LITTÉRATURE ET INFORMATIQUE : 
DE LA POÉSIE ÉLECTRONIQUE 
AUX ROMANS INTERACTIFS

Alain VUILLEMIN

La « littérature », c'est par définition ce qu'on « lit ». Du moins était-ce ce qu'on avait l'habitude de « lire » jusqu'à présent sous une forme imprimée dans des livres. C'est également ce qui a commencé à être « affiché » depuis le début des années 1980 sur les écrans d'ordinateurs car la « littérature », c'est aussi quelque chose qui commence à être « créé » et à être « vu » désormais sur les consoles de visualisation des nouveaux équipements technologiques. Or, on l'ignore trop souvent, la création littéraire a commencé à s'intéresser très tôt à l'utilisation de l'informatique et des ordinateurs . Dès 1959, en France, Raymond Queneau et François Le Lionnais créent un éphémère « Séminaire de Littérature Expérimental » qui se transforma dès 1960 en l'« OULIPO », à savoir l'« Ouvroir de Littérature Potentielle », qui voulait s'intéresser aux ressources que pouvaient receler ces nouvelles « machines à traiter l'information »3 qu'on hésitait encore à appeler des « ordinateurs ». Entre-temps, les premiers vers libres électroniques avaient été composés historiquement, en allemand, en Allemagne, à Stuttgart par Théo Lutz. En français, ce ne fut réalisé qu'en 1964, au Canada, au Québec, à Montréal, grâce à un ingénieur, Jean A. Baudot, qui devint par la suite professeur d'informatique à l'université de Montréal. Les premières présentations publiques de « littéraciels » conçus en français (autrement dit de « logiciels » de création littéraires) n'ont eu lieu qu'en 1975 à Bruxelles, en Belgique, sous l'égide de l'Oulipo lors d'une exposition intitulée « Europalia ». Les premiers essais de publications télématiques ont été présentés ensuite, en 1986, à Paris, au Centre Georges Pompidou, lors d'une autre exposition sur les « Immatériaux ». C'était le temps des pionniers. C'était aussi celui des toutes premières expérimentations.

Cette situation évolue durant la période suivante avec la création de deux revues électroniques régulières, alire dès 1989 puis KAOS de 1990 à 1994. C'est aussi le lancement en 1994 par une maison d'édition électronique, la société Ilias, d'une collection de générateurs de textes qui était intitulée " Génération " . Ce sont enfin les premières fictions en mode " hypertexte " (sur des disquettes ou sur des cédéroms) comme Frontières Vomies de Jean-Marie Pelloquin en 1995 et 20% d'amour en plus  de François Coulon en 1996. En 1989, en effet, c'est une association, l'association " LAIRE " (pour " Lecture, Art, Innovation, Recherche et Expérimentation "), rebaptisée depuis en " MOTS-VOIR ", qui a fondé la toute première revue de poésie électronique française, alire. En ce domaine, en 1997, alire était toujours par ailleurs l'unique revue d'avant-garde de ce genre qui existât dans le monde. En cette même année 1997, un premier cédérom, intitulé Doc(k)s-Alire, a été produit par la revue française Doc(k)s en association avec la revue alire et un autre cédérom, Poèmes et quelques lettres, a été aussi diffusé, à peu près en même temps, en Hollande, par un autre auteur Patrick-Henri Burgaud. Dès 1994 également, un premier récit interactif, une " fiction hypertextuelle ", Fragments d'une histoire de Jean-Marie Lafaille avait déjà été distribuée, gratuitement, sur une disquette informatique et repris en 1996 dans le numéro 8 de la revue alire

Mais ce sont deux éditions à compte d'auteur, Frontières Vomies de Jean-Marie Pelloquin en 1995, sur une disquette et 20% d'amour en plus de François Coulon en 1996 sur un cédérom, qui ont vraiment fondé un genre littéraire nouveau, la " fiction hypertextuelle ", encore appelée la " fiction interactive " ou le " roman interactif " pour reprendre d'autres dénominations qui sont employées. Le théâtre, en France, est resté en retrait en comparaison, encore qu'un premier "drame interactif ", Sale Temps , élaboré par trois auteurs, Franck Dutour, Jacky Chiffot et Gilles Armanetti, ait été diffusé dès 1997.

