Enseigner l'informatique

Jacques Arsac

 
1. Quand règne la confusion

   Le troisième colloque francophone de didactique de l'informatique tenu à Sion en juillet 1992 fut, pour moi, très décourageant. Non que les communications de didactique y aient été de mauvaise qualité, loin s'en faut. Mais plusieurs conférenciers reprirent cette comparaison tant ressassée : point n'est besoin d'apprendre la mécanique pour conduire une automobile, apprenez à utiliser un traitement de textes, un tableur et un gestionnaire de fichiers, seul un professionnel de l'informatique a besoin d'en savoir plus. Selon cette conception, l'informatique est une « technologie nouvelle ». Elle n'est pas de l'ordre de la connaissance, elle n'a pas de place dans l'enseignement général. Elle est de l'ordre de la pratique.

   Plus gravement peut-être, il ressortit de certains exposés que si l'existence d'une science informatique n'était pas remise en cause par les enseignants, l'absence d'une définition claire de son statut obscurcissait les débats. Je demandai aux organisateurs un peu de temps pour rappeler ce statut, mais le programme était déjà très chargé. On resta dans la confusion.

   La question est pourtant fondamentale. Si vraiment l'informatique est une science, on commet une faute grave en ne l'enseignant pas. Une société globalement illettrée sera soumise à des machines et à leurs fabricants, sans pouvoir comprendre ce qui est en jeu, sans défense, sans esprit critique. Il me paraît donc nécessaire de rappeler ici brièvement ce qu'est la science informatique (j'ai déjà tant écrit sur le sujet : La science informatique, Dunod, 1970 ; Les machines à penser, Le Seuil, 1987), et d'en tirer les conséquences quant à son enseignement.

2. L'informatique

   Je la définis comme « la science du traitement de l'information ». Trois mots essentiels là-dedans : « science », « traitement », « information ». Je les prendrai dans l'ordre inverse, commandé par la logique : c'est quand on sait ce qu'est une information qu'on peut parler de ses traitements, et c'est alors seulement que le statut de science peut être affirmé. J'abrégerai l'argumentation, les enseignants trouveront aisément dans leur pratique des exemples pour étayer mes affirmations.

2.1. L'information

   Considérons ce que l'on nomme « l'information stockée dans une case de la mémoire d'un ordinateur » : c'est une suite de bits susceptibles d'interprétations variées (nombre entier, réel, suite de caractères, instruction, code...). Mais l'interprétation n'est pas dans le texte, elle lui est extérieure : rien, dans la suite de bits, ne permet de dire si elle représente des caractères ou une instruction.

   Quand on gère un stock de pièces détachées sur ordinateur, ce ne sont pas les pièces qu'on traite, mais des codes les représentant. Les codes sont dans la machine, les pièces qu'ils représentent dans le magasin.

   Et si l'on ne connaît pas la correspondance entre code et pièce, on ne peut interpréter les informations manipulées par l'informatique. L'interprétation n'est pas dans le code.

   Dans un programme d'aide à l'enseignement ou à l'apprentissage, l'élève tape ses réponses sur un clavier d'ordinateur. Le programme les analyse en considérant les caractères ainsi introduits. Le plus souvent, on se contente d'une simple comparaison avec des réponses préenregistrées (QCM, identification d'un mot par ses lettres...). La compréhension d'une réponse en français courant, hors d'un contexte très étroit, est, pour le moment au moins, hors de portée de la machine.

   Pour le sens commun, l'information est un texte apportant une connaissance nouvelle. L'apport de connaissance par un texte est un phénomène subjectif : je ne peux apprendre quelque chose que si je peux déchiffrer le texte, le comprendre, et si je ne sais pas déjà ce qu'il dit. Par contre, le texte, lui, a une réalité objective, en dehors de tout lecteur.

