Point de vue :
Ordinateur et Écriture

J.-M. Bérard


 

1. À L'ÉCOLE, ÉCRIRE GRÂCE À L'ORDINATEUR

1.1 Les programmes de 1995...

Dans les programmes de l'école primaire de 1995, l'utilisation de l'ordinateur et du traitement de texte apparaît explicitement comme contribuant aux apprentissages fondamentaux : « ... pour la production d'écrits, le maître peut proposer à l'élève la découverte d'un traitement de texte, qui développe des qualités de méthode et de rigueur ». On voit bien tout ce que cette utilisation peut apporter à la création de productions écrites « nombreuses et de plus en plus conformes aux exigences d'organisation et de présentation », à « l'élaboration d'un journal » de classe ou d'école, à l'entretien d'une « correspondance scolaire ».

Apportons ici un exemple rencontré tout récemment dans une des classes participant à l'opération « La main à la pâte » concernant l'enseignement des sciences. Au terme d'un ensemble de séquences consacrées à tel domaine d'activité scientifique, les élèves reprennent collectivement la rédaction des cahiers individuels, pour parvenir à une petite « encyclopédie scientifique » élaborée en commun sous la direction du maître. Ce travail, saisi et mis en forme grâce au traitement de texte, puis imprimé par une imprimante de bonne qualité, forme un petit livre de sciences, qui est envoyé aux correspondants, et sera gardé par chaque élève en fin d'année.

Dans ce contexte pédagogique, on voit tout l'intérêt des ordinateurs placés « en fond de classe ». Cette disposition se substitue progressivement aux « salles informatiques » où l'on enseignait la « programmation dans une perspective logistique » qui figurait dans les programmes de 1985. Dans de nombreuses classes, dans de nombreuses écoles, des productions écrites de qualité témoignent déjà de l'intérêt et de la fécondité de cette orientation.

1.2 ... et leurs possibles compléments

À titre personnel, car cela ne figure nullement dans les programmes, oserais-je ajouter que, compte tenu des développements prévisibles de l'utilisation des outils informatisés dans notre société, le temps consacré à montrer aux élèves, sans idée d'apprentissage systématique, que le clavier s'utilise avec dix doigts, et à situer les rangées de touches correspondant à chaque doigt serait certainement un utile investissement.

2. QU'APPREND-ON AINSI ?

L'utilisation du clavier et du traitement de texte ne dispense, évidemment, nullement de la pratique aisée et courante de l'écriture manuscrite, et donc de son apprentissage ; elle la complète et l'enrichit.

Bien que d'utilisation récente, l'usage du traitement de texte dans l'apprentissage de la production de texte a déjà suscité de riches travaux didactiques, portant plus souvent sur le collège et le lycée que sur l'école primaire. Ainsi, dès 1989, une expérimentation pilotée par la direction des lycées et collèges montrait tout l'intérêt, pour la production d'écrits, de la présence de l'ordinateur dans la salle de classe [7]. L'INRP s'est tout particulièrement attaché à étudier les effets de l'utilisation du traitement de texte dans le processus de création de texte et de travail sur le texte à l'école primaire et au collège [4].

2.1 Convergences des études didactiques...

Les études faites convergent vers quelques conclusions, souvent nuancées, et soulèvent aussi de nombreuses questions [2].

De façon générale, on s'accorde à penser que le traitement de texte peut jouer un rôle facilitateur dans l'enseignement-apprentissage des pratiques de révision et de réécriture lors de la production de texte.

Ainsi, le logiciel libère le scripteur de certains actes moteurs de l'écriture manuscrite, lui laissant, à cette phase du travail, la possibilité de se concentrer sur d'autres aspects de la production. De plus, le plaisir d'obtenir d'emblée un texte imprimé « propre » augmente le plaisir de produire un texte à caractère plus immédiatement communicable.

Le logiciel facilite l'intervention sur le texte en cours de production, par les fonctions d'édition (remplacer, supprimer, déplacer). Il permet de prendre conscience du caractère « modifiable » du texte, et donc de la fonction du travail de réécriture.

L'emploi du logiciel facilite, en partie, l'acquisition de connaissances sur le processus même d'écriture. Le scripteur doit en effet définir, pour obtenir un résultat, les parties du texte sur lesquelles il souhaite agir (« sélectionner ») et préciser explicitement l'opération à effectuer.

Enfin, toutes les études convergent sur la nécessité de pratiquer, en classe, des techniques variées : écriture manuscrite sur divers supports, grâce à divers outils, et écriture utilisant le traitement de texte.

2.2 ... et leurs interrogations

Toutes les études, par ailleurs, convergent pour mettre en évidence les questions posées par les représentations mentales qu'ont les enfants de « ce sur quoi on travaille » lorsqu'on se sert d'un logiciel. On souligne fréquemment que, faute d'apprentissage systématique, les compétences acquises lors de l'utilisation du logiciel de traitement de texte ne sont pas spontanément réinvesties.

Sur ce point, j'estime que ce type de questions doit conduire à s'interroger sur la nécessité de dispenser au futur citoyen du XXIe siècle un noyau minimal de connaissances de base, qui lui permette de mieux comprendre ce qu'est le traitement de l'information. Notons d'ailleurs que, dans les programmes de 1995, un paragraphe est explicitement consacré à l'informatique, dans la partie « sciences et technologie » du cycle III.

Les études sur l'utilisation des fonctions plus avancées du traitement de texte sont pour l'instant plus rares. Les élèves utilisent parfois, dans certaines séquences d'apprentissage ou de production d'écrits, le correcteur orthographique ou le correcteur de grammaire. Les enseignants signalent l'intérêt des ces logiciels, lorsqu'ils sont utilisés de façon guidée. Ainsi, les correcteurs de grammaire, dans leurs versions actuelles, posent souvent au moins autant de questions par les suggestions erronées qu'ils font, et qui nécessitent alors un utile travail de réflexion, que par les réponses correctes qu'ils apportent... Peu d'exemples sont cités concernant l'emploi en classe des « assistants » du logiciel ou l'usage des dictionnaires de synonymes.

Paradoxalement, peu d'auteurs soulignent les difficultés entraînées par le manque de maîtrise du clavier.

3. UTILISATION DU TRAITEMENT DE TEXTE OU ÉCRITURE MANUSCRITE ?

Comme lors de chaque grande mutation technologique, les interrogations, parfois les craintes, se font jour.

3.1 L'écriture manuscrite a-t-elle un avenir ?

Techniquement, l'apparition de machines de la taille d'un carnet de poche laisse-t-elle prévoir que l'écriture au clavier se substituera progressivement à l'écriture manuscrite ? Les notes que je prends pour garder un souvenir, noter un poème, inscrire un rendez-vous, et faire la liste des courses, seront-elles bientôt confiées au clavier et à la mémoire électronique plutôt qu'à l'agenda, au journal intime et aux « pense-bête » que je fourre dans ma poche sous forme de petits morceaux de papier ? Cela, d'ailleurs, serait-il souhaitable ? Qu'il soit permis d'en douter !

3.2 Le texte dans l'espace

La représentation spatiale du texte, structurée par la page lors de l'écriture manuscrite, se trouve bouleversée lors de l'utilisation de l'ordinateur. On travaille alors sur un ensemble en quelque sorte immatériel, dont seule une partie apparaît à l'écran. Ne risque-t-on pas de perdre ainsi la conception d'ensemble du texte ? Le plus souvent, les personnes qui écrivent au clavier, sans brouillon sur papier, doivent, pour travailler leur texte, imprimer chacune des versions, pour retrouver cette vision spatiale globale qui permettra la réécriture.

De nombreuses aides logicielles sont disponibles pour compenser partiellement l'absence de vision globale : position des ascenseurs, multifenêtrage, affichage avant impression... L'emploi de ces aides nécessite une familiarisation, et sans doute une formation. Le « mode plan » des logiciels ouvre probablement des possibilités considérables d'aide à la production d'écrits, pour peu que chacun en prenne l'habitude tôt, en faisant coexister ce mode d'écriture avec les modes s'appuyant sur les représentations spatiales.

3.3 Et le corps, dans tout cela ?

Sur le plan de la sensation, du geste, de l'engagement du corps, le contact des doigts sur la mécanique du clavier a-t-il autant d'intensité, exprime-t-il autant d'investissement personnel que le geste du scripteur formant les pleins et les déliés grâce à la plume souple de son stylo, ou celui du poète chinois calligraphiant ses caractères ? Chacun a pu, pour lui-même ou dans son entourage, participer déjà à des controverses amicales sur ce point.

Rien, dit l'un, ne remplacera pour moi le plaisir du contact sur le papier, ni le fait de former les lettres, tel le peintre faisant émerger le tableau de la toile et de la palette ; quant aux ratures, elles sont la trace de l'évolution de ma pensée, de mon cheminement dans la création du texte. En témoigne d'ailleurs l'importance que la critique littéraire donne à l'analyse des brouillons, des ébauches pour comprendre le processus de pensée et de production des auteurs.

Oui, répond l'autre, mais lorsque mes doigts courent sur le clavier, si vite que j'ai l'impression que ma pensée n'en est pas freinée, ne suis-je pas un peu comme le sculpteur, formant le texte sur l'écran comme le ciseau forme la pierre, ou comme l'organiste improvisant sur les grandes orgues ? La facilité que j'ai à modifier ou déplacer les mots, les phrases, les paragraphes, me permet de ciseler un texte sans cesse plus rigoureux, plus proche de ce que je souhaite exprimer. Et comment ne pas prendre en compte le plaisir esthétique que me procure le texte imprimé, dont j'ai choisi les polices, la mise en forme, en y imprimant ainsi ma marque ?

