Les technologies interactives,
les arts plastiques et la littérature

Patrick Henri Burgaud
 

     Les technologies interactives suscitent aussi l'intérêt des artistes. Ils commencent à en devenir des usagers. Ils en sont déjà quelquefois des victimes, qu'il s'agisse des utilisateurs de la vidéo assistée par ordinateur dans les arts plastiques ou des premiers auteurs ou écrivains qui font appel à l'informatique dans leur travail de création littéraire ou poétique. L'interaction ou l'interactivité fascinent. Peut-être faut-il s'en défier ? L'hésitation sur l'emploi du mot en traduit d'emblée l'ambiguïté. Doit-on dire « interactivité » (ou « interactivity » en anglais, « interactividad » en espagnol) en insistant sur l'état ou sur le résultat obtenu, ou bien « interaction » (ou « interaktion » comme en allemand) en privilégiant l'acte, le processus ? Le néologisme est récent. Le terme « interactivité » semble d'ailleurs l'emporter dans l'usage en France, suivant cela l'exemple américain, mais la dernière édition du Robert de la langue française ne mentionne que le mot « interaction ». Le sens n'en est pas plus précis. « Interactivité » paraît ne posséder aucune signification déterminée et les auteurs qui essaient de cerner la notion en signalent invariablement l'absence de rigueur. On n'en citera qu'un seul exemple, une réflexion de Daniel Thierry dans L'Interactivité face à ses usagers : « les définitions de l'interactivité, écrit-il, sont aussi nombreuses que les domaines dans lesquels cette technique est expérimentée » [1]. Dans la pratique, l'éventail des définitions proposées va du simple geste qui consiste à appuyer sur un bouton ou sur une touche aux formes de dialogue parmi les plus raffinées entre un utilisateur et un système informatique. Qu'en advient-il dans les arts plastiques et en littérature ?

I. ESQUISSE D'UN MODÈLE

     Aux États-Unis, l'« interactivité » est une notion liée aux jeux vidéo informatisés. La pratique en a d'ailleurs précédé la dénomination. C'est en 1962, en effet, à New York, que des ingénieurs du Massachusetts Institute of Technology inventèrent une nouvelle manière de se servir des ordinateurs, conçue en marge des recherches dites « sérieuses » en créant un logiciel de jeu appelé Spacewar, autrement dit « la guerre de l'espace », dont les utilisateurs pouvaient prendre part au déroulement de l'action. Le principe de l'interactivité se trouvait contenu déjà dans les ordinateurs de l'époque et les techniciens se sont contenté d'en découvrir les virtualités et de préparer « la représentation d'une action dans laquelle les [êtres] humains pouvaient participer » [2]. Dans ce sentiment de participation, ce désir de prendre part à une action qui est simulée et qui se déroule sur un écran, ce plaisir aussi qui en résulterait, résiderait l'un des principaux traits qui définirait l'« interactivité », au moins pour Donald Norman dans The Psychology of everyday Things [3]. Telle est également la thèse de Brenda Laurel dans Computers as theater : « You (...) feel yourself to be participating in the ongoing action of the representation or you don't » [4], y observe-t-elle. La réaction de l'utilisateur, son comportement face à un ordinateur et à un écran, serait l'une des caractéristiques principales de l'interactivité.

     L'existence de ce sentiment de participation fait que l'interactivité se confond et ne se confond pas avec le « mode conversationnel », avec ce que l'on entend par l'utilisation d'un ordinateur sous la forme d'une « conversation » ou d'un « dialogue ». Il ne suffit pas en effet qu'il existe une apparence ou une illusion de conversation entre les messages d'un appareil et les réponses d'un usager pour que ce processus caractérise l'« interactivité » au sens où l'entendent la plupart des gens. Un dialogue « interactif » réussi doit se fonder sur l'élimination au cours de la « conversation » de tout ce qui pourrait compromettre le sentiment de participation de l'usager au mode de relation qui est institué par l'ordinateur. Les incompréhensions cachées, les malentendus éventuels, les informations erronées doivent pouvoir être rectifiés ou levés par le logiciel, jusqu'à prévoir la possibilité pour la machine soit de perdre soit de reconnaître ses erreurs ou ses limites. Cette incertitude sur l'issue du processus est peut-être essentielle pour que le sentiment de participation puisse se manifester. Il ne s'agit certes pas de reproduire une conversation réelle mais de concevoir une véritable conversation stylisée, où chacune des parties, l'ordinateur d'une part, l'utilisateur d'autre part, s'efforceraient de mettre en commun un certain nombre de ressources, de croyances ou d'opinions partagées, ou tout au moins d'en donner l'illusion, ce qui est en soit un principe de représentation artistique.