Une littérature nouvelle a donc commencé de naître. Ses dénominations sont incertaines. S'agit-il d'une littérature " électronique ", " cybernétique ", " technologique ", " médiatique ", " hypermédiatique ", " panmédiatique " ou encore " informatique " ? Les qualificatifs se multiplient. Ils manifestent le caractère original et novateur de ces formes de recherches contemporaines. Ils traduisent aussi par leur multiplicité un malaise de la part des observateurs devant un phénomène qui paraît complètement étranger aux catégories littéraires connues. Il n'empêche que, pour en rester à ces premières manifestations, force est de constater que de nouvelles formes d'écriture médiatique commencent à surgir. La littérature n'est plus diffusée uniquement par les livres. Il existe désormais une " littérature " d'une nature nouvelle, qui ne peut être découverte, explorée et appréciée qu'à la condition de disposer d'un ordinateur et qui ne peut accéder à l'existence de surcroît que par l'intermédiaire de l'informatique. Tel est le paradoxe. En quoi consiste alors, en ce domaine, cet apport révolutionnaire des nouvelles technologies ? Qu'en est-il de cette littérature qui commence à émerger ? Jusqu'à quel point, de la poésie au roman en passant par le drame, existe-t-il, à travers ces expérimentations une démarche créatrice originale, induite par l'utilisation de l'informatique ? Que peut-on alors déduire, dans cette perspective, de son matériau privilégié, à savoir les " textes ", de son approche aussi, autrement dit de l'" interaction " avec un ordinateur, et, enfin, de sa redécouverte, en particulier à propos de ce que l'on commence à appeler l'" écrilecture " ?

 I. LE MATÉRIAU : LE TEXTE

Le matériau, le " texte ", à savoir le tissu de mots et l'agencement des parties du discours sur lesquels la création littéraire opère, tous ces éléments changent. Aussitôt qu'un " texte " est créé, en effet, ou seulement transféré sur un support informatique, il devient une entité différente, nouvelle, volatile, mobile et éphémère. C'est sur ces aspects nouveaux, inédits, changeants et mouvants des " textes " que les auteurs, les poètes ou les romanciers, vont agir et, cela, qu'il s'agisse des mots qui y sont employés, des signifiants qui y sont utilisés ou des significations symboliques qui sont y suggérées.

Les mots, les éléments du langage écrit dont se constitue la matière d'une oeuvre littéraire, qu'elle soit poétique ou romancée, ne sont plus tout à fait semblables sur un écran d'ordinateur à ce que l'on croyait qu'ils étaient auparavant sur une page d'un livre. Ils apparaissent sur un écran comme des suites de caractères typographiques mouvants dont les auteurs peuvent décider à volonté soit de les figer à l'instar de la manière dont un texte imprimé se présente soit, au contraire, de leur donner une vie, une animation, une instabilité inattendues. Des écrivains comme François Coulon ou Jean-Marie Pelloquin ont tendance à rester assez traditionnels dans leurs fictions interactives respectives, 20 % d'amour en plus ou Frontières Vomies. Les textes sont figés. Ils apparaissent ou ils disparaissent d'une séquence à une autre au fil des tâtonnements des lecteurs. Les poètes, Tibor Papp, Claude Maillard, Frédéric de Velay, Jean-Marie Dutey ou Philippe Bootz, ou encore Patrick-Henri Burgaud, préfèrent agir plutôt sur les mots. Ils les malmènent, ils les triturent, ils les transforment, ils les métamorphosent en des entités, étranges, déconcertantes, animées d'une vie propre. D'autres encore, Jean-Pierre Balpe dans la Tentation de Tantale,Patrice Zana dans Paysages sans ombres ou Marie Étienne dans Descendue d'un village, préfèrent chercher à les utiliser en des formes d'écritures dites " générées " [par ordinateur] qui relèvent quelquefois de la prose poétique, ainsi que l'illustrent les générateurs et les synthétiseurs de récits diffusés dans la collection " Génération " de la maison d'édition électronique Ilias.

