Le libre éducatif en France Jean-Pierre Archambault Le libre dans l'éducation, ce sont bien sûr les logiciels, mais aussi les ressources pédagogiques, sa contribution à la culture informatique de tous les élèves et à la formation du futur citoyen. Le contexte institutionnel a été défini, en octobre 1998, dans un accord-cadre signé entre le Ministère de l'Éducation nationale et l'AFUL (Association Francophone des Utilisateurs de Linux et des logiciels libres). Cet accord a été régulièrement reconduit depuis lors. En substance, il indique qu'il y a pour les établissements scolaires, du côté des logiciels libres, des solutions alternatives de qualité, et à très moindres coûts, dans une perspective de pluralisme technologique. Depuis cette date, le logiciel libre se développe, poursuit sa marche en avant non sans susciter de vifs débats. Mais, depuis quelques années, il est devenu évident aux yeux de tous qu'il est une composante majeure et pérenne de l'informatique éducative. Le libre dans le système scolaire, c'est donc à la fois des enjeux et un existant : des produits, des communautés, des institutions. L'existant Dans les services académiques et l'administration centrale du ministère, Linux équipe la quasi-totalité des quelques 1 500 serveurs qui hébergent les grands systèmes d'information de l'Éducation nationale. Dans les établissements scolaires et les écoles, près de 15 000 serveurs Linux prêts à l'emploi ont été déployés : Slis, SambaEdu, Eole, Pingoo... Dans les écoles primaires, on trouve les solutions AbulEdu, SkoleLinux, l'ENT Iconito, Class@Tice... La suite bureautique OpenOffice.org, le navigateur Firefox, le logiciel de messagerie Thunderbird sont de plus en plus adoptés par les enseignants. Ainsi que des logiciels pédagogiques, par exemple Des logiciels libres pour l'école du cycle 1 au cycle 3, Freeduc-CD, Dr Géo, la Clé en main des collégiens de Seine-Maritime, Collatinus, les productions de l'association Sésamath. À la rentrée scolaire 2007, la région Île-de-France a diffusé 200 000 clés USB comportant des logiciels libres, à l'intention des lycéens de seconde, des apprentis et de leurs professeurs. Des communautés d'enseignants Les communautés d'enseignants auteurs-utilisateurs se multiplient. Elles utilisent à plein les potentialités d'interaction du web et fonctionnent comme les communautés de développeurs de logiciels libres. Leurs membres ont une vision et une identité communes. Organisées pour fédérer les contributions volontaires, dans une espèce de synthèse de la cathédrale et du bazar, ces communautés répondent à des besoins non ou mal couverts et doivent compter en leur sein suffisamment de professionnels ayant des compétences en informatique. Parmi ces communautés figure au premier rang l'association Sésamath [1], récemment primée par l'UNESCO, et lauréate aux Lutèce d'Or à Paris Capitale du Libre en 2006. Elle regroupe une soixantaine de professeurs de mathématiques (de collège essentiellement). De l'ordre de 400 contributeurs-auteurs utilisent régulièrement les outils de travail coopératif qu'elle a mis en place (Wiki, Spip, forums, listes de diffusion...). Animée d'une volonté forte de production de ressources sous licence libre, et si possible formats ouverts, Sésamath ne soutient que des projets collaboratifs dont elle favorise et encourage les synergies. Les résultats sont là : on compte près d'un million de visites par mois sur l'ensemble de ses sites. Parmi les projets soutenus par l'association figure Mathenpoche. Dix académies hébergent le logiciel sur un serveur local, en plus du serveur mis à disposition par Sésamath pour les professeurs des autres académies, en partenariat avec le centre de ressources informatiques de Haute-Savoie (CITIC74). Ce sont ainsi 5 000 professeurs qui utilisent la version réseau de Mathenpoche à laquelle sont inscrits plus de 260 000 élèves. Enfin, Le Manuel Sésamath pour la classe de cinquième, premier manuel scolaire libre, fruit du travail collaboratif d'une cinquantaine de collègues, s'est vendu à 72 000 exemplaires à la rentrée 2006, celui pour la quatrième à 90 000 exemplaires à la rentrée 2007, et 2008 verra la parution du manuel pour la troisième. Ofset [2] est une association loi 1901 dont l'objectif est de promouvoir l'écriture de logiciels libres pour le système éducatif et l'enseignement. Elle a notamment réalisé Collatinus, Dr Géo, Freeduc-CD. Elle a mis en oeuvre un projet autour de Squeak, environnement de développement écrit en Smalltalk, qui comprend un système graphique de programmation (Etoys) et constitue un environnement multimédia de type micro-monde utilisé pour concevoir et programmer graphiquement des objets. L'association Wims Edu [3] regroupe des enseignants, utilisateurs et développeurs de Wims. Il s'agit d'un moteur produisant des pages web interactives d'intérêt pédagogique, piloté par des modules rédigés dans un langage de haut niveau. Il y a actuellement plus de 1 000 modules, chacun offrant plusieurs exercices différents. Ils ont été développés par des enseignants de manière bénévole et correspondent à leurs besoins. Le moteur compose à chaque demande un exercice interactif à contenu aléatoire nouveau. Le moteur bénéficie de plusieurs logiciels libres de haut niveau pour du calcul symbolique, des reconnaissances de syntaxes avancées, des dessins dynamiques. On ne saurait citer toutes les associations analogues. Nous terminerons en mentionnant Framasoft [4] et ses 2,5 millions de visiteurs mensuels, que l'on ne présente plus ! Le pôle de compétenceslogiciels libres du SCEREN Il regroupe à ce jour 23 CRDP. Son activité s'organise autour de trois objectifs principaux :
Le pôle a en permanence la préoccupation de participer à la réflexion générale sur les enjeux et la portée du libre, de donner des éléments d'une culture du libre (sa philosophie, ses licences de logiciels et de ressources), de faciliter la compréhension des problématiques liées aux formats et standards ouverts, à l'interopérabilité, sans oublier les enjeux du travail collaboratif. Un appel d'offres de la Région Ile-de-France pour un ENT libre Dans son rapport, la mission E-educ, confiée par Xavier Darcos à Jean Mounet, président de Syntec-informatique, a réaffirmé l'importance du chantier des ENT (Environnement numérique de travail). L'ENT est un portail, auquel on accède à partir d'une connexion Internet. Il permet aux différents acteurs de l'éducation (professeur, élève, proviseur, parent d'élève etc.) d'avoir un accès sécurisé à un ensemble de ressources et services liés à l'enseignement. La Région Île-de-France a publié un appel d'offres d'un ENT libre destiné aux 471 lycées franciliens. Le marché, estimé entre 12 et 24 M€, est prévu pour une durée de 6 ans. Le principe de la liberté d'usage, de modification et de redistribution du code source a été retenu, afin de garantir la maîtrise de l'ENT, la liberté d'en étudier le fonctionnement, de l'adapter à ses besoins et d'en publier les améliorations. La possibilité est ainsi offerte à toute collectivité qui le souhaite, et notamment aux Conseils généraux franciliens, d'accéder sans coût de licence additionnel à l'ENT. L'appel porte donc sur un ENT libre : un évènement d'importance. Des enjeux divers et forts Il y a des enjeux financiers du libre, la question étant moins celle de la gratuité que celle du caractère raisonnable des coûts informatiques. Les logiciels libres permettent de réduire d'une manière très significative les dépenses informatiques dans le système éducatif. Les collectivités locales sont de plus en plus sensibles à cet aspect des choses, notamment pour le poste de travail avec la suite bureautique OpenOffice.org. La licence GPL permet aux élèves, et enseignants, de retrouver à leur domicile leurs outils informatiques, sans frais supplémentaires et en respectant la légalité. L'enseignement requiert la diversité des environnements scientifiques et techniques. La compréhension des systèmes suppose l'accès à leur secret de fabrication. Il y a de ce point de vue une convergence entre les principes du libre et les missions du système éducatif, la culture enseignante de libre accès à la connaissance et de sa diffusion à tous, de formation aux notions et non à des recettes. Des formes de travail en commun des enseignants et d'usages coopératifs, supposent des modalités de droit d'auteur facilitant l'échange et la mutualisation des documents qu'ils produisent. Du côté des usages éducatifs des TIC, on retrouve l'approche du libre. Il existe une transférabilité partielle de la philosophie du libre à la