Vers de nouveaux rapports entre auteurs et éditeurs ?

LES AUTEURS NUMÉRIQUES INVESTISSENT LA TOILE

Jean-Pierre Archambault
 

On constate sur Internet l'explosion du nombre d'auteurs de ressources pédagogiques numériques. Détail sans conséquence disent certains... car des enseignants ont toujours réalisé des manuels scolaires. Et pourtant, il s'agit d'une évolution significative. Désormais circulent sur la Toile des manuscrits électroniques, élaborés collectivement, ce qui oblige à redéfinir le rôle des éditeurs, à repenser les notions de créateur et de droit d'auteur.

Les enseignants ont toujours réalisé des documents à l'intention de leurs élèves en préparant leurs cours. Jusqu'à l'arrivée de l'ordinateur et d'Internet, une élaboration coopérative avec des collègues et la visibilité des ressources produites ne pouvaient aller au-delà d'un cercle restreint et rapproché. Modifier un document écrit à la main était et demeure une opération « lourde », qui plus est quand il circule et que chacun y met sa griffe. Les photocopieuses étaient rarissimes, les machines à alcool fastidieuses à utiliser. Des échanges sur une plus grande échelle supposaient de mettre en forme des notes manuscrites, et la machine à écrire manquait de souplesse, ne tolérant pas vraiment les fautes de frappe. Le manuel scolaire était alors la seule perspective pour une diffusion élargie, l'éditeur le passage obligé, et on lui accordait d'autant plus facilement des droits sur la fabrication des ouvrages que l'on ne pouvait pas le faire soi-même !

DES AUTEURS PAR MILLIERS

Aujourd'hui, les conditions de la production des ressources pédagogiques, numériques pour une part en augmentation régulière, ont radicalement changé. Les outils de réalisation des contenus (du traitement de texte aux logiciels de publication) se sont banalisés. Internet favorise la mise en place efficace d'un travail collectif d'enseignants disséminés sur un vaste territoire, à la manière des programmeurs qui écrivent des logiciels libres. Internet permet aux auteurs de toucher un vaste public potentiel qui peut aisément reproduire leurs documents, les utiliser, les modifier... La nouveauté réside donc dans la circulation et l'utilisation à grande échelle de « manuscrits électroniques » (des « brouillons » même, au bon sens du terme) élaborés collectivement. La profusion des ressources éducatives que l'on peut consulter sur Internet est là pour en témoigner.

Nombreux sont les exemples de ces productions, qui donnent lieu à des coopérations diversifiées regroupant enseignants, associations, éditeurs publics, collectivités territoriales et éditeurs privés. En collaboration avec le CRDP de Basse-Normandie, le ministère de l'Éducation nationale édite un cédérom de ressources et de pratiques pédagogiques en sciences physiques et chimiques. Libre de droit pour les usages en classe, il est constitué de documents provenant d'équipes d'enseignants, extraits des sites web académiques et d'Educnet. Une équipe de formateurs de l'IUFM de Lyon développe un cédérom de formation à l'intention des enseignants du premier degré, qui porte sur « Le devenir des aliments en cours de digestion » et qui est distribué gratuitement [1]. Les réalisations d'une association de professeurs de mathématiques de collège (Sésamath) sont librement et gratuitement accessibles sur la Toile, et donnent lieu parallèlement à un partenariat avec le CRDP de Lille pour l'édition de cédéroms et de manuels scolaires. À l'initiative de l'Inspection pédagogique régionale de l'académie de Créteil, un site pour la discipline génie électronique est mis en place (électron à l'adresse www.electron.cndp.fr). Un groupe de la mission veille technologique du CNDP recense, examine et documente les logiciels libres pédagogiques. Les résultats de cette activité sont librement et gratuitement accessibles sur Internet [2]. Dans le même temps, le Conseil général de Seine-et-Marne finance la réalisation d'un cédérom (Débian Éducation, distribution pédagogique libre) issu des travaux du groupe, et installé sur tous les postes de travail élèves des collèges du département mis en double amorçage (Windows et Linux)...