Les signifiants, les matériaux linguistiques concrets qui sont utilisés, vont alors des unités les plus élémentaires, l'image d'un caractère alphabétique ou alphanumérique, jusqu'à la présentation typographique, visuelle, d'une phrase ou d'un paragraphe ou encore d'une page de texte sur un écran. C'est ce que Tibor Papp ou Patrick-Henri Burgaud ont tenté d'explorer dans leurs créations respectives. Ces matériaux, ces " signes ", deviennent la source de multiples recherches sur des correspondances symboliques, linguistiques, sémantiques, intellectuelles, voire affectives, sur lesquelles les auteurs travaillent désormais, soit pour explorer ce qui constituerait la source de ces significations et de ces effets, comme ont tendance à le faire Tibor Papp dans Les très riches heures de l'ordinateur  ou Philippe Bootz dans À bribes abattues . Aux lecteurs d'être perspicaces et attentifs.

Les significations, les sens qui sont conférés aux signes précédents, deviennent à leur tour l'objet même de la réflexion et de la démarche créatrice. Dans les Hymnes à la femme et au hasardde Philippe Bootz, dans les Stances d'amour éternelde Jean-Pierre Balpe et comme dans 20 % d'amour en plus aussi de François Coulon, même si c'est sur un autre plan dans ce dernier cas, il s'agit d'utiliser ces éléments qui sont fournis à la fois par l'invention des auteurs et par l'intervention de l'ordinateur, pour les transformer en autant d'instruments et d'évocation. Il s'agit de stimuler l'imagination des lecteurs pour évoquer dans leur conscience et dans leur mémoire un univers imaginaire indéfini, complexe, infiniment ouvert et enrichi par le libre jeu de ces correspondances symboliques...Le principal matériau sur lequel opère la littérature, à savoir ce qu'on continue à appeler un " texte ", se transforme. Il se transmue non seulement sur un plan matériel et technique en changeant en quelque sorte de " statut ", d'état, dans la mesure où les mots, les signes linguistiques ou langagiers, et ce qui en constitue les signifiants et les significations contradictoires, deviennent ainsi indéfiniment sécables et malléables. Ils se sont mués en réalité en des symboles d'une nature poétique nouvelle, " matérique ", à la fois matérielle, intellectuelle et spirituelle, pour reprendre un néologisme forgé par Philippe Castellin, l'un des animateurs de la revue française Doc(k)s dans une thèse soutenue en 1997 à Paris, en Sorbonne, sur l'histoire, les formes et le sens des recherches poétiques immédiatement contemporaines. Ces " textes " acquièrent une dimension, une épaisseur " matérique " et symbolique nouvelle, plus ou moins dense, plus ou moins complexe selon que ces textes se réduisent à quelques énoncés ou à quelques phrases, par exemple, dans le cas des poèmes animés qui ont été diffusés par la revue alire, ou qu'ils se démultiplient au contraire en plusieurs centaines ou milliers de pages et de versions différentes dans le cas d'un récit interactif ou d'un roman généré. L'informatique, l'instrument, transforme ainsi radicalement non seulement l'objet de la littérature mais aussi ce qui en constitue le matériau privilégié, les " textes " et les " signes ", et donc, en même temps, la manière de les approcher.

