'autorité à des « marchés » qui se tournent contre les États qui les ont sauvés de la faillite en 2008, et à des agences qui ont contribué à celle-ci en donnant la meilleure note à des produits empoisonnés ?

   Les politiques, eux aussi déconcertés, ont cru trouver dans le déchaînement de la concurrence le remède à tous les maux : les marchés nationaux se sont ouverts sans discrimination à toutes les importations, les économies d'échelle que comportent les réseaux et les externalités positives qu'ils apportent ont été compromises.

   Les consommateurs, de leur côté, choisissent encore souvent les produits selon le prix et non selon le rapport qualité/prix. Ainsi ni les entreprises et plus généralement les institutions, ni les consommateurs, ni les politiques ne savent comment tirer parti du système technique contemporain. Il en résulte une inefficacité massive ou, comme disent les économistes, un « déséquilibre » générateur de crises qui se répéteront, sous des formes diverses, aussi longtemps que l'économie ne sera pas parvenue à l'équilibre, aussi longtemps que les entreprises, les institutions et les consommateurs tourneront le dos à l'efficacité.

*     *

   Considérons le chômage : s'il est élevé, cela signifie que le pays ne sait pas utiliser la totalité de sa force productive et donc que son système productif est mal organisé. Certes, la mission de l'entreprise n'est pas de « créer des emplois » : elle est de produire efficacement des choses utiles, non d'être une garderie de salariés. Par contre l'exigence du plein emploi s'applique au système productif dans son entier : c'est donc l'affaire des institutions qui agissent au plan de la macroéconomie, de l'État, des syndicats, des partis politiques et du patronat.

   L'usine s'étant vidée de ses ouvriers l'essentiel de l'emploi réside, nous l'avons dit, dans la conception et la première ligne : c'est dans ces deux fonctions que la force productive doit pouvoir se manifester. Mais tant que les entreprises, tant que les politiques persévèreront à croire que les services sont parasitaires, que seule compte la production des biens et que le réalisme consiste à maltraiter le client, les emplois de la première ligne seront négligés et la force productive sera étouffée.

   Considérons le commerce extérieur. On s'inquiète du déficit de la balance commerciale, on préconise de développer ou rapatrier les usines en France car ce sont les biens qui s'exportent et non les services. C'est oublier que ce qui importe n'est pas tant la balance commerciale que la balance des transactions courantes, somme de la balance commerciale et des autres flux de revenus.

   Revenons au schéma de l'entreprise contemporaine, point d'aboutissement des tendances qu'implique le système technique contemporain. Ses usines, automatisées, doivent être localisées dans le monde selon un compromis entre la maîtrise des dépenses de logistique, d'une part, et les exigences de l'articulation entre R&D et production d'autre part (expérimentation, supervision, contrôle etc.).

   Ce compromis s'oppose autant à une délocalisation qui vise à réduire le coût de la main d'oeuvre en évitant l'automatisation, qu'à une concentration indifférente aux dépenses de logistique et qu'à une dispersion indifférente aux exigences de la conception.

   Le flux de la richesse dépend en fait moins des échanges de biens que du partage des recettes et dépenses entre les partenaires. Ce partage est défini et contrôlé par l'entreprise qui, ayant conçu le produit, la façon de le produire et l'ingénierie d'affaires, anime le partenariat dont elle assure l'interopérabilité et l'intermédiation financière. Un pays qui veut conserver son influence et son droit à la parole dans l'économie contemporaine doit donc susciter la formation de telles entreprises.

   Cependant un risque se présente : si les entreprises pratiquent l'optimisation fiscale, elles détourneront le flux de richesse et en priveront le pays. C'est ce qui se passe déjà aujourd'hui avec l'encouragement des banques et la complicité de certains partis politiques auxquels les paradis fiscaux, qui sont aussi des « paradis du blanchiment », procurent un financement illicite mais discret.

   Ainsi apparaît le problème politique essentiel. S'adressant au marché mondial, l'entreprise contemporaine est internationale même si ses racines sont nationales. Dès lors elle entretient avec le pays le même rapport que les grands seigneurs à l'époque de la Fronde : pour promouvoir leurs intérêts et ambitions un Turenne, un Condé etc. ont servi tantôt la France, tantôt ses ennemis.

   L'économie la plus moderne, et potentiellement la plus performante, est ainsi confrontée à une résurgence de pouvoirs prédateurs dont l'émergence économique et politique des structures mafieuses est une illustration. Tout comme les grands féodaux ont su utiliser des ressources qui échappaient au contrôle des États à commencer par l'or, des réseaux privés mondiaux utilisent des systèmes d'information pour dissimuler et blanchir le résultat d'activités délictueuses.

*     *

   La France a été bâtie par des hommes d'État qui voyaient clairement les contraintes et possibilités de leur époque : Louis XI, Catherine de Médicis, Henri IV, Richelieu, Mazarin, de Gaulle, Mendès-France etc. Au début du XIXe siècle Napoléon avait vu dans la mécanisation une priorité [4]. Quels sont, parmi les politiques d'aujourd'hui, ceux qui voient que la priorité est de réussir l'informatisation du pays, de son économie ?

   Nous avons besoin d'hommes d'État qui sachent utiliser les ressources de la diplomatie comme de la force pour instaurer l'équilibre économique du système technique contemporain, tourner au profit du pays son rapport avec les entreprises et contenir les prédateurs tout en tenant compte de l'action des autres pays et des institutions internationales (Europe, ONU etc.).

   Pour pouvoir agir de la sorte, il faut avoir compris les transformations anthropologiques qu'a provoquées le changement de système technique, percevoir les possibilités qu'il ouvre comme les risques qui les accompagnent.

   Qui serez-vous donc une fois élu, Monsieur le président de la République : un Mazarin ou un Louis XV ?

Michel Volle

Publié le lundi 12 décembre 2011, sous licence GNU GPLv3, sur le blog de Michel Volle :
http://michelvolle.blogspot.com/2011/12/lettre-ouverte-aux-presidentiables.html

NOTES

[1] Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, La Pléïade, 1978 ; Benjamin Coriat, L'atelier et le robot, Christian Bourgois, 1990.

[2] Michel Volle, e-conomie, Economica, 2000.

[3] C'est le président de General Electric, Jack Welch, qui a lancé la mode de la « shareholder value » lors d'un discours à l'hôtel Pierre de New York en 1981. Il a changé d'avis par la suite : « Shareholder value is the dumbest idea in the world. Shareholder value is a result, not a strategy... your main constituencies are your employees, your customers and your products. » (Francesco Guerrera, « Welch rues short-term profit "obsession"  », Financial Times, 12 mars 2009).
http://www.ft.com/cms/s/0/294ff1f2-0f27-11de-ba10-0000779fd2ac.html

[4] Dans le traîneau qui le ramène de Russie en décembre 1812 l'Empereur se confie à Caulaincourt « On a beau faire, dit-il, c'est moi qui ai créé l'industrie en France. Le but du système continental est de créer en France et en Allemagne une industrie qui l'affranchisse de celle de l'Angleterre ». (Caulaincourt, Mémoires, Plon, 1933, vol. 2, p. 215 et 261).

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Janvier 2012

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