II. LA REPRÉSENTATION VIRTUELLE

     La représentation virtuelle est un autre point commun entre l'interactivité artistique (plastique, littéraire et poétique) et les jeux vidéo informatisés. L'une et les autres produisent des représentations qui existent en puissance. « La représentation mentale [d'un] objet est une représentation construite et circonstancielle » [5], explique A. Elliens en 1993 dans A Distributed Hypermedia application Framework : « des connaissances s'activent en mémoire [...] et s'articulent entre elles pour dégager une signification représentative de l'objet » [6]. Ces remarques décrivent ce qu'il en est des hypertextes et des hypermédias, dont les représentations mentales enregistrées en mémoire sont construites d'une manière identique. « Multimedia capture the need of displaying information in a non-textual form, such as graphics, sound or video animation. Hypertext technology provides associative information storage and retrieval by means of machine supported links between pieces of information » [7], constate encore A. Elliens à ce sujet. La difficulté est de savoir comment rendre une machine créative. C'est la question que s'est posé, par exemple, A. Eliens dans son essai Computational Art [8] où il relève l'existence de deux critères déterminants : la nouveauté et l'intérêt (ou le goût). Mais ces deux notions sont subjectives et se modifient selon les produits qui sont créés. En ce domaine, le goût et les préférences des concepteurs de logiciels sont souvent dépassés et ringards, et les ressources créatives des logiciels sont en règle générale pour le moins décevantes. En effet, l'interactivité est conçue alors en termes d'efficacité, de « faire », de « performance » au sens anglais de ce mot. Il s'agit d'agir sur la représentation virtuelle qui se construit et qui se déroule sur un écran. Encore faudrait-il pouvoir s'insérer à l'intérieur de cette représentation par une stratégie ou par une autre jusqu'à parvenir à la modifier d'une façon significative. Sinon, où se trouve l'intérêt de rendre interactif quelque chose qui serait sans intérêt en soi ?

III. PERMANENCE DE LA RHÉTORIQUE

     L'interactivité est encore à la recherche de ses moyens d'expression et de persuasion. Or, l'idée directrice de l'ouvrage de Brenda Laurel qui a déjà été cité, Computers as theater, est construite sur la conviction qu'il existe sinon une identité du moins une grande analogie entre l'art de concevoir un logiciel interactif et l'art théâtral, et qu'il serait utile que les informaticiens recourent à la poétique aristotélicienne et à la rhétorique la plus ancienne pour améliorer la qualité de leurs produits. Par ce détour inattendu, l'informatique aurait à gagner à retrouver la littérature.

     La rhétorique, en effet, c'est l'art de bien parler, c'est l'ensemble des techniques d'expression que les orateurs anciens mettaient en oeuvre pour convaincre ou pour persuader leurs auditeurs. Qu'il faille construire un discours ou concevoir un logiciel interactif, les questions sont les mêmes : que veut-on faire ? amuser l'autre, l'utilisateur ou l'auditeur ? l'inquiéter ? l'étourdir ? l'instruire ? le divertir ? Comment va-t-on procéder ? Quel type de relation humaine veut-on instituer ? provoquer ? empêcher ? Traditionnelle ou moderne, la « pratique littéraire qui s'est appelée pendant des siècles la Rhétorique », ainsi que Roland Barthes l'observait dans un article intitulé « L'ancienne Rhétorique » [9], pourrait fournir d'autres modèles ou contre-modèles à l'interactivité. À bien y regarder d'ailleurs, ce qu'on appelle maintenant les « arts interactifs » ne sont pas sans retrouver, sans le dire, nombre des plus anciennes pratiques rhétoriques de notre littérature et de notre civilisation. Les attentes, les « besoins » affirmés sont identiques. Les buts, les « objectifs » proclamés sont semblables. Les « stratégies » pratiquées sont très proches de ce qu'on appelle ailleurs une « approche artistique ».