II. L'APPROCHE : L'INTERACTION

L'approche, l'" interaction ", autrement dit l'action réciproque qui s'établit entre un ordinateur et son utilisateur aussitôt que l'on se sert d'un système de traitement de l'information, transforme la relation qui était entretenue auparavant avec les matériaux précédents. Un ordinateur n'est pas une machine inerte. C'est au contraire un outil de création actif, surtout depuis l'adjonction des écrans aux micro-ordinateurs au début des années 1980. Il exécute des traitements, il modifie les textes, il transforme les oeuvres. Il prolonge l'activité créatrice. Il ne l'entrave pas. Il introduit ainsi une " innovation ", une dimension nouvelle dans le travail de création qui était inconnue auparavant dans la littérature. C'est cette " innovation " dans le domaine de l'art, de la lecture, de la recherche et de l'écriture que les fondateurs en France de l'association L.A.I.R.E. (pour " Lecture - Art - Innovation - Recherche -Écriture "), Claude Maillard, Tibor Papp, Philippe Bootz, Jean-Marie Dutey, Frédéric de Velay, avaient décidé d'explorer dès 1989 en concevant d'emblée leur nouvelle publication comme une " revue animée ", constituée par des " écrits de source électronique " pour en reprendre le sous-titre. Dès lors, selon le degré d'ingéniosité des auteurs et des créateurs concernés, cette innovation est devenue un moyen nouveau pour exécuter, animer et générer  des textes qui sont présentés comme inédits et aussi comme littéraires.

L'exécution et le fonctionnement des ordinateurs prédéterminent d'une manière directe l'existence de cette littérature. Cette poésie, ces romans, ces drames, ces fictions interactives n'existent nulle part à l'avance, en dehors de l'utilisation d'un ordinateur. Tout est créé en effet lors de l'" exécution " d'un logiciel de création littéraire, appelé tantôt un " littéraciel "  pour reprendre une formule adoptée par Paul Braffort et l'association française ALAMO, tantôt un " synthétiseur " comme le propose des auteurs portugais, Pedro Barbosa et Abilio Cavalheiro avec Sintex, tantôt un " générateur " comme Jean-Pierre Balpe le préconise, tantôt encore un " hypertexte " pour François Coulon ou Jean-Marie Pelloquin par exemple. Dans tous les cas, les " textes " qui sont concernés sont fabriqués à l'instant même où ils apparaissent sur un écran. Les ordinateurs en sont donc le truchement indispensable. Personne ne peut non plus y accéder sans disposer de l'équipement informatique ou technologique nécessaire. Inversement, cette littérature n'existe pas ailleurs, en quelqu'autre endroit que ce soit, en dehors de ces ordinateurs qui en conservent non plus les états définitifs mais les principes constitutifs. Un déplacement radical s'est effectué dans la conception même du processus de la création littéraire. Les fascicules imprimés successifs qui ont accompagné la publication de chaque numéro de la revue alire depuis 1989 expliquent fort bien ce qu'il en est. Comme en musique, l'" exécution " est devenue inhérente à l'existence de ces oeuvres littéraires novatrices. 
L'animation et le dynamisme, tels que le fonctionnement d'un ordinateur peut les produire ou en susciter l'impression, deviennent une caractéristique fondamentale de cette littérature inédite. La revue de poésie électronique alire, déjà citée, se définit ainsi d'abord comme une " revue ", c'est-à-dire comme une publication périodique, mais aussi somme une " source animée ", ainsi que son sous-titre le précise. L'insistance est mise sur l'élan, sur la vie et sur le mouvement, et aussi sur la plasticité, la mobilité et, enfin, par définition, sur le caractère éphémère de ces créations qui n'existent que dans l'instant - très fugitif - de leur surgissement et de leur déroulement sur un écran. Le cédérom Poèmes et quelques lettres de Patrick-Henri Burgaud, paru en 1997, montre ainsi comment on peut envisager d'" écrire " désormais de tels " poèmes animés ", composés de sons, d'airs de musique, de paroles enregistrées, de couleurs et de lettres typographiques en mouvement.

La génération et l'engendrement d'un texte radicalement inédit, à partir de rien, tentent alors d'explorer ces virtualités jusqu'à l'extrême. Le principe de cette autre forme de littérature électronique, de la " littérature générée par ordinateur ", c'est de créer, chaque fois, des textes uniques et chaque fois différents. C'est Absence insolite de Tibor Papp Autobiographie  ou les Stances d'amour éternel de Jean-Pierre Balpe. Ce sont les Comptinesde Bernard Magné ou encore les récits de Crimesde Christophe Petchanatz. À la limite, le générateur ne fabrique plus, comme Philippe Bootz a essayé de le faire dans Passages, qu'un " poème à lecture unique ", un " poème " qu'on ne pourra jamais lire deux fois. Dans cette direction, cette littérature a peut-être atteint l'une de ses frontières les plus extrêmes.