Il existe des auteurs par milliers. Même si les enseignants, par perfectionnisme ou modestie excessive, ne mettent pas spontanément à disposition de leurs collègues leurs documents, un pour cent seulement de ceux qui le font représente un vivier de huit mille auteurs. Les gisements de productions éducatives spontanées ne devraient pas s'épuiser de sitôt, sauf à ce que les enseignants cessent de préparer leurs cours ! Il serait dommageable de ne rien faire de cette volumineuse matière première pédagogique. Les éditeurs sont désormais amenés à composer avec des auteurs pour lesquels leurs comités de lecture (certains les disent « de censure ») ne sont plus des points de passage imposés pour se faire connaître. Ils doivent également partager la « certification de la qualité », car Internet et ses forums de discussion ont instauré une concurrence nouvelle en favorisant la libre expression, les critiques des utilisateurs, les recommandations des « leaders d'opinion »... Pour autant leurs fonctions de sélection, de prescription, de regroupement dans des collections, de facilitation de l'accès (thématique par exemple) aux documents subsistent. Un auteur de textes peut assez aisément être autonome dans la mise en forme de ses productions. Il n'en va pas de même pour des réalisations incluant images fixes ou animées. Les éditeurs ont toujours un rôle à jouer. Simplement, ils doivent le redéfinir en partie, dans un contexte nouveau où la présence en nombre d'auteurs, qui prennent l'initiative de publier, modifie les équilibres et les rapports de force du secteur. Ainsi, les sites les plus visités par les enseignants sont ceux des associations de spécialistes, d'enseignants, devant les sites de l'institution (ministère, CNDP, académies, CRDP)... et loin devant ceux des grands éditeurs privés [3]. De quoi rendre ces derniers un peu perplexes.

UN TRAVAIL COOPÉRATIF

Les enseignants, en tant que producteurs de gratuité sur Internet, sont des partenaires bienvenus, et non des concurrents illégitimes. Les biens informationnels ne sont plus liés rigidement à un support physique donné. Leurs coûts de diffusion et de reproduction ont tendance à devenir négligeables, alors que leurs coûts de conception et de production restent importants. L'incertitude quant au devenir des produits est d'autant plus obsédante que la quasi totalité des investissements est engagée avant que le premier exemplaire ne soit vendu. Il y aurait donc quelque myopie à ne pas s'appuyer sur les produits quasiment finis que sont les ressources pédagogiques mises à disposition sur Internet, pour le moins des maquettes et des prototypes grandeur nature, et dont on peut déjà savoir si elles sont appréciées ou non des enseignants et des élèves.

Les éditeurs peuvent également s'inspirer pour le propre compte de l'approche du logiciel libre et de son modèle économique et faire preuve d'un peu d'audace. Par exemple, tel éditeur permettra l'intégration libre de documents de son encyclopédie électronique dans des scénarios pédagogiques réalisés par des enseignants, avec une licence non exclusive lui laissant la possibilité de les commercialiser dans des versions ultérieures. Ils devraient également poser un autre regard sur la « copie » et penser en termes de complémentarité des supports. L'expérience montre que la mise sur Internet d'un livre, loin de lui nuire, en constitue une promotion. Les livres les plus vendus en librairie sont ceux qui ont été les plus consultés sur la Toile. Le CRDP de Montpellier met ses revues pédagogiques en ligne sans que ses ventes n'en soient affectées, bien au contraire.

Les TIC favorisent la production coopérative. Pour pouvoir coopérer, les auteurs numériques doivent disposer d'un contexte et d'outils leur permettant de travailler sur des documents communs et de se les échanger, de réaliser des produits complémentaires. Cela signifie droit à la compatibilité et l'interopérabilité. Qu'est-ce que je fais si mon traitement de texte ne peut pas lire les fichiers de mes interlocuteurs ? Ou si je ne suis pas dans un environnement de type Internet où des formats de données (HTML) et des protocoles de communication (TCP/IP) permettent à tout un chacun d'échanger avec les autres ? Les interfaces, les formats de données et les protocoles de communication sont des arbitraires peu innovants, mais ils constituent néanmoins des aspects indispensables à la production collaborative de ressources numériques. Ils devraient être considérés comme des biens publics. Il faut donc protéger les innovations effectives tout en réglant le problème des connaissances communes. Première voie : la normalisation et les standards qui indiquent ce que doivent être les arbitraires nécessaires à l'interopérabilité, mais qui doivent être ouverts, c'est-à-dire connus de tous. Deuxième voie, complémentaire de la précédente : l'approche du logiciel libre dans laquelle tout est révélé puisque l'on dispose du code source. L'une et l'autre constituent des réponses effectives à la question de la coordination d'agents décentralisés. Permettant l'interopérabilité, les normes assouplissent les contraintes attachées à la protection. L'arbitraire étant déterminé, point n'est alors besoin de contraindre un développeur à révéler ses choix, et ses codes sources. S'appliquant aux interfaces et conditions de compatibilité, la normalisation ne s'oppose pas à la protection. Fondement de la notion de système ouvert, des standards non propriétaires, qui spécifient comment les composantes interagissent à leur interface sans spécifier le produit lui-même, permettent à celui-ci de demeurer propriétaire. Les standards ouverts sont une condition sine qua non des créations coopératives des auteurs numériques.