IV. LA LIBERTÉ CRÉATIQUE

     Maints paradoxes résultent de ces contradictions de la notion d'« interactivité » et peut-être est-il nécessaire de remettre en question un certain nombre de nouvelles « idées admises » et d'opinions préconçues à propos de la liberté de création. Pour beaucoup, l"« interactivité » remettait en cause le rôle de l'auteur, sa tyrannie. La liberté de créer serait rendue au lecteur, à l'utilisateur, grâce au recours à l'interactivité. Pour Jean Ungaro, dans Le Sujet en jeu, « le principe du scénario interactif est de ne pas fournir une narration mais de proposer les éléments qui permettent de construire un nombre variable de récits [...] Le sujet, ayant retrouvé sa liberté, trouve là un terrain où manifester son désir sans entrave » [10]. Voire. En bien des applications qui sont proposées et qui peuvent ressembler à des fictions romanesques, les éléments de scénario que l'on découvre se révèlent conventionnels, le style caricatural, l'intrigue dépourvue d'originalité, les personnages réduits à des stéréotypes et les textes produits ramenés à une teneur affligeante. Cette liberté créatrice prêtée au lecteur par ce qui serait un effacement du rôle de l'auteur n'est trop souvent qu'une illusion.

     Il en est de même d'une autre liberté, séduisante, que l'interactivité conférerait au lecteur, devenu libre de participer à l'élaboration d'un scénario alors que des activités comme la lecture ou la télévision, considérées comme « non-interactives », ne feraient qu'encourager la passivité. Le lecteur devient sinon l'auteur du moins le co-producteur d'un texte ou d'un poème généré par ordinateur ou encore d'une séquence vidéo. Mais cette liberté est relative. Car lire un livre, voir un film, regarder une émission de télévision n'est guère plus actif ou passif que le fait de cliquer sur une souris devant un écran d'ordinateur. Tout le monde sait qu'il existe une lecture active, critique. Le procès est mauvais. Ainsi entendue et surtout pratiquée - on le constate avec certains jeux extrême-orientaux étrangers à la culture française - l'interactivité risque au contraire d'accroître la passivité de l'utilisateur. Jean Ungaro le reconnaît dans Le Sujet en jeu : « le dispositif [interactif] qui devait lui restituer sa parole propre le rend muet, autiste et solitaire » [11]. Brenda Laurel abonde dans le même sens dans Computers as theater : « Perhaps it would degenerate into a free-for-all » [12]. Mais une liberté pour tous ou pour tout n'est qu'une liberté pour personne vidée de tout contenu.

     C'est la liberté de l'auteur que l'interactivité accroît au contraire. Loin de s'effacer et de disparaître, l'auteur d'une application plastique ou littéraire découvre en effet que le recours à un ordinateur augmente et démultiplie ses ressources créatrices. Créateur, il invente quelque chose qui n'existait pas auparavant. Il reste à l'origine première de tel poème, de tel texte ou de telle succession d'images que le lecteur croit élaborer. Cette constatation devrait suffire. L'auteur est encore celui qui définit les choix et les itinéraires que le dispositif interactif proposera ensuite au lecteur ou au spectateur en nombre fini ou infini. Ce faisant, cet auteur n'a pas à se sentir diminué des choix restrictifs ou ouverts qu'il aura imaginé, même s'il n'est plus tout à fait en mesure d'en prévoir le résultat définitif. Bien conçue, l'interactivité peut devenir un aiguillon pour tous vers une liberté de création accrue. Mais cette forme de liberté est exigeante, aussi bien pour l'auteur que pour le lecteur. Philippe Bootz en a fait l'aveu, dans A:\ LITTÉRATURE¿  à propos de son témoignage sur les poèmes à lecture unique qu'il a pu concevoir et qui forcent les lecteurs à assumer leur liberté [13]. Ce dernier article de Philippe Bootz contient d'ailleurs bien plus de mots comme « force », « contraint », « oblige », « rend irréversible » que « libère » ou « accorde ». C'est une liberté exigeante, contraignante, dont l'exercice peut ne pas convenir à tout le monde. Il n'empêche que l'interactivité propose aux auteurs comme aux lecteurs des modes de création, de lecture ou de participation qui étaient inconnus auparavant. Ce seul trait suffit à pousser l'investigation de ce que l'interactivité propose désormais aux créateurs et aux artistes.