Avec l'" interactivité " ou l'" interaction ", on le constate, l'approche de la littérature se transforme radicalement. Des " écrits de source animée " aux fictions ou aux drames " interactifs ", c'est une littérature nouvelle, ce sont des oeuvres inédites, dynamiques mouvantes, fugaces, insaisissables, qui naissent sur les écrans, que ce soit dû à l'exécution d'un littéraciel, que ce soit provoqué par l'animation d'un texte électronique ou que ce soit encore produit par la génération d'un poème ou d'un fragment de récit par un ordinateur. En ce sens, la littérature interactive devient quelque chose d'autre, et l'écriture, l'acte qui la fonde, une action réciproque, où les relations entre l'auteur, le texte et le lecteur se transforment.

III. LA DÉCOUVERTE : L'ÉCRILECTURE

La découverte, c'est l'" écrilecture ", à savoir l'imbrication, la combinaison, voire la fusion des actes de " lecture " et d'" écriture" en une seule action. C'est la principale révélation que ces formes d'innovation et de création littéraires ont fait apparaître. Le phénomène est récent. Les premières prises de conscience et les premiers essais de formulation ont eu lieu au Portugal, au début des années 1970, par Pedro Barbosa et ont été reprises depuis dans un livre publié en 1996, au Portugal toujours, à Lisbonne, aux éditions Cosmos : A Ciberliteratura. Ces constatations ont été faites également, par la suite, par des érudits comme Orlando Carreño Rodriguez-Maribona en Espagne, en 1991, dans une thèse sur Nuevas Tecnologias de la informacion y creacion literaria, soutenue à Madrid devant l'université " Complutense". D'autres confirmations et témoignages ont été apportés depuis le début des années 1990 par des auteurs divers, des poètes, des écrivains et même par de premiers critiques, à propos de cette transformation de la perception de ce qu'on appelle la " littérature ", et notamment de trois de ses aspects constitutifs essentiels, à savoir la "lecture", l'" écriture " et, enfin, la " récriture".

La lecture, l'acte par lequel on découvre, on comprend et on interprète un texte, ne peut plus être conçu de la même manière. Un ordinateur est certes un instrument de lecture mais cet instrument est doté d'un écran dit de " visualisation ". Sur cet écran, un texte qui s'affiche est d'abord " vu " comme une " image " avant d'être " lu " comme un " texte ". C'est sur cette ambiguïté et sur cette dualité de l'apparence nouvelle que les textes prennent ainsi que jouent des auteurs, aussi bien des poètes comme Philippe Bootz ou Patrick-Henri Burgaud, que de premiers romanciers comme François Coulon. Ils conçoivent en effet d'abord des " textes à voir ", ensuite des " textes à lire ", pour reprendre le vocabulaire qui est utilisé par Philippe Bootz à ce propos. Ce sont Les Vagues de la mer [qui] dansent au chant des pierres de Patrick-Henri Burgaud. C'est À bribes abattues de Philippe Bootz. À la limite, comme l'observe Philippe Castellin à propos de la revue Doc(k)s, le " texte " qui est lu n'est plus l'unique source des effets poétiques. C'est au contraire son " image ", ou l'image à l'intérieur de laquelle il s'inscrit, qui prévaut.

L'écriture, l'acte qui consiste à écrire, à transcrire une phrase, un paragraphe, un texte sur un écran va aussi utiliser les ressources de cet écran en introduisant, par exemple, des effets de surgissement, de dédoublement, d'éclatement, d'amuissement, de renversement, de déroulement, dont le caractère prédéterminé ou aléatoire ne sera pas toujours prévu à l'avance par l'auteur. Le processus de l'écriture se déplace vers l'amont. Cet auteur détermine des règles d'écriture que l'ordinateur exécutera. L'auteur n'écrit plus le texte définitif, affiché ou imprimé, qui sera lu par le lecteur. C'est au contraire le lecteur qui va construire le parcours qu'il va effectuer. Ce processus peut même devenir à son tour l'objet d'une figuration symbolique C'est le cas dans Voies de Fait de Jean-Marie Dutey dont les mots qui constituent le texte s'affichent sur l'écran à l'intérieur de dalles carrées. L'irruption de la silhouette du lecteur (un lecteur fictif certes) sur ce dallage textuel, vue d'en haut, et la succession de ses mouvements en avant, en arrière, à droite ou à gauche, en fonction de l'action du lecteur réel et de ses interventions sur les touches du clavier modifie l'ordre d'apparition des mots. L'interactivité est conçue dans cet exemple comme la reproduction d'une véritable action concrète de la vie quotidienne. Ce sont les déplacements mêmes du lecteur actif qui déterminent la construction du texte.

La récriture, l'acte qui consiste à récrire un texte pour le modifier, que ce soit en remplaçant des mots, ou insérant des fragments de phrases, ou en modifiant les règles d'écriture précédentes à la volonté et au gré du lecteur, devient un aspect complémentaire et peut être fondamental de la lecture et de l'écriture. Un lecteur peut acquérir en effet une certaine autonomie de création. Il suffit que des auteurs acceptent de déléguer une partie de leur propre pouvoir de création du texte définitif. Ainsi que le déclare Pedro Barbosa, l'écriture devient " variationnelle ". L'auteur se contente de définir l'équivalent d'un canevas, en ménageant la possibilité au lecteur de multiplier des " variations " autour d'un " thème " général, à savoir les différentes variantes ou versions d'un même " texte " initial dont on peut modifier quelquefois jusqu'à la texture même. Le texte ne cesse de se métamorphoser. C'est aussi une autre perception de l'imaginaire qui s'esquisse, comme le confirment ces vers produits par un ordinateur, sur l'intervention d'un lecteur, Arnaud Gillot, à partir d'une exécution de Questionsd'amour et de poésie d'Henri Deluy et de Jean-Pierre Balpe :

" J'entr'ouvre le rêve ; le ciel entr'ouvre
" Un rêve qui brûle : la grêle
" bleue sur la page blanche
" Je vous ai toujours trouvé ainsi
" Craintif de ce qui pourrait
" ignorer la Folie. Vous aimiez
" Souvent ; la folie était trouvée :
" La folie était un besoin
" Vous aimiez souvent. Vous viviez
" Dans un monde hautain, où
" La vie était machinale "

Dans ce poème, qui a été " créé " sous la double action d'un auteur originel (et même de deux, Henry Deluy et Jean-Pierre Balpe) et d'un lecteur privilégié (Arnaud Gillot), et ceci par l'intermédiaire d'un logiciel et d'un ordinateur, l'amour de la poésie entraîne l'" écrilecteur " vers un univers étrange qui n'est pas sans poser de nombreuses questions, ne serait-ce qu'à propos de cet éloge paradoxal de la fureur et de l'inspiration poétiques présenté par un ordinateur ! On pourrait multiplier les exemples. Il suffit de se rendre compte que, dans ce processus, l'" interaction " a transformé l'acte de création en un acte de " co-création ", de création partagée, collectif et composite.

Une révolution intellectuelle, esthétique et littéraire, est ainsi en train de s'opérer. Les notions de " texte ", d'" auteur ", de " lecteur " que l'on croyait intangibles se fissurent et se fragmentent. Peu importe le caractère encore incertain ou inachevé de ces tentatives qu'on a essayé de retracer. Ce qui apparaît à travers ces expériences, c'est que la conception même de la littérature et des actes qui la fondent se transforment en cette fin du XXe siècle Des opérations comme la lecture, l'écriture, la récriture, qui étaient perçues jusqu'à une date récente comme des actions distinctes, tendent en effet à se fondre en un seul acte, en une action unique, idéale, d'" écrilecture ", où ce qu'on appelle la " littérature " semble trouver son accomplissement. En cela, déjà, réside un premier apport de ces recherches, si modestes soient-elles par ailleurs.