INFLUENCES ET PLAGIATS

Dans les conditions nouvelles de production collective, il est difficile d'associer précisément un créateur à une œuvre, de savoir qui est l'auteur, de discerner les influences et les contributions des uns et des autres. Mais cette situation est-elle si nouvelle que cela ? Roland Barthes parlait déjà de « la mort de l'auteur ». Un auteur puise dans la culture commune de l'humanité et crée à partir des œuvres de ses prédécesseurs, en s'y référant, en s'amusant avec elles. L'acte de création est souvent le fruit de la réappropriation d'une œuvre tierce. L'originalité absolue, jaillissement spontané d'une forme sans modèle ni filiation, est impossible. De ce point de vue, il est primordial que l'héritage culturel du passé, et du présent, relève essentiellement du domaine public afin qu'il demeure, pour tous, source d'inspiration des créations futures. Les « influences » ne sont pas du vol. Quel enseignant n'a pas construit un cours original à partir de ce que lui ont transmis ses professeurs et de ce qu'ont déjà fait des collègues, et en le commercialisant éventuellement ? En revanche, les vraies contrefaçons se débusquent aisément sans conteste, tant la dissimulation est délibérée. C'est ainsi le cas quand des auteurs, signataires bien identifiés, ont recours sciemment à des techniques d'écriture rapide grandement facilitées par les outils informatiques : copier-coller et sous-traitance du travail de documentation et de mise en forme. Mais il y a ressemblance et ressemblance. Le plagiat n'a pas toujours été considéré comme un mal. Avant le Siècle des Lumières, il participait à la diffusion des idées. Un poète anglais pouvait prendre et traduire un sonnet de Pétrarque et se l'attribuer. Les œuvres de plagiaires comme Shakespeare sont une part vivante de l'héritage anglais. Molière, lui aussi, a beaucoup emprunté, du « plomb », et il a rendu de « l'or ». L'idée, aussi ancienne qu'intéressante, selon laquelle la musique d'un compositeur pouvait librement inclure une appropriation de la musique d'un autre est désormais tenue comme une activité relevant des tribunaux. Personne ne se formalisait de cette tradition multiséculaire d'appropriation en vigueur dans la musique classique, tant que cette musique ne pouvait être entendue que jouée en public par des musiciens en chair et en os. Il faut veiller à ne pas dénaturer et stériliser des pans entiers de l'activité culturelle. C'est le cas quand on « criminalise » des formes d'expression fondées sur la « référence directe » (comme le surréalisme en son temps), ou faites d'une combinatoire des œuvres existantes, dans laquelle on recontextualise des objets pour en détourner le sens, ou de collage avec des matériaux de récupération tels que des emballages et des photographies (comme les cubistes dans les premières années du XXe siècle). C'est aussi le cas quand on « stigmatise » d'une façon excessive l'usage du photocopieur dans les établissements scolaires, même si certaines pratiques présentent un caractère compulsif manifeste.