   En réunissant ces analyses convergentes (trop brièvement résumées ici) on aboutit à l'idée que l'information est la forme du texte, la connaissance qu'il peut apporter venant de son sens. Il faut en revenir à la distinction introduite dès le IVe siècle par Saint Augustin entre la forme et le sens d'un mot ou d'un texte. Pour l'informaticien, « l'information » est le signifiant. La connaissance nouvelle qu'elle apporte éventuellement est liée à son signifié, pour qui peut le percevoir.

2.2. Le traitement de l'information

   Traiter une information, c'est donc agir sur les caractères avec lesquels le texte est écrit, en restant au seul plan des signifiants, sans utiliser une signification peut-être attachée au texte, et dont on ignore si elle est unique. C'est un point capital.

   L'historien recherche dans les documents des informations sur le passé, il les interprète, les relie à d'autres. Tout se fait au niveau des significations. On n'a rien pu tirer des hiéroglyphes avant que Champollion ne les eût déchiffrés. On avait le texte, pas son sens : c'est le sens qu'utilise l'historien. La même chose peut être dite du journaliste. Là est la différence fondamentale avec l'informatique : elle traite la forme sans référence à un sens dont elle ignore l'existence.

   Un tel traitement n'est faisable que parce que l'écriture du texte a été faite suivant une certaine grammaire, qui dit quelles sont les règles de réécriture possibles, quelles transformations on peut faire subir à un texte soit pour en garder la nature vraie ou fausse, soit pour la modifier d'une façon connue (la nier par exemple). « a=b+c » peut être réécrit « a-b=c ». « le chat mange la souris » peut-être réécrit « la souris est mangée par le chat ».

   Les transformations que l'on fait subir à un texte sont commandées par le but à atteindre. Il faut donc trouver la suite de réécritures qui fera passer du texte initial au texte cherché, ce qui est l'objet de la programmation.

2.3. La science informatique

   On utilise l'informatique pour acquérir des connaissances nouvelles à partir de connaissances données. On « représente » les connaissances données avec des informations en utilisant un alphabet et une grammaire. On « traite formellement » ces informations suivant les règles de cette grammaire, produisant des informations pour résultats. On les « interprète » pour obtenir les connaissances cherchées. Cette méthode est à mettre en parallèle avec celle de la physique : elle « représente » les données physiques sous forme de « modèles théoriques », qu'elle traite mathématiquement sans faire référence à ce que représentent les variables manipulées, mais seulement aux propriétés des équations mathématiques, ce qui est analogue au traitement formel de l'informatique. On obtient ainsi des résultats théoriques qu'on « interprète » en termes de phénomènes physiques. Si la physique est une science, alors l'informatique est une science : les deux ont la même méthode, fondée sur la représentation, le traitement formel, l'interprétation.

3. Enseigner l'informatique

   Enseigner l'informatique, c'est faire que l'élève maîtrise ces concepts, et puisse les identifier dans une application concrète. L'expérience montre qu'ils ne sont pas d'un abord familier.

3.1. À propos de l'information

   Le mot « information » est tellement utilisé dans le langage ordinaire avec son acception : « apport de connaissance nouvelle » qu'on a du mal à faire comprendre que ce n'est pas cet usage qui est en cause dans l'informatique. La distinction de la forme et du sens est ancienne. De Saussure l'a posée comme base de la linguistique, mais il considérait le signifiant et le signifié inséparables comme les deux faces d'une médaille : on ne peut les séparer qu'en la cassant. L'informatique a franchi un pas en traitant la forme seule, sans référence au sens. En outre, cette distinction était objet d'étude de la linguistique et de la philosophie du langage, confinée dans de petits cercles. Par l'informatique, elle prend force opératoire et touche l'ensemble de la société. C'est un phénomène culturel capital que l'enseignement ne peut ignorer.

   Les programmes d'informatique incluent en général un chapitre sur les représentations de l'information. Il faudrait plutôt parler de la représentation des connaissances sous forme d'informations, avec ses différents niveaux. Les données numériques sont exactement représentées par des chiffres, pour la raison simple que les nombres n'ont pas de signification : « Mais quelle est la signification du mot CINQ ? Il n'en est pas question ici, sinon de savoir comment on se sert du mot CINQ » (Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, Coll. TEL, 1961). Il en va à peu près de même pour les codes désignant des articles dans un magasin. Un code barre représente un article, il est inutile de parler de sa signification, il suffit de savoir à quoi il se réfère. Des trois termes introduits par de Saussure : le signifiant, le référent, le signifié, seuls les deux premiers interviennent.

