Compte-rendu sur l'atelier
Création libre et usages : diversité des licences et des pratiques, diversité des objectifs

Frédérique Muscinési
 

   À l'occasion des 10es Rencontres Mondiales du Logiciel Libre (RMLL) qui se sont tenues à Nantes du 7 au 11 juillet 2009, plusieurs discussions se sont engagées sur le thème de l'utilisation des licences Copyleft pour les créations artistiques ou éducatives. Pour certains, leur diversité et leurs conséquences dans l'utilisation des créations ne constituent pas le coeur de la question d'un système économique culturel de toutes façons subventionné et encore moins celui d'une économie du libre qui n'en est encore qu'à ses débuts. Cependant, pour d'autres, les licences ne sont pas uniquement des instruments juridiques, mais au contraire, les utilisations qu'elles permettent ou empêchent constituent cet au-delà philosophique et significatif qu'il est intéressant d'explorer.

   Dans cette dernière perspective, était proposée, faisant écho à la table de Benjamin Jean [1] « Le libre, au-delà du logiciel », la table « Création libre et usages : diversité des licences, des pratiques et des objectifs ». Son objectif initial était en premier lieu d'établir une comparaison entre licences libres appliquées aux logiciels et licences libres appliquées aux créations, laissée aux soins de Bernard Lang [2], puis, prenant l'exemple spécifique de l'édition, Pierre Jarret [3] montrait comment le système de production et d'édition musicale étaient bouleversés par les licences libres. Enfin, moi-même, devait intervenir sur les conséquences de ce nouveau modèle de production dans le rang des récepteurs. Le tout animé par les transitions judicieuses de Jean-Pierre Archambault. Cependant, l'ambiance des RMLL est conviviale et intime. Dans les petites salles, des relations directes et complices s'établissent bien vite avec les participants informés et actifs. C'est pourquoi, le schéma de cette rencontre fut rapidement transformé par le tour de table qui l'inaugura, durant lequel chacun se présenta et définit précisément les attentes de sa participation. Ainsi, l'on se réorienta. L'échange n'en perdit rien. Bien au contraire, l'adéquation entre questions explicites ou implicites du public révélées par sa simple présence ou par sa participation active et les réponses données par le ou les intervenants de forme unilatérale ou interactive est assez rare, et les décalages entre expectatives et discours entraînent de nombreux malentendus et déceptions. Comme nous eûmes l'occasion de le dire au cours de ce qui en fait fut une conversation, il est rare de dépasser sa propre subjectivité, de faire cet effort ontologique dont parle Rancière dans le Maître ignorant [4], cette pratique radicale de la réception et de comprendre d'où parle celui qui parle. C'est pourquoi nous limitâmes les déconvenues puisque nous nous alignâmes sur ce qu'attendaient de nous les participants. Intéressante dialectique entre abandon de soi et concession à l'autre, entre recherche et pédagogie, mais aussi entre improvisation et discours fermé, entre écrit et parole, et de nouveau entre recherche et parole vive, improvisée et publique. L'on fait souvent ainsi des découvertes tout à fait dignes d'intérêt.

   Les demandes furent, en cela très proches de celles formulées au cours d'autres ateliers dont le thème central était également les licences, relatives à des informations sur l'utilisation des licences dans des situations et des cas pour la plupart très précis : élaboration de contenus éducatifs, quelle licence ? Création d'un logiciel, quelle licence ? Contenus libres, quelles plates-formes ? Relevant l'ensemble de ces questions et les prenant largement en compte, Bernard Lang commença en donnant un tour un peu différent à son propos originel quoique maintenant la ligne qu'il avait décidé de défendre, la liberté dans la contrainte, exprimant ainsi une des règles esthétiques de l'époque classique – souvenons-nous notamment de la règle des trois unités –, et tentant de montrer que l'esprit du libre ne devait pas être réduit à la simple volonté de n'avoir plus de contraintes, ce qui aboutirait à l'absence de créations fortes.

   À sa suite, Pierre Jarret intervint restituant le texte qu'il avait préparé, ce qui avait la double utilité de ne pas sortir totalement du sujet que nous nous étions proposés, et de traiter en partie ce modèle de production et de création des contenus libres sur lequel j'avais moi aussi bâti une intervention que je ne comptais plus faire. Ainsi, en quelques minutes, Pierre Jarret sut exposer l'ensemble de la problématique de la création libre et de sa relation aux intermédiaires, et plus spécifiquement à celui d'éditeur dans le cas de la musique. En effet, montrant de quelle façon la qualité de la reproduction musicale avait diminué avec des choix de support progressivement moins performant, il imaginait comment le support numérique croisé avec l'utilisation de licences libres permettait de réinventer le travail d'éditeur. L'économie de la culture libre, fondée non pas sur la vente d'une production rare, mais sur sa circulation, nécessite donc d'ajouter des services autour de la production qui alors justifient aux yeux du récepteur l'achat de la création. Ainsi, pour Pierre Jarret, l'une des voies que la création libre doit emprunter est, sur le modèle des logiciels libres, l'économie de service. Mentionnant d'autres solutions, telle que le fameux « mécénat global », Pierre Jarret donna à conclure que ce nouveau modèle économique conduit à des liens plus étroits entre créateur/récepteur, à la définition de la nature et des rôles des nouveaux intermédiaires, et à penser que la rémunération des créateurs doit donc se trouver au sein de cette nouvelle relation. Cette intéressante conclusion qui émaille l'ensemble des réflexions du monde du Libre, qu'il s'agisse de logiciel ou de création, a une teneur philosophique et politique qu'au cours de cette discussion nous ne prîmes pas davantage en considération, mais qui, urgente et émergeante aux détours de toutes les discussions actuelles sur la culture libre, mérite de devenir l'objet de toutes les attentions.