LA RHÉTORIQUE DU DROIT D'AUTEUR

La loi doit reconnaître le droit inaliénable qu'ont les artistes et les créateurs, et non les éditeurs ou les industriels, à définir eux-mêmes leur art et leurs activités. Fondamentalement, la création (intellectuelle, artistique, scientifique...) est un champ de l'activité humaine dont la logique et les ressorts diffèrent de ceux du commerce. Ainsi, les auteurs asiatiques considèrent-ils comme un honneur la copie de leur œuvre. N'est-ce pas là en effet une façon de la « reconnaître » ? Un chercheur chinois peut ne pas « comprendre » qu'on lui attribue la paternité d'une découverte, convaincu qu'elle est le résultat des travaux de tout son laboratoire. Si l'argent impose ses vues, ses règles, s'il envahit la création jusqu'à la « polluer », cette dernière risque fort d'y perdre son âme (la menace vaut aussi pour le sport).

La rémunération du travail intellectuel - plus difficile à mesurer que le travail manuel - a toujours été une question délicate, surtout quand il ne consiste pas en une activité de service. Elle est en relation avec le statut des travailleurs intellectuels. Une certaine distanciation avec les contingences et les incertitudes matérielles, une continuité s'inscrivant dans le temps long favorisent la réflexion et la création [4]. Il serait dommageable de l'oublier dans une période de débats intenses sur le rôle et la place du service public, et de tentatives d'inclure la culture, l'École et la santé dans la sphère des services marchands. En effet, une réponse à cette question de la rémunération de l'activité intellectuelle, qui a historiquement fait la preuve de son efficacité, est le statut de la fonction publique pour les chercheurs. La propriété intellectuelle (droit d'auteur, brevet...) constitue également une modalité de rémunération de la création, dans une individualisation qui assure un revenu. Son objectif fondamental est de favoriser la création des richesses, au nom de l'intérêt général, en conciliant incitation à l'innovation et diffusion technologique pour dépasser le dilemme entre performance individuelle et efficacité collective. Dans la réalité, la part de l'auteur ne représente que 10 % du prix d'un produit. La grande majorité des créateurs ne vivent pas actuellement de leurs créations. Alors droit d'auteur ou du diffuseur ? La rhétorique des droits d'auteur est davantage portée par les investisseurs en créativité (éditeurs, maisons de disques) que par les créateurs et les interprètes. Quelques conglomérats acquièrent des droits de propriété sur à peu près toutes les créations, concentrent la promotion sur quelques stars, compromettant ainsi la diversité culturelle. Les droits de propriété intellectuelle ont tendance à devenir un moyen de contrôle du domaine public intellectuel et créatif. Les équilibres sont fragiles, les perversions fréquentes, surtout à une époque où, la part de l'immatériel dans le produit national brut croissant sans cesse, les marchands ne peuvent que « s'intéresser » de près à la connaissance, sous peine de se retrouver dans une espèce de « chômage technique ». Savoir le droit d'auteur que l'on veut est un vrai débat qui concerne tous les citoyens. Pour autant, les auteurs se doivent de dire qu'ils n'acceptent pas « de jouer dans le système le rôle d'un personnage accessoire, auquel on consent comme une faveur un droit à rémunération (à condition qu'il ne pèse pas trop sur les budgets...), et qui, au fond, ne sert qu'à mourir pour calculer la durée de protection » [5].

Jean-Pierre Archambault

SCÉRÉN [CNDP]
Mission Veille technologique

Bureau national de l'EPI

Paru dans MÉDIALOG   n° 46, mai 2003.

NOTES

[1] « Le devenir des aliments en cours de digestion. Un cédérom de formation pour des enseignants du premier degré », Revue de l'EPI  n° 102, juin 2001.

[2] http://logiciels-libres-cndp.ac-versailles.fr

[3] Étude sur la consultation des sites web éducatifs par les enseignants, commandée en 2001 par le CNDP à l'OTE (Observatoire des technologies éducatives en Europe).

[4] Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville souligne qu'à la différence du Vieux Continent, il n'existait pas en Amérique de classe qui tenait en honneur les travaux de l'intelligence, et dans laquelle le penchant des plaisirs intellectuels et des loisirs héréditaires se transmettait avec aisance. Les Américains ne pouvaient donner à la culture générale que les premières années de la vie car, à quinze ans, ils entraient dans une carrière. Quand on étudiait une science, l'on n'en saisissait que les applications dont l'utilité présente était reconnue. À méditer au moment d'entrer de plain-pied dans la société de la connaissance.

[5] André Lucas, « Le droit d'auteur et l'interdit », revue Critique n° 663-664.

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