   Il en va tout autrement avec le langage ordinaire. Pour marquer comment la phrase la plus anodine peut se prêter à des jeux de langages extrêmement variés, Umberto Eco (Sémiotique et philosophie du langage, Paris, presses universitaires de France, 1988) donne l'exemple suivant : « l'avant centre du PSG a donné une belle leçon à l'arrière de l'OM », phrase dite par E à D.

(a) L'avant-centre n'a pas donné une belle leçon (E est enclin à l'ironie).

(b) E croit que l'avant-centre a donné une belle leçon (E veut que D le juge compétent en football ; en réalité, l'avant-centre a très mal joué).

(c) On ne doit pas poser certaines questions (D avait demandé à E s'il a eu une relation sentimentale avec Madame Unetelle et E, ostensiblement, change de sujet de conversation).

(d) E a eu une relation sentimentale avec elle (D lui a posé la question citée ci-dessus, et E sait qu'en changeant de conversation il fera croire à D qu'il est embarrassé pour répondre par l'affirmative).

(e) E est supporter du PSG.

(f) D ne devrait pas trop faire le mariolle (D a défié E au football et E lui rappelle que d'autres avant lui ont subi de sévères leçons).

(g) un approvisionnement de cocaïne doit arriver demain (E est en train de parler en langage chiffré).

(h) E est au courant des trafics de D (E cite y à D, parce qu'il sait que y en fait signifie g, que D a reçu hier un message de cette teneur, et il veut que D sache qu'il sait tout).

   Dès lors que le texte peut être ainsi l'objet de nombreuses interprétations, peut-on le séparer de son sens ? La forme est-elle représentative de la connaissance que l'on désire traiter ? C'est la question qui est au coeur des débats sur l'intelligence artificielle. C'est elle qui commande la correction orthographique dans un traitement de texte. L'informatique peut reconnaître qu'une forme n'est pas dans la liste de celles qu'admet une langue, elle ne peut pas dire laquelle de ces deux orthographes est la bonne : « le mal s'enfuit impuissant » ou « le mâle s'enfuit impuissant ».

   Il ne faut pas croire qu'un exposé sur le sujet peut permettre aux élèves de l'appréhender. J'ai assisté à une conférence faite par un directeur de recherches du CNRS à des élèves de terminale, dans laquelle il cherchait à leur faire percevoir que le même texte pouvait avoir, suivant les lieux, les personnes, les circonstances, des interprétations différentes. La conférence était brillante. Les élèves suivirent peu, ne posèrent aucune question. Rien n'était passé. C'est à travers leur propre pratique que les élèves pourront pénétrer dans cet univers de la forme et du sens. D'où l'importance de travaux ou projets dans lesquels ils devront analyser une application, de la représentation des connaissances données à l'interprétation des informations résultats.

3.2. À propos de ses traitements

   « Traiter l'information » est encore une expression piège. Sous son apparence anodine se cache des difficultés considérables. Le traitement des nombres est un concept familier, toujours pour la raison qu'aucune signification n'est attachée à un nombre. C'est probablement à partir de là qu'on peut arriver à faire comprendre qu'un nombre n'a pas de sens, parce qu'on ne s'en sert pas pour les calculs. Le traitement des codes est lui aussi assez simple, lorsqu'il est clairement défini. Encore faut-il faire comprendre comment des mots du langage ordinaire peuvent devenir codes dans certains contextes. « Favorable » est un adjectif ayant plusieurs usages (trois dans mon petit dictionnaire). C'est un code désignant un parmi cinq états possibles dans un sondage d'opinion. Tout le problème vient de ce changement de plan : la personne sondée répond en fonction de ce quelle « entend » par « favorable » (« entend » est de l'ordre de l'intention), l'informatique traite le code « favorable » en comptant ses occurrences. Là est le problème des sondages d'opinion. C'est un exemple très instructif, à la portée des élèves.