Si vraiment la littérature, c'est ce qu'on " lit ", ces premières expérimentations prouvent que l'informatique propose aux écrivains non pas une mais de multiples démarches de création originales. C'est ce que des revues comme alire ou KAOS ont tenté de faire connaître depuis 1989 dans la poésie avec des auteurs comme Patrick-Henri Burgaud, Claude Maillard, Jean-Marie Dutey, Tibor Papp ou Philippe Bootz. C'est ce que des cédéroms, Doc(k)s-Alire, Poèmes et quelques lettres, ou des revues Doc(k)s et alire, se sont proposés d'illustrer. C'est aussi ce que la collection " Génération " des éditions Ilias a essayé de révéler en matière de génération de textes dès 1994 sous l'impulsion de Jean-Pierre Balpe (et du directeur de cette maison d'édition, Yvan Gavriloff). C'est encore ce que de premiers romans interactifs ont tenté d'explorer depuis 1994, que ce soit Fragments d'une histoire de Jean-Marie Lafaille, 20 % d'amour en plus de François Coulon ou Frontières Vomies de Jean-Marie Pelloquin, en attendant ce que de futurs drames interactifs, analogues à Sale Temps de Franck Dufour, Jacky Chiffot et Gilles Armanetti, pourraient apporter encore d'inédit. Ces premières tentatives n'en sont que des préfigurations. Il est probable que la littérature électronique de demain sera au moins aussi riche et variée que la littérature imprimée d'hier.

Cette originalité tient en particulier à la manière dont le matériau privilégié de la création littéraire, le " texte " ou les " textes ", se trouve remis en question par ce qu'on appelle l'" interaction " ou encore l'" interactivité ", c'est-à-dire le " dialogue " qui s'instaure entre un ordinateur et un utilisateur, le " lecteur ", dès lors que l'on cherche à se servir de cet instrument à des fins de création. Et là, matérialisée en deux étapes, une première sur un plan théorique et encore très abstrait dès le début des années 1960 avec les réflexion fondatrices de l'" Oulipo ", et une seconde, plus concrète, illustrée depuis le début des années 1990 par de nombreuses recherches dont la plupart se sont concentrées autour de la revue alire, là se situe peut-être une découverte capitale. En ces lieux d'avant-garde, une prise de conscience radicale est en train de s'opérer : la " littérature " n'est plus tout-à-fait la " littérature ". Une rupture s'est produite. Ce qui était perçu auparavant comme la " littérature " tend à légitimer des formes de création nouvelles, expérimentales, " électroniques ", dont le statut reste à déterminer. Cette littérature qui émerge est en effet fondamentalement symbolique, virtuelle et potentielle. Ce que ces auteurs nouveaux entendent par la " littérature " est devenu un processus dynamique, un acte recréateur. Ses promesses s'accomplissent lorsqu'elle se récrit et parce qu'elle se récrit. Le " lecteur " n'est plus un lecteur au sens traditionnel du terme. Il est devenu un " écrilecteur ", quelqu'un qui lit pour écrire et qui récrit pour se relire en une démarche créatrice sans fin parce qu'un " auteur " a accepté de lui déléguer, grâce à l'ordinateur, une partie de son propre pouvoir de création. Tout se transforme donc dans cette démarche nouvelle. Par cet acte d'" écrilecture ", par cet acte refondateur, la littérature acquiert une dimension supplémentaire. Ses richesses, ses virtualités, ses potentialités qu'un Stéphane Mallarmé ou qu'un Raymond Queneau avaient pressenties commencent à se révéler.

