Peut-on apprendre à jouer au football
à l'aide d'un ordinateur ?

Christian Couturier
 

     Depuis le début, disons les années 80, L'éducation physique et sportive (EPS) et l'informatique vivent une union difficile. Nous parlons ici de l'EPS telle qu'elle existe dans les établissements scolaires du premier et du second degré et de l'informatique, disons grand public, c'est-à-dire abordable.

     A priori la séance d'EPS est un moment de transmission de savoirs qui engagent les participants dans l'action motrice. La réalisation d'une épreuve, d'une performance, d'une compétition dans laquelle l'élève éprouve ses compétences, finalise l'acte d'enseignement. D'autre part, la connaissance dans ce domaine n'est pas une science exacte, enfin l'aléatoire joue un rôle important, voire principal. A priori l'informatique est née pour « faire à la place de... » ou « faire mieux que... » et repose sur une logique en béton.

     Sur le plan pratique, toujours a priori, l'EPS réclame une disponibilité et une mobilité importantes, les lieux de pratique sont divers et soumis à de nombreuses conditions climatiques. Le matériel utilisé pour un cours « normal » est déjà très important. Pratiquement les outils de l'informatique se complaisent dans une douce sédentarité et dans un milieu stable (les portables ne sont pas encore tout terrain).

     Pourtant depuis le début les deux se sont alliés, concrètement, discrètement et différentes voies se sont ouvertes, en même temps qu'un début de polémique qui, à en croire certains articles parus dans des précédents numéros de cette revue, n'est pas l'apanage de notre discipline : l'informatique simple outil, outil de plus au service (essentiellement) de l'enseignant, ou bien une informatique permettant une transformation des pratiques, de par sa spécificité même, c'est-à-dire le traitement de l'information.

     Le temps a passé, l'outil a fait ses preuves, de ci, de là.

     Pour le reste, une réelle avancée dans le domaine nécessiterait la réponse aux trois questions suivantes :

  • Peut-on apprendre à jouer au football avec un ordinateur ?

  • Si oui, quels profits par rapport à avant ?

  • Quelles conséquences pour l'EPS ?

     Bien sûr nous ne répondrons pas à ces questions, que l'on se rassure ! Mais nous pouvons peut-être apporter quelques éléments de réflexion issus de notre pratique.

     Le plan IPT, dont chacun se souvient, a eu le mérite, et c'est peut-être le seul, de poser le problème de l'utilisation de l'informatique en milieu scolaire. En EPS il a aussi servi de tremplin aux quelques personnes qui s'étaient confrontées à la manipulation des octets. Deux sortes de productions sont alors apparues : des programmes écrits dans un langage quelconque (le plus souvent BASIC ou LSE) qui permettaient d'automatiser certaines tâches jugées rébarbatives et fastidieuses : moyennes, résultats, barèmes, gestion de compétitions... et des utilisations de progiciels, généralement pour les mêmes usages d'ailleurs.

     Les premiers étaient des outils « fermés » et les utilisateurs potentiels devaient adapter leur manière de fonctionner pour s'en servir, les deuxièmes étaient « ouverts », c'est-à-dire adaptables à chaque cas mais réservés aux seuls « connaisseurs » (on ne change pas impunément et sans formation une formule dans multiplan). Cette situation existe toujours et c'est, à notre sens, un des obstacles au développement plus large de l'informatique en EPS.

     Dans la foulée du plan IPT, en 1985 le ministère organise à grands frais un colloque national sur le thème « Apport de l'informatique à l'EPS ». Aubaine pour la profession qui a été la seule, à notre connaissance, à avoir bénéficié de ce type de manifestation. Au bout des trois jours, la table ronde qui clôturait le colloque en a conclu qu'il s'agissait de toute évidence d'un thème intéressant de recherche, mais qu'il y avait d'autres urgences en EPS [1].

     Nous en sommes toujours là, à peu près.

     On pourrait donc répondre non, sans trop s'avancer, à la première question posée : peut-on apprendre à jouer au foot avec un ordinateur, ou plutôt grâce à un ordinateur ?

     Par contre, on peut aujourd'hui essayer d'apprendre à courir, voire à nager avec un ordinateur [2]. Pourquoi ?