   Le traitement formel de la langue naturelle n'a pas été abordé avant l'arrivée des ordinateurs. Chomsky a tenté d'élaborer des grammaires formelles pour les langues naturelles, sans réel succès. Les règles de réécriture préservant le sens souffrent de nombreuses exceptions. La passivation (citée plus haut) en est un exemple : « la souris est mangée par le chat » a même sens que « le chat mange la souris ». « Peu de livres sont lus par beaucoup de gens » n'a pas le même sens que « beaucoup de gens lisent peu de livres ». Il y eut un temps où la version latine était enseignée comme un exercice formel. « Stat rosa pristina nomine » : on cherche le mot qui par sa terminaison peut être un verbe à un temps principal. « stat » étant au singulier, on cherche un nom au nominatif singulier : « rosa », etc. On remplace après les mots par leurs équivalents français : « la rose ancienne se tient par le nom », et l'on obtient un texte qui a peut-être un sens. La tendance aujourd'hui est au contraire de chercher le sens de la phrase latine, puis de le dire en français, comme on le fait pour traduire l'anglais ou l'italien. L'informatique réintroduit, avec une force absolue, le primat du formel : la machine traite formellement, l'homme interprète le résultat de son travail. Là encore, on est au niveau de bouleversements culturels profonds. Aucun discours ne le fera percevoir aux élèves. Seule, leur pratique peut les introduire dans cet univers. La réalisation d'un petit projet d'EAO peut être une bonne façon d'y parvenir : ils auront à réaliser une analyse de réponse.

   Tout traitement passe par l'application de règles, généralement issues de la « grammaire » du texte (en prenant ce mot au sens large, l'arithmétique étant la grammaire des nombres). Le choix et l'ordre des règles fixent le traitement qui sera réalisé. C'est la définition exacte d'un algorithme. Aucune expérience de traitement ne pourra être faite sans la programmation. Elle est un passage obligé de l'informatique. On ne peut comprendre de l'intérieur ce qu'est un traitement de l'information sans l'avoir pratiqué.

3.3. À propos de la science

   Il n'est pas du tout nécessaire de commencer à enseigner l'informatique en parlant de science, c'est probablement même inopportun. L'étude de l'épistémologie de l'informatique m'a conduit à penser que l'informatique n'est pas un point singulier, l'unique science à ne traiter que des caractères indépendamment de toute signification qu'on peut leur attacher : toute science est un formalisme. Les mathématiques, la physique elle-même traitent des entités désignées par des noms, le résultat ne dépendant pas de l'existence matérielle effective d'objets qui leur soient associés : la physique fonctionne, que l'électron ait une existence matérielle effective, ou qu'il ne soit qu'un concept efficace.

   Or l'expérience montre que les élèves sont fort mal à l'aise dans la manipulation d'entités formelles sans passer par le support d'images concrètes. Il se trouve que l'ordinateur apporte ce support matériel concret.

   C'est le point d'ancrage de l'enseignement. Les élèves pratiquent d'abord. Cela ne veut pas dire qu'ils doivent faire n'importe quoi avec cette machine. L'analyse d'un problème, la création d'un algorithme de résolution sont préalables à la mise en oeuvre d'un programme sur ordinateur. Mais la connaissance du mécanisme d'exécution fournit les images mentales dont l'élève a besoin (Voir Charles Duchâteau, Des images pour programmer, Namur, 1992). La réflexion sur la nature de l'informatique ne viendra qu'après, s'appuyant sur l'expérience concrète acquise dans cette pratique. Mais il faut qu'elle soit conduite, sinon on en restera à la « technologie nouvelle ».

4. De l'urgence de cet enseignement

   Prendre l'ordinateur pour l'informatique, c'est prendre la calculette de poche pour les mathématiques ou le télescope pour l'astronomie. C'est un contresens culturel total dont on voit aisément les effets.

4.1 L'information faussée

   Des journalistes de télévision ont présenté la machine à classer le courrier (classer suivant quels critères ? à partir du contenu de la lettre, ou suivant un numéro de code introduit par une secrétaire ? Et si c'est le cas, qui classe, la machine ou la secrétaire ?) ; le téléphone polyglotte (vous parlez en français, votre correspondant vous entend en anglais : merveilleux, n'est-ce pas !) ; le système expert qui reconnaît 2 000 espèces de champignons en quatre questions... Dernière en date à ma connaissance : valeurs actuelles, du 20 au 26 avril 1992 : on a greffé des neurones de sangsue sur du silicium oxydé, pas en avant vers la neuro-informatique d'où sortira l'intelligence artificielle... Annonceraient-ils avec autant d'assurance le moteur à eau, le mouvement perpétuel, la fusée qui va dix fois plus vite que la lumière ? L'inculture en informatique est le support de cette désinformation.

4.2. Les décisions faussées

   Deux exemples évidents. La SNCF acquiert fort cher un système de réservation de places d'avion pour ses propres besoins. Elle le fait modifier, puis le met en service alors qu'il contient encore de très nombreuses erreurs (j'ai entendu un journaliste dire que 500 en avaient été corrigées la semaine précédente). Le personnel est formé sommairement. Quiconque a compris un tant soit peu ce qu'est l'informatique, tout élève ayant rédigé, testé, corrigé son petit programme de quelques lignes, aurait perçu qu'on ne peut reprendre aisément un système aussi complexe, et que la prudence s'imposait. Encore fallait-il ne pas y voir une autre automobile tout aussi facile à conduire !

   Un expert en informatique a pu conseiller au ministre de l'Éducation nationale la suppression de l'option informatique, disant que la pratique de quelques logiciels suffira aux élèves, que les professeurs ne sont pas compétents pour parler d'autre chose que de la technique, que les élèves deviendront rapidement « des virtuoses du DOS ». Comment le Ministre aurait-il pu voir l'absurdité de tels propos ? Il eut fallu pour cela qu'il connût un peu d'informatique : elle n'était pas enseignée il y a vingt ans aux futurs responsables de notre société (elle ne l'est toujours pas aujourd'hui). Tant que notre société sera majoritairement illettrée en informatique, les technocrates et « experts » auront la partie belle.

4.3. Pas d'esprit critique

   Parce que les gens sont illettrés en informatique, ils n'exercent aucun esprit critique, même quand c'est à leur portée. Reconnaître 2 000 espèces de champignons en quatre questions : a-t-il des lamelles ou des tubes ? les tubes bleuissent-ils au toucher ? Quelle est leur couleur ? Quelle est la couleur du chapeau ? A-t-il une bague ? Une volve ? Comment voulez-vous faire en quatre questions seulement ? Le journaliste économique de RTL qui a annoncé cela un matin (en parlant des nouveaux marchés ouverts par les systèmes experts) aurait pu réfléchir un peu... Quand on a découvert qu'un gouvernement avait investi de l'argent dans des « avions renifleurs », la presse s'est esclaffée et a crié au scandale. Quand il y a peu d'années un ministre de l'industrie lança un appel d'offre pour des « systèmes correcteurs de style », nul ne rit... Une firme, prudente, annonce dans sa publicité que son traitement de textes ne corrige pas toutes les fautes d'orthographe, mais seulement celles d'accent circonflexe et de trait d'union dans les mots composés : le système mettra-t-il un accent circonflexe sur le mot « tache », ou un trait d'union entre « peut » et « être » ? Une firme fait actuellement sa publicité sur son téléviseur à « intelligence artificielle ». Si les gens avaient un tant soit peu de culture en informatique, ceci ridiculiserait la firme en question !

   Cette absence d'esprit critique fait la part belle aux « informatocrates ». Dans le temps où la presse clame les merveilles de l'intelligence artificielle, les demandes les plus légitimes et faciles à satisfaire vous sont refusées : « je n'y peux rien, c'est la faute de l'informatique. » Les utilisateurs supportent sans protester des produits indignes. Ils n'ont pas de critères d'appréciation. Quel peut être le devenir d'une société illettrée dans un domaine qui produit une des techniques les plus envahissantes qu'on n'ait jamais vu ?