   Vint ensuite mon tour, pendant lequel je relevais quelques points de désaccord avec Bernard Lang afin de montrer que la création libre est avant tout un espace de rencontre hasardeux entre récepteurs et créateurs mus par leur liberté : en effet, je doutais que l'on pût discriminer ce qu'est une belle et grande création ; d'autre part, il me semblait qu'il fallait également étudier les processus qui ont rendu les oeuvres classiques visibles tout au long de leur histoire afin de comprendre comment elles en étaient venues à être des classiques et ne pas seulement en défendre la valeur intrinsèque. Considérant au contraire que le libre n'ôtait pas de contrainte spécifique à la création, mais permettait simplement l'accès à des outils qui étaient, il y a de cela une décennie, réservés aux professionnels, je proposais de reconsidérer simplement les processus rendant visible cette nouvelle création en licences libres et les rapports entre récepteurs et créateurs. La possibilité donnée de créer sans autre investissement que son propre temps en utilisant des outils libres, puis de mettre à disposition sa création sur internet, permet de procéder à une éventuelle rencontre entre récepteurs et créateurs qui antérieurement passait toujours par des intermédiaires dont les critères de sélection étaient en général fort éloignés de la qualité ainsi que des goûts d'une grande part des publics. L'accès aux outils de création et de publication permet aux créations de trouver leur public, et aux publics de trouver leurs créations. Je proposais ensuite de forme superficielle – ce que j'espère développer prochainement – de reconsidérer les outils de la théorie de la création à la perspective de cette nouvelle culture d'abondance : les classiques et le patrimoine ne signifieraient non pas les jalons communs, incontestés et souvent froids de toute création présente et à venir, mais un passé ouvert et accessible, réutilisable. De la tradition, on glisserait vers l'accès ; des critiques et des théories littéraires on passerait à la pratique de la réception ; de l'admiration muette à la fréquentation quotidienne et sincère... Pour moi les licences libres apportaient donc une liberté toute positive.

   Mais ce n'est pas uniquement aux contraintes que s'en tînt l'intervention de Bernard Lang. Fin connaisseur des licences et praticien familier des contenus en ligne, il traita également en réponse à plusieurs questions de l'importance de l'autorité et des méta données. En effet, pour certaines des personnes présentes, la publication en licences libres détenait un risque dont ils avaient peur, se départant encore difficilement de la logique « copyright » : la réutilisation par des entreprises de leurs contenus. Comme d'autres personnes de l'assistance le firent remarquer et ainsi que Bernard Lang le souligna dans la logique du copyleft, les objectifs et les processus changent : l'autorité, c'est-à-dire le nom du ou des auteurs, est ce qui permet de faire fonctionner le système, car il est fondé sur la popularité. Ainsi, comme le dît très bien une personne de l'assistance, la meilleure arme contre ce genre de crainte est la diffusion massive du travail où l'autorité – la signature – est claire et visible. Une création largement connue et soutenue par une communauté ne peut donc se voir très difficilement appropriée indûment par d'autres. D'autre part, le mécanisme des licences libres empêche que les autres utilisateurs se l'approprient définitivement en apposant une licence propriétaire. L'esprit du libre est aussi celui de la confiance dans une utilisation respectueuse des contenus créés, aux antipodes du climat de méfiance entre créateurs et récepteurs établi par les défenseurs du copyright – voire Hadopi. Reprenant le thème de l'autorité, Bernard Lang insista sur l'importance des méta données dans les productions numériques, comme elles le sont dans un document papier, afin de contextualiser les documents, ce qui est souvent ignoré ou délaissé dans le cas des créations en ligne. Cette préoccupation simple issue de la pratique fait état d'une vision pour l'avenir des documents numériques urgente et nécessaire, derrière laquelle l'on ressent, dans une perspective bien distincte de celle du pouvoir actuel, la volonté ou bien la nécessité de normalisation des contenus sur internet. Mais l'esquisse de cet autre débat en resta là.

   Après avoir répondu encore à plusieurs questions précises sur l'utilisation de telle et telle licence libre, Bernard Lang donna une dernière recommandation pour leur bon usage général : celle de définir précisément les motivations du créateur à la publication de sa création, et, ce qui s'en suit, les usages qu'il veut alors permettre. Sur ce conseil final, la table se termina avec l'apparente satisfaction de l'ensemble des participants.

Frédérique Muscinési

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NOTES

[1] Benjamin Jean est avocat spécialisé dans la propriété intellectuelle et fondateur de l'association Veni, Vidi, Libri, dont le but est de « promouvoir les licences libres ainsi que de faciliter le passage de création sous licences libres ».
http://www.venividilibri.org/index.php?title=Accueil.

[2] Bernard Lang est chercheur en informatique et vice-président de l'AFUL, association francophone des utilisateurs de logiciels libres.

[3] Pierre Jarret est président du PSIL, pays soissonnais informatique libre.

[4] Rancière, Jacques, Le maître ignorant, Fayard, 1987, Paris.

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Association EPI
Septembre 2009

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