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     Il serait sans doute exagéré de manifester un enthousiasme dithyrambique à l'égard de ce que les « technologies interactives » ont commencé à apporter à la création plastique et littéraire. Il serait probablement non moins excessif de considérer que ce que l'« interactivité » recèle comme promesse ne serait que la conséquence d'un effet de mode provoqué par les médias. Les premiers exemples de dialogues interactifs qui ont été conçus en effet depuis le début des années 1980 à des fins esthétiques ou poétiques montrent que cette notion commence à transformer la perception que l'on avait jusqu'à présent des relations entre des auteurs, des ordinateurs et les lecteurs ou les spectateurs. L'interactivité introduit au fond, dans ces relations, l'idée qu'un futur partenariat pourrait exister entre les auteurs et les utilisateurs, grâce à une utilisation intelligente des ressources des ordinateurs. À l'imposition brutale d'un texte ou d'une création plastique se substituerait le principe d'une négociation, de la recherche d'un accord dont le résultat serait matérialisé par l'élaboration en commun d'une réalisation achevée. Encore serait-il fondamental de créer et de maintenir entre les uns et les autres des conditions d'un échange égal et non unilatéral. Telle pourrait être son ambition.

Patrick Henri Burgaud
High School for Economic Studies
Rotterdam (Pays-Bas)

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 77 de mars 1995.
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NOTES

[1] Thierry (Daniel). « L'Interactivité face à ses usagers », in Cahiers du CIRCAV n°3, Villeneuve d'Ascq, Université de Lille III, 1993, p. 97.

[2] Laurel (Brenda). Computers as theater, Reading (Massachussetts); Addison-Wesley Publishing Company, 1993, p. 1.

[3] Voir Norman (Donald). The Psychology of everyday Things, New-York, California Press, 1988, p. 10.

[4] Laurel (Brenda). Computers as theater, Reading (Massachussetts), Addison-Wesley Publishing Company, 1993, p. 20 [trad : Vous (...) vous sentez en train de participer au processus de déroulement de la représentation ou vous ne le ressentez pas.].

[5] Tijus (C.-H.), Plenacoste (P.) Barcenilla (X.). « Les fondements de l'interaction homme/système », in Cahiers du CIRCAV n° 3, Villeneuve d'Ascq, Université de Lille III, 1993, p. 38.

[6] Ibid, p. 38.

[7] Elliens (E.). A Distributed Hypermedia Application of Framework, Amsterdam, V.U., 1993, p. 2 [trad : Multimédia répond au besoin de disposer d'une information sous une forme qui ne soit pas du texte, qui soit du graphique, du son ou de l'animation vidéo. La technologie de l'hypertexte fournit une capacité de stockage et de recherche de l'information associées par l'intermédiaire d'une machine qui développe des liens entre les fragments d'information].

[8] Voir Eliëns (A.). Computational Art, Amsterdam, V.U., 1988.

[9] Barthes (Roland). « L'ancienne Rhétorique », in L'Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 85.

[10] Ungaro (Jean). « Le Sujet en jeu », in Cahiers du CIRCAV n°3, Villeneuve d'Ascq, Université de Lille III, 1993, p. 142.

[11] Ibidem, p. 142.

[12] Laurel (Brenda). Computers as theater, Reading (Massachussetts); Addison-Wesley Publishing Company, 1993, p. 27 [trad : Peut-être cela dégénérarait-il en une liberté-pour-tous].

[13] Bootz (Philippe). « Le Poème vidéo et le poème à lecture unique », in Philippe Bootz et alii, A:\ LITTÉRATURE ¿ , Lille-Villeneuve d'Ascq-Roubaix, CIRCAV-GERICO-MOTS-VOIR, 1993, p. 75 et sq.

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