   La machine sera-t-elle une aide pour l'homme, ou sera-ce lui qui servira les machines ?

4.4. Des mutations culturelles prévisibles

   Notre monde est celui de l'information, qui va se multipliant à une vitesse folle. Mais de quelle information s'agit-il ? de celle du journaliste ou de l'historien, ou de celle de l'informaticien ? Ne faudra-t-il pas pousser l'étude un peu plus loin ? L'information est-elle autre chose que le texte dans lequel elle s'écrit ? Lors d'une cérémonie en l'honneur de « l'Institut d'Histoire du temps présent » qu'a dirigé si brillamment François Bédarida, les orateurs se sont interrogés sur la possibilité d'une telle histoire : nous sommes dans l'événement, sans recul ; peut-on l'apprécier ? Mais à l'opposé, ce que nous livre le passé, ce sont des textes, des informations au sens informatique, qu'il faut interpréter. Ainsi les points de vue se rejoignent. Il y a le texte, et l'interprétation subjective que chacun en donne. Mon professeur de philosophie Jacques Bouveresse s'étonnait dans un de ses cours de l'intérêt actuel pour la philosophie du langage. Je lui fis valoir que l'informatique risquait fort de casser nombre de nos certitudes. Notre univers culturel n'est-il pas en train de basculer ?

   J'ai dit comment l'informatique rendait opérationnel ce qui fonde la linguistique moderne, la séparation de la forme et du sens. Ce qui fut recherche de pointe dans des cercles restreints atteint tout à coup l'ensemble de la société. Parce que l'informatique n'accède pas au sens, son existence même est remise en cause. Le sens est-il une entité réelle, distincte de la forme, liée à elle mais irréductible ? Est-il au contraire le résultat d'un calcul fait sur la forme, qui seule aurait ainsi une existence propre ? C'est une question fantastique posée à la philosophie. Peut-on déjà en prévoir l'impact ?

   L'épistémologie a été conduite, étudiant les modes d'action des sciences. Voilà que l'informatique intègre le langage dans son champ d'action, obligeant de tenir sur lui un discours scientifique. Mais ce discours se dit dans le même langage. Nous entrons dans un système autoréférent, où la science se dit dans le langage sur lequel elle travaille. Les fondements des sciences en sont ébranlés (comme l'a montré Didier Vaudène dans sa thèse en 1992). Quelle rupture épistémologique est-elle en gestation ?

   Et je ne parle ici que de notre culture occidentale, issue de la philosophie grecque et qui a traversé de fantastiques mutations, comme celle qui de Saint Augustin à Porphyre, Abélard et Guillaume d'Occam a lentement forgé notre conception moderne du langage rendant possible l'informatique grâce au nominalisme. Que peut-il arriver pour d'autres cultures où le mot est la chose, et la carte est le territoire (s'il en existe, ce dont je suis convaincu) ? Ce n'est pas en refusant l'enseignement de la science informatique qu'on accompagnera ces mutations. Il faut, par la pratique de la programmation, faire comprendre aux élèves ce qu'est une information, comment on peut la traiter par des algorithmes, quelles sont les problèmes que cela pose.

   Il faut que cet enseignement soit rétabli au lycée. Il avait des faiblesses, que le Comité Scientifique National et l'Inspection Générale dénonçaient et cherchaient à corriger. Elles ne doivent pas servir à cacher les immenses services qu'il a rendu à de nombreux élèves. Elles ne doivent pas servir d'alibi pour priver la société de l'esprit critique dont elle a tant besoin à l'heure de son informatisation.

   Il faut que l'enseignement de la science informatique soit rétabli dans l'enseignement général le plus vite possible.

Jacques Arsac
Professeur émérite à l'Université P. et M. Curie
Inspecteur Général honoraire

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 72 de décembre 1993.
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