3.4 Ordinateur et liberté

Renonçant aux lettres attachées de l'écriture cursive, le scripteur, face au clavier de son ordinateur, se retrouve dans la situation du prote choisissant chaque caractère de plomb dans la casse, et édite, grâce aux outils modernes d'impression, des textes dont la qualité graphique est proche de celle du livre. Affranchi des scribes, des copistes, des imprimeurs et des éditeurs, le scripteur est maître de la totalité du processus de production de son texte... Pendant la seconde guerre mondiale, les soldats recherchaient les machines où étaient imprimés les tracts de la Résistance. Dans certains pays, les ordinateurs individuels, les connexions à Internet, font l'objet d'une surveillance. Souhaitons que nulle situation n'advienne où chacun devrait décliner son identité pour acheter la poudre noire de l'encre des imprimantes et des photocopieuses...

4. LE SUPPORT ET LA TECHNIQUE DE L'ÉCRITURE SONT-ILS LIÉS À CE QUE L'ON ÉCRIT ?

D'autres débats se font jour : le contenu même de ce que l'on écrit grâce à un ordinateur n'est-il pas différent de ce que l'on écrit de façon manuscrite ?

4.1 La technique...

Dans son ouvrage, Georges Jean montre bien comment, de tout temps, la technique même de l'écriture a été liée à ce que l'on écrit [5]. Les signes qui figuraient la comptabilité agricole sur les premières tablettes d'argile des sumériens étaient plus des « aide mémoire » qu'une écriture complète. Beaucoup plus tard, l'apparition du parchemin (remplaçant le papyrus), s'accompagnant de l'utilisation de la plume d'oie (et non plus du pinceau de roseau), et la rigoureuse division du travail dans les abbayes où travaillaient les moines copistes permirent la reproduction des textes sacrés. Archimède fut, parait-il, tué par des soldats romains alors qu'il résolvait un problème de géométrie en écrivant sur le sable. Newton et Leibnitz n'auraient sans doute jamais pu élaborer les bases du calcul différentiel avec les outils d'écriture dont disposait Archimède : un formalisme différent nécessitait une technique différente.

4.2 ... et le graphisme

La forme des caractères utilisés est d'ailleurs elle-même liée aux évolutions des contenus de ce qui est écrit : l'écriture est « caroline » sous Charlemagne, puis le manuscrit gothique apparaît au XIIIe siècle, et l'humanistique à la Renaissance. L'imprimerie, dès son origine, accorde une grande importance au dessin des polices de caractères. Récemment encore, un « grand journal du soir » n'a-t-il pas pris comme signe de son renouveau (« Un nouveau monde... ») le dessin et la réalisation d'une police étudiée spécialement pour être en résonance avec les objectifs nouveaux que se fixaient les rédacteurs quant au contenu ? En Chine, comme le montre M. Dupuis, les récentes évolutions de la forme des caractères ou de la façon même d'écrire (« caractères simplifiés et lignes horizontales », transcription en alphabet latin) ont été intiment liées aux évolutions politiques et idéologiques que le pouvoir entendait... imprimer à la société [3].

La question des rapports contenu/outil est soulevée à un degré encore plus grand par l'utilisation de l'ordinateur.

4.3 Ordinateur : l'inaccessible achèvement du texte

Le fait que chaque texte soit aisément modifiable crée une situation paradoxale. Chaque version du texte est en effet semblable à la version finale, nette, propre, imprimée, structurée matériellement. Mais, en même temps, le texte définitif n'existe plus vraiment, puisque je peux à tout moment le reprendre, modifier, et produire un texte qui lui aussi sera semblable à cette version finale devenue semblable à un inaccessible horizon.

4.4 Ce que l'on voit est ce qui sera écrit

L'immense variété de caractères que propose chaque logiciel de traitement de texte, même peu coûteux, conduit chacun à être maître des polices, des caractères spéciaux, et à travailler, tel le calligraphe japonais, la forme en même temps que le fond. Le texte en cours d'écriture est de forme très semblable à sa forme finale. Mais n'assiste-t-on pas aussi à une dégradation du style par l'abus d'italiques, de caractères gras, de symboles spéciaux, qui ne correspond plus aux normes de la typographie française, et qui conduit à produire des textes où la présentation de ce qui est écrit dispense parfois de penser le contenu de ce que l'on écrit ? Et ne risque-t-on pas parfois d'accorder une confiance excessive à un « beau » texte, emporté par la séduction de la forme ?

5. LA FAÇON D'ÉCRIRE A-T-ELLE UNE INFLUENCE SUR LA STRUCTURE MÊME DE LA PENSÉE ?

Plus encore, certains s'interrogent sur les liens entre l'écriture par ordinateur et la structuration même de la pensée.

5.1 La marque de l'ordinateur

Ainsi, Umberto Ecco, en 1986, pensait-il que l'ordinateur conduirait, par la facilité qu'il donne à déplacer des blocs de texte, à une pensée « par blocs », sans cohésion ni connexion. Plus nuancé, le même Umberto Ecco estimait en 1991 que « pour la première fois dans l'histoire de l'écriture, on peut écrire presque à la même vitesse que l'on pense » [6].

L'utilisation du traitement de texte risque-t-elle de conduire à une incohérence de la pensée, ou permet-elle à la pensée de se matérialiser avec plus de rapidité et de clarté ? Tel écrivain s'estimait récemment capable de distinguer, à la lecture, un roman écrit à la plume d'un autre écrit au traitement de texte. Nous ne savons s'il en a apporté la preuve, mais sans nul doute exprimait-il une vraie question. Débat mal posé, peut-être. Débat impossible à trancher, sans doute, et qui dépend essentiellement du rapport que chacun a avec l'écriture.

Aux bouleversements introduits par les logiciels de traitement de texte s'ajoutent maintenant ceux, plus profonds encore, introduits par l'existence des hypertextes et des réseaux tels que Internet.

5.2 La navigation, structure de la pensée ?

L'hypertexte, où l'on navigue, grâce à la souris, d'un endroit à l'autre du texte, affranchit de la structure séquentielle de la page et du livre qu'on feuillette, et de la structuration en paragraphes, chapitres, volumes. La structure hypertexte, en « réseau de liens » introduit-elle une modification du rapport du lecteur au texte même, et un bouleversement de la façon de lire et d'apprendre ? Certains l'affirment déjà, et, là encore les débats sont vifs, les opinions tranchées : « L'hypertexte se rapproche enfin de la structure de notre pensée, qui n'est pas linéaire ; la démarche que j'ai grâce à un tel outil n'est-elle pas semblable à celle que j'ai lorsque je flâne dans les rayons d'une bibliothèque, sans avoir auparavant consulté le fichier ?... ». « L'hypertexte est la forme écrite du "zapping", dans une société devenue incapable de structurer, il favorise l'acquisition de bribes incohérentes du savoir, sans jamais se soucier de cette cohérence... ». Notons, sans passion, que, si chacun peut constater le plaisir que l'on prend à « naviguer sur un cédérom », nul didacticien n'a pour l'instant mesuré clairement ce que l'on apprend ainsi, ni comment on l'apprend.

5.3 La Toile de Babel

Le réseau Internet, quant à lui, pose d'immenses questions quant à l'existence même du texte (devenu délocalisé et, en quelque sorte, immatériel), à la notion d'auteur, à la responsabilité quant au contenu. Faute de pouvoir développer ici ces aspects, renvoyons à la lecture de l'article « La Toile de Babel » [1].

Ordinateur et écriture ? Sujet si complexe que nous avons seulement pu ici esquisser quelques pistes de réflexion. Passionnant défi, en tout cas, pour l'école que de mettre un outil aussi puissant au service de l'apprentissage d'une pratique créative de l'écriture.

J.-M. Bérard
Inspecteur général de l'Éducation nationale

TEXTES OU OUVRAGES CITÉS :

[1] BÉRARD (J.-M.) (1996) : La toile de Babel, in Bulletin de l'Union des Physiciens, décembre 1996.

[2] DAVID (J.) et PLANE (S.) (1996) : L'apprentissage de l'écriture, de l'école au collège, PUF.

[3] DUPUIS (M.) (1997) : Le sabre et le goupillon, in Le Monde de l'Éducation, mars 1997.

[4] INRP (1995) : Écriture et traitement de texte, revue « Repères », n° 11, INRP.

[5] JEAN (G.) (1987) : L'écriture mémoire des hommes, Gallimard.

[6] MANGENOT (F.) (1996) : Les aides logicielles à l'écriture, CNDP.

[7] Ministère de l'Éducation nationale, DLC15 (1992) : L'informatique au service de l'enseignement des lettres : l'ordinateur dans la salle de classe, CRDP de Reims.

Voir également :

BÉRARD (J.-M.) et al. (1993) : Utilisations de l'ordinateur dans l'enseignement secondaire, CNDP.

Cet article a été publié dans le numéro de mai 1997 de la revue Action BCD, le magazine des BCD du Jura. Il est reproduit avec l'autorisation de l'inspecteur d'académie et de l'IEN responsables de cette revue.

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 87 de septembre 1997.
Vous pouvez télécharger cet article au format .pdf (130 Ko).

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