Du côté des États-Unis : notes de voyage

Georges-Louis Baron
 

     Je me suis rendu aux USA en février 2005 pour une mission portant sur les technologies dans la formation des enseignants. Les lignes qui suivent relatent certaines des observations que j'ai effectuées.

     Chacun sait que l'organisation de l'éducation est différente aux USA de ce qu'elle est en France : Il n'y a pas de curriculum national, mais il existe un très grand nombre de « systèmes scolaires » (plus de 15 000), implantés dans les différents états. Les centres de décision sont assez nombreux, le contrôle a priori est plus faible que dans notre pays et, en conséquence, davantage d'importance est accordée à l'évaluation a posteriori. L'État fédéral intervient principalement pour édicter les lois s'appliquant à tout le territoire et pour impulser des actions incitatives en finançant des projets (grants). D'autres types de financement existent également, notamment à l'initiative de fondations sans but lucratif (not for profit) et de regroupements charitables (Charities [1]).

     La poursuite d'études supérieures représente, pour les étudiants et leur famille, un investissement relativement conséquent.

     Par exemple, si on considère les programmes sur quatre ans, une institution publique réputée comme l'Université de Virginie demande environ 6 000 $ par an aux résidents de l'état et plus de 20 000 $ aux autres. Les tarifs des universités privées sont plus élevés. Une publication du service national de statistiques (NCES, 2004) évalue ainsi la moyenne des droits d'inscription à 4000 $ dans le public en 2002/2003, à plus de 14 000 $ pour le privé sans but lucratif et 11 000 $ pour le privé à but lucratif. Ces tarifs ne comprennent pas les coûts afférents comme le logement... Ils sont en augmentation sensible depuis 1997-98 (environ 30 %).

     J'ai été frappé de l'existence de grandes différences entre états de l'Union. Par exemple, R. et J. McNergney relèvent dans leur manuel de formation d'enseignants : Foundations of education, the challenge of professional practice que la dépense annuelle moyenne par élève variait aux USA en 2001 du simple au double. Les salaires annuels moyens des enseignants variaient pour leur part d'environ 30 000 $ dans le Dakota du sud à plus de 53 000 $ dans le Connecticut.

     Le modèle général de la formation initiale des enseignants est très différent du nôtre (on forme des enseignants dans différentes institutions d'enseignement supérieur puis ces derniers cherchent à vendre leur force de travail sur le marché). Les formations sont dispensées selon diverses modalités dans différents types d'institutions (colleges of education, schools of education...).

     Dans une majorité de cas, les enseignants débutants ont des permis d'enseignements conditionnels, puis provisoires, valables pendant une durée limitée et dans un état. Ils commencent en général par une période d'induction, pendant laquelle ils sont suivis par un mentor. De manière préoccupante, plus de 40 % arrêtent l'enseignement dans les cinq premières années (NCTAF, 2003), phénomène qualifié d'attrition (c'est-à-dire d'usure). Le renouvellement des permis d'enseigner dépend en particulier de l'engagement en formation continue ou, comme dit maintenant aussi en France, du « développement professionnel ». La formation continue représente ainsi un enjeu important et, par ailleurs, un marché considérable.

     La mise en application depuis 2002 par l'administration Bush de la loi « No Child Left Behind » (NCLB) continue à générer des effets assez forts sur les enseignants et les institutions de qui les forment. Cette loi est fondée sur l'idée de l'accountability, dont l'idée fondamentale est celle de rendre les personnes et les institutions comptables des actions engagées. La loi prévoit, pour les états, les systèmes scolaires et les écoles, la notion de « adequate yearly progress », c'est-à-dire de progrès annuel adéquat, mesuré par des tests standardisés administrés aux élèves au niveau de l'état, plusieurs fois dans leur scolarité [2]. Les performances des différentes écoles sont calculées. Dans celles dont les résultats sont insuffisants, des « mesures correctives » peuvent être apportées, comme financer les parents pour qu'ils puissent scolariser leurs enfants ailleurs.

     Une pression forte s'exerce sur les programmes de formation d'enseignants pour qu'ils explicitent le type de plus-value qu'ils apportent à ceux qu'ils forment en ce qui concerne les apprentissages des élèves. Tâche redoutable dans la mesure où l'effet de la formation des enseignants ne se convertit pas simplement en scores d'élèves à des tests standardisés.

     Les tests, donc, représentent un marché très important, dominé par quelques organisations (comme l'Educational Testing Services [3]). Ils sont le plus généralement à choix multiples mais un débat se poursuit quant à l'opportunité d'offrir des instruments mesurant des compétences plus élaborées, notamment en demandant aux élèves d'écrire de cours textes. Un des problèmes de ce dernier type de solution est bien entendu lié à la difficulté à corriger automatiquement les productions des élèves.

     Un certain nombre de présentations au colloque auquel j'ai participé (celui de l'American Association for Colleges of Teacher Education–AACTE) se sont intéressées aux « voies alternatives de formation d'enseignants » (alternate routes). Une proportion notable des enseignants actuels vont en effet prendre leur retraite dans les années à venir et les états sont à la recherche de programmes alternatifs, recrutant des personnes ayant déjà une expérience professionnelle et souhaitant devenir enseignants, soit par choix soit, faute de mieux, dans le cas où ces personnes exercent dans des secteurs où sévit un fort chômage.

     Les programmes correspondants paraissent très variables ; ils me semblent se dérouler dans une certaine urgence et poser des problèmes à ceux qui suivent des formations traditionnelles (notamment dans la mesure où la scolarité des recrutés dans un programme exceptionnel est souvent prise en compte par le programme contrairement à ce qui est la règle pour les étudiants traditionnels).

     Concernant les technologies, les importants programmes fédéraux lancés au début des années 2000 relativement à la formation des enseignants aux TICE (PT3 : Preparing teachers for Tomorrow Technology) arrivent à leur terme ; la question des actions qui leur succéderont est encore me semble-t-il non tranchée.

     Cette question des TICE donne lieu à un débat : certains groupes d'intérêt protestent contre leur déploiement généralisé. Ainsi le rapport de l'Alliance for Childhood paru à l'automne 2004 (Tech Tonic), est très critique sur le déploiement des technologies à l'école.

     L'administration fédérale, pour sa part, insiste sur les possibilités ouvertes. Un récent rapport de l'administration fédérale (Toward a New Golden Age in American Education. How the Internet, the Law and today's students are revolutionizing expectations) argumente l'intérêt des technologies, le bien fondé de la loi NCLB et propose un certain nombre de propositions. Parmi elles, on relève des orientations comme engager des changements systémiques, améliorer la formation des enseignants, encourager l'accès haut débit, mais aussi considérer des financements innovants, supporter le e-learning et les écoles virtuelles, aller vers contenus numériques, intégrer les systèmes d'information. Ce dernier objectif insiste sur le fait que disposer de systèmes d'information interopérables permettra d'aboutir à une meilleure allocation de ressources, une plus grande efficacité du management, et à « une évaluation en ligne des performances d'élèves permettant de donner aux éducateurs (empower educators) les moyens de transformer l'enseignement et de personnaliser l'instruction » (p. 44).

     Au total, dans le milieu où j'ai évolué (des formateurs d'enseignants), les technologies m'ont semblé avoir une assez bonne image, dans la mesure notamment où elles permettent de donner accès à des ressources. J'ai été assez frappé par l'intérêt porté aux différentes formes d'instrumentation de l'activité enseignante, qu'il s'agisse de systèmes de gestion d'évaluations d'élèves ou bien d'instruments et de ressources à disposition des enseignants : ressources web, portfolios, systèmes de mutualisation de ressources... J'ai également pu voir quelques exemples développés par le Curry Center for Technology and Teacher Education de l'Université de Virginie, visant à mettre en oeuvre des systèmes de tablettes (ordinateurs ultra légers sans clavier fonctionnant sous Windows-XP) couplés par liaison radio (Bluetooth) avec un micro projecteur d'écran.

     Le marché des ressources électroniques, en particulier pour le développement professionnel (c'est-à-dire la formation continue), m'a semblé en pleine expansion. L'analyse d'un certain nombre de ces ressources permet de constater qu'une portion d'entre elles sont produites par des institutions non marchandes. Certaines visent à proposer des curricula, c'est-à-dire en fait des cheminements d'élèves sur un sujet par rapport à des finalités (goals) et des objectifs opérationnels (objectives) donnés. Dans la tradition de l'instructional design, le curriculum est alors sans doute assez proche de ce que nous appellerions un scénario.

     J'ai assisté à une intéressante conférence donnée par Helen Barrett sur les dilemmes autour des portfolios électroniques, selon qu'on les considère comme des narrations visant à développer des apprentissages profonds (portfolio as story) ou bien comme des moyens d'évaluation (portfolio as test). C'est ce dernier choix qui est effectué par un certain nombre d'états, avec pour conséquence une scolarisation du portfolio. Dans ce cas, sa composition peut être très précisément fixée en termes de nature et de nombre d'artefacts le composant et il est considéré par les élèves comme un exercice scolaire auquel il faut bien se soumettre.

     On retrouve ici un exemple d'un phénomène bien repéré, un avatar d'une tension entre instructivisme et constructivisme, entre outil au service des apprentissages ou bien de l'organisation des apprentissages et la question fondamentale de l'implémentation d'activités d'apprentissage à mobilisant les apprenants. En prenant le cas des portolios, Helen Barrett a développé une analyse de cette tension et suggéré des pistes pour mettre en place une évaluation formative (assessment for learning) et non une évaluation sommative (assessment of learning).

     Cette tension ancienne se produit dans un champ soumis à une série d'attracteurs interdépendants : celui des politiques publiques (qui insistent actuellement sur le rendre compte), ceux des praticiens et d'associations sans but lucratif et celui du marché, dont les produits contribuent à configurer l'offre. Une telle situation, qui n'est pas propre aux États-Unis, présente ainsi un potentiel d'évolution assez important.

10 avril 2005

Georges-Louis Baron
Laboratoire EDA – EA 3626
Faculté de Sciences humaines et sociales - Sorbonne
Université René Descartes

Quelques références

ALLIANCE FOR CHILDHOOD (2004). Tech Tonic : Towards a new Literacy of Technology ; http://www.allianceforchildhood.net/projects/computers/pdf_files/tech_tonic.pdf, 114 p.

Baron, Georges-Louis (2004). « Jeunes, TIC et école. Questions de compétences » ; Les dossiers de l'ingénierie éducative n° 49, décembre 2004, p. 87-89.

Baron, Georges-Louis, Bruillard, Éric (2003). Les technologies de l'information et de la communication en éducation aux USA : éléments d'analyse sur la diffusion d'innovations technologiques. - Revue Française de Pédagogie ; n° 145. - p. 37-50.

Barrett, Helen (2004). Digital Stories of deep learning. e-portfolio ;
http://electronicportfolios.com/portfolios/Melbourne2004.pdf.

Mcnergney, R. & J. Foundations of education. The challenge of professionnal practice, 4e édition, Pearson, Allyn & Bacon, 444 p.

NCTAF (2003). No Dream denied ; A pledge to America's Children,
http://www.nctaf.org/article/index.php?g=0&c=4&sc=16&ssc=&a=6

NCES (2004). Postsecondary Institutions in the United States : Fall 2002 and Degrees and Other Awards Conferred : 2001–02,
http://nces.ed.gov/pubs2004/2004154.pdf.

US DEPARTMENT OF EDUCATION. Office of educational technology (2004). Toward a New Golden Age in American Education. How the Internet, the Law and today's students are revolutionizing expectations,
http://www.nationaledtechplan.org/theplan/NETP_Final.pdf.

Exemple de curriculum :
http://www.nps.gov/jeff/LewisClark2/Education/LittlePomp/LittlePompLessonPlan.htm.

NOTES

[1] Ces dernières organisations sont exemptes de taxes fédérales sur le revenu et les donations qui leur sont faites sont déductibles des revenus des donateurs.

[2] http://www.doe.k12.ga.us/support/plan/nclb/ayp.asp.

[3] http://www.ets.org/. Cette organisation est désormais implantée en Europe, aux Pays bas, avec un bureau en Angleterre.

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