Ce qui a été prévu, prédit, expérimenté et découvert, puis vérifié en Europe depuis 1959 par des pionniers comme Raymond Queneau et François Le Lionnais en France, Italo Calvino et Umberto Eco en Italie, Pedro Barbosa et Abilio Cavalheiro au Portugal, Harry Mathews ou Alan Ayckbourn en Angleterre, préfigure ce qu'une écriture, une littérature " hypermédiatique " ou " panmédiatique ", pourrait devenir demain, au XXIe siècle. Les exemples de poésie électronique qui ont été cités, les premiers récits ou romans interactifs qui ont été signalés, les premières tentatives d'écriture de drames interactifs qui ont été évoquées, en sont quelque sorte l'aurore, la promesse et, quelquefois aussi, pour certaines d'entre elles, des impasses déjà. L'élan en sera vraiment impulsé le jour où cette forme de littérature encore marginale aura trouvé non seulement ses auteurs, mais aussi ses éditeurs, ses lecteurs, ses amateurs et ses critiques...
 

Alain VUILLEMIN
Professeur de Littérature Comparée
Directeur du Centre d'Études
et de Recherches
sur les Textes Électroniques Littéraires
Université d'Artois (France)
Conférence faite devant le Pen Club du Brésil, à
Rio-de-Janeiro au Brésil, le vendredi 21 mars 1997.

Publiée dans la Revue de l'EPI n° 94, juin 1999.
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Bibliographie
 . Vuillemin (Alain) : Informatique et Littérature (1950-1990), Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1990. 
 . Le Lionnais (François) : « La LIPO (Le premier manifeste) », in Oulipo : La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 17.
 . Alire, revue animée d'écrits de source électronique, réalisée par LAIRE, éditée par Mots-Voir, 27 allée des Coquelicots, 59650 Villeneuve d'Ascq, France. (Une disquette de démonstration est proposée dans la Bourse EPI sous la référence 7711.LE en page 227.)
 . KAOS diffusée de 1990 à 1994 par le groupe « Kaos » (société pour le traitement avancé du langage) et reprise en partie depuis 1994 dans le cadre de la collection « Génération » de la maison d'édition llias, 113 rue Anatole France, 92300 Levallois-Perret, France.
 . Pelloquin (Jean-Marie) : Frontières Vomies, roman interactif sur ordinateur, Paris, JMP formation (2 bis rue Dupont de l'Eure, 75020 Paris, France), 1995, une disquette.
 . Coulon (François) : 20 % d'amour en plus, roman, Paris, Kaona (Ici et ailleurs, 4 allée des Argelas, 13790 Châteauneuf-le-Rouge, France), 1996, un cédérom.
 . Lafaille (Jean-Marie) : « Fragments d'une histoire », in alire n° 8, novembre 1994.
 . Dufour (Franck), Chiffot (Jacky) et Armanetti (Gilles) : Sale Temps, drame interactif, Paris, Microfollie's (16/24 rue Cabanis - 2 villa de Lourcines, 75014 Paris, France), 1997, un cédérom.
 . Balpe (Jean-Pierre) : La Tentation de Tantale, Paris, Ilias (collection « Génération »), 1994, une disquette.
 . Zana (Patrice) : Paysages sans ombre, Paris, Ilias (collection « Génération »), 1994, une disquette.
 . Étienne (Marie) : Descendue d'un village, Paris, Ilias (collection « Génération »), 1994, une disquette.
 . Papp (Tibor) : "Les très riches heures de l'ordinateur", in alire n° 1, mars 1989.
 . Bootz (Philippe) : À bribes abattues in KAOS, n° 1, 1991, repris dans alire n°9, juin 1995.
 . Bootz (Philippe) : Hymne à la femme et au hasard, in alire n° 7, avril 1994.
 . Balpe (Jean-Pierre) : Stances d'amour éternel, in KAOS n° 1, 1991.
 . Castellin (Philippe) : Doc(k)s : mode d'emploi. Histoire, formes et sens des poésies expérimentales contemporaines, Paris, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1997.
 . Balpe (Jean-Pierre) : Autobiographie, in KAOS n°3, 1993.
 . Magné (Bernard) : Comptines, in KAOS n°2, 1992.
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 . Oulipo : La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, et Atlas de Littérature potentielle. Paris, Gallimard, 1981.
 
 

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