réalisation des autres biens informationnels, les ressources pédagogiques en particulier, en termes de mode de production et de droit d'auteur notamment, par exemple avec les licences Creative Commons. D'un côté, Sésamath met librement et gratuitement ses réalisations pédagogiques sur le web. De l'autre, elle procède à des coéditions, à des prix raisonnables, de logiciels, de documents d'accompagnement, de produits dérivés sur support papier avec des éditeurs public et privé, à partir des ressources mises en ligne. La question est posée de savoir si ce type de démarche préfigure un nouveau modèle économique de l'édition scolaire, une réponse et une voie de sortie de la période de turbulences [5] dans laquelle le numérique a plongé le monde de l'édition, et dont les débats qui ont accompagné la transposition en 2006 par le Parlement de la directive européenne sur les droits d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information, DADVSI, ont témoigné avec force. Une réponse aussi à la production des savoirs dans la société de la connaissance ? C'est ce que suggérait John Sulston, prix Nobel de médecine, quand il évoquait en décembre 2002 dans les colonnes du Monde Diplomatique les risques de privatisation du génome humain : « les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l'instar du modèle de l'open source pour les logiciels. » D'une manière générale, la question posée est celle de savoir dans quelle mesure l'approche des logiciels libres préfigure des évolutions sociétales lourdes. En effet, il y a de plus en plus de biens informationnels, d'immatériel dans les biens matériels produits, de connaissance et d'informatique dans les processus de création de la richesse. Le libre est une façon de produire des logiciels de qualité qui a fait la preuve de son efficacité à grande échelle. Ses licences ont permis de constituer au plan mondial un bien commun informatique. Certes, les avancées du libre rencontrent des résistances. Rien de plus normal car les enjeux sont forts. Mais ces résistances – aux logiciels et aux ressources libres – correspondent-elles à une position de force ou, au contraire, constituent-elles sur la durée du temps long d'un mode de production des combats d'arrière-garde ? L'immatériel et ses coûts marginaux qui tendent vers zéro permettent l'abondance pour tous. Est-il réaliste de vouloir imposer la rareté culturelle en s'opposant à la logique de l'outil technique (quelque part le copyright est un non-sens sur Internet) ? Pas sûr. Où se situe l'efficacité quand il s'agit de produire des biens de connaissance en général ? Comme pour les logiciels, du côté de l'ouverture, de la coopération, des biens communs et publics ? Ou avec des barrières, de la concurrence et de l'appropriation privative ? Les enjeux du libre le concernent en tant que tel, bien sûr, mais aussi en ce qu'il peut signifier pour l'ensemble de la société. Alors ? On se souvient de Boris Vian, auteur-compositeur-interprète, musicien de jazz, écrivain... et centralien. Dans En avant la zizique (1958, éditions Le livre contemporain), il pointait une relation conflictuelle, en observant l'attitude du commerçant qui intime à l'artiste de « se contenter de son talent et de lui laisser l'argent » et qui s'ingénie souvent « à brimer ce qu'il a fait naître en oubliant qu'au départ de son commerce il y a la création ». Boris Vian remarquait que « le commercial se montrait également agressif par rapport au bureau d'études qui s'apprêtait à lui porter un coup dont il ne se relèverait pas, à savoir l'automation de ses fonctions ». Et de lui conseiller d'en profiter car cela ne durerait pas éternellement. Vision prémonitoire ? Et l'on se souvient aussi de Victor Hugo qui, en son temps, disait que « le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n'est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain, car l'intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous ». Encourager la création/diffuser la connaissance à tous : le dilemme de la propriété intellectuelle demeure. Jean-Pierre Archambault Paru dans Linus + n° 46 de septembre 2008, http://lpmagazine.org/. NOTES [5] http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0602a.htm, ___________________ |
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