     L'amélioration de la vitesse de course, de l'endurance dépendent pour une part importante de capacités physiologiques (anéorobiques, aérobiques) et de puissance (musculaire, anaérobique, aérobique) [3]. Or ces données sont mesurables, quantifiables à un moment t, et les conditions qui sont susceptibles de développer ces capacités sont relativement bien connues, les connaissances scientifiques dans ce domaine étant bien avancées [4]. Le contenu de l'enseignement ou de l'entraînement consiste donc en grande partie, en une gestion la plus fine possible, de performances, de quantités, de distances, de durées, de pourcentages. Deux conditions essentielles sont alors réunies pour que l'informatique s'impose : des connaissances fiables et la manipulation de chiffres. Et là, non seulement l'ordinateur est adapté aux tâches qui lui seront proposées mais il apporte en plus des informations qui n'étaient pas disponibles avec le seul chronomètre (grâce à sa rapidité de calcul), ainsi que des informations plus précises (variations d'allure par exemple en demi-fond). Reste à l'enseignant ou à l'élève de les utiliser de manière pertinente. Nous pensons qu'il peut y avoir ici une transformation de l'enseignement, par la divulgation et la prise en compte de nouvelles informations.

     Les profits escomptés pourraient être résumés de la façon suivante :

  • des possibilités plus importantes d'individualisation du travail, par une gestion fine des caractéristiques de chacun.

  • une « objectivisation » des données, avec la possibilité pour l'élève de mettre en relation ses sensations avec des résultats concrets.

  • une rentabilisation du temps d'enseignement par une libération de certaines tâches de l'enseignant.

  • une augmentation quantitative et qualitative des informations renvoyées à l'apprenant, qui se retrouve ainsi mieux armé pour se construire une stratégie d'apprentissage.

     Cependant, les conséquences sur l'EPS pourraient être perverses :

  • dépossession du savoir de l'enseignant qui de logiciel en logiciel, pourrait bien perdre son savoir empirique et se fondre ainsi dans le domaine « applicatif ». Il ne s'agit pas d'une crainte quant a la perte de pouvoir de l'enseignant, mais nous avons un problème particulier en EPS : l'enseignant n'est pas, au départ, forcément compétent dans toutes les activités physiques qu'il devra enseigner. L'existence de produits dans telle ou telle activité pourrait l'inciter à ne pas faire l'effort d'une réflexion approfondie pour « passer la main » au logiciel.

     Que l'on se rassure, nous n'en sommes pas encore là, car il existe des obstacles concrets au développement de ce type pratique.

     Le premier obstacle est matériel. Même si la miniaturisation a fait d'énormes progrès ces derniers temps (portables, laptops et autres notebooks), les ordinateurs restent peu pratiques : ils nécessitent au moins une chaise. Cela peut paraître ridicule, mais sur un stade, il n'est pas forcément évident de transporter, en plus, une chaise même pliante pour pouvoir utiliser le plus léger des portables. D'autre part, ces derniers sont sensibles aux intempéries : prévoir des séances sans savoir si on pourra en utiliser un ou non pose quand même de sérieux problèmes. De plus, pratiquement toutes les solutions informatiques in vivo incluent l'utilisation d'une imprimante ! Enfin que dire des applications, fort intéressantes au demeurant, qui nécessitent des mètres de câblage et des capteurs en tout genre [5] !  Evidemment on n'est pas obligé de fonctionner en temps réel, mais, en plus d'une nécessaire double saisie, on perd pas mal d'intérêt.

     Le deuxième obstacle réside parfois dans une impossibilité, celle de pratiquer les tests préalables qui permettent d'évaluer les capacités à développer [6]. Disons simplement que les tests fiables sont relativement contraignants en dispositif et en temps, et que ceux qui ne le sont pas sont beaucoup moins fiables. Or toutes les applications existantes fonctionnent fort logiquement à partir de ces tests.

     Bon, revenons au football. Pouvons-nous l'apprendre avec un ordinateur ?

     Peut-être, si l'on ne considère que l'aspect des connaissances déclaratives. En effet, dans les sports collectifs la connaissance du règlement est un passage obligé pour l'apprentissage car c'est lui qui définit l'existence même du jeu. Cette partie du problème se rapproche des apprentissages « classiques » des autres disciplines et l'on pourrait y apporter des solutions identiques : EAO (ou EIAO). Nous disons « pourrait » car il n'existe pas, à notre connaissance de produit fiable dans ce domaine.

     Les profits seraient incontestablement un gain de temps pendant la séance, pour les débutants uniquement, à condition bien sûr que le travail sur ordinateur se fasse en dehors des heures d'EPS.

     Ceci aurait pour conséquence une réorganisation du travail en EPS pour permettre aux élèves d'accéder « en libre service » à un CDI équipé, par exemple. D'autre part, il faudrait également développer les didacticiels adaptés, ce qui pourrait se faire de manière simple avec un hypertexte, ou des outils comme hypercard (Mac) ou Linkway (IBM), ou encore de manière beaucoup plus complète avec un langage auteur. Et si l'on souhaite coupler tout cela avec un vidéodisque dans un scénario pédagogique interactif alors...

     Mais ne rêvons pas trop car là encore les obstacles sont nombreux :

     Premièrement, la population susceptible d'être concernée par un didacticiel d'apprentissage du règlement est relativement réduite : ceux qui découvrent l'activité pour la première fois. Le « marché » semble a priori peu étendu.

     Deuxièmement le cadre scolaire actuel ne laisse, malgré les beaux discours, que peu d'autonomie à l'élève et l'apprentissage hors temps d'enseignement n'est pas vraiment développé, surtout dans les collèges.

     Troisièmement, des produits performants, dans notre discipline, nécessiteraient de pouvoir s'appuyer sur des images. Sans développer plus longuement, ceci est synonyme de matériel puissant donc onéreux.

     Enfin, nous trouvons un obstacle dans la diversité même des pratiques enseignantes : la manière dont chaque professeur introduit l'aspect réglementaire dans son cours sera-t-elle compatible avec le didacticiel proposé ?

     Qu'en est-il si l'on souhaite que l'informatique puisse aider l'élève a acquérir une compétence en football [7] ?

     Le premier problème auquel on se trouve confronté est celui du domaine de connaissances. En effet, les données scientifiques relatives à cette compétence ne sont pas une valeur sûre. Il existe des modélisations qui, selon le cas, reposent soit sur une analyse descriptive du comportement du footballeur, et elles ne nous donnent aucune information sur comment les acquérir, soit sur une interprétation des conduites qui n'est qu'une hypothèse en général parcellaire. Selon que l'on pose un regard de cogniticien ou de psychanalyste, le sens de l'action du footballeur sera vue différemment. Pourtant ces dernières années ont été favorables à une rationalisation des contenus. Le développement de la didactique des activités physiques et sportives, influencée principalement par le courant cognitiviste, aurait dû permettre des formalisations, même provisoires, capables d'inspirer des produits informatiques. Le langage rencontré dans ces formalisations : « cascades de décisions », « matrices », « logique interne »..., laissait espérer des débouchés s'appuyant sur une informatique classique : si-alors-sinon. Mais nous nous sommes heurtés au diktat de la complexité : soit il était impossible d'étudier tous les cas [8], soit en se limitant, l'analyse devenait trop réductrice.

     Alors, cette informatique là étant inutilisable, on s'est tourné vers l'Intelligence Artificielle.

     Certains espoirs étaient à nouveau permis, comme le laisse entendre G. DENIS [9] : « Loin de robotiser l'acte pédagogique, il [l'apport de l'IA] le transcende par sa capacité à approfondir chaque cas et en démystifiant un savoir qui n'appartient pas qu'aux enseignants. (...). L'enseignement assisté par système expert n'est plus un vain espoir. » Nous ne pouvons qu'inviter les personnes intéressées à lire les actes de l'université d'été de la Réunion.

     Nous pouvons cependant développer trois remarques :

1) Il ressort des différentes productions que l'aspect le plus intéressant du problème est celui de la formalisation des connaissances. Citons par exemple la réflexion de G. DENIS : « C'est une aventure extraordinaire, une renaissance plus qu'un assujetissement à la machine. En effet la démarche utilisée par le système expert pour élaborer l'outil d'aide à la décision pédagogique force l'expert à formaliser son savoir opératoire. Elle l'aide à accoucher des heuristiques utilisées implicitement (...). Elle a permis la révélation, l'explicitation de sa natation scolaire. »

     Mais par ailleurs l'auteur dit aussi : « Elle [la formalisation didactique sous-jacente] n'a pas la prétention de convaincre et de faire adhérer les experts de cette APS [la natation] (...). En cela elle reste subjective et pas forcément transposable telle quelle. » Ce qui signifie que le système expert résultant ne servira en tout état de cause qu'à l'auteur, faute de consensus sur l'expertise, ce qui est dommage. Mais il faut dire que si l'auteur a pris cette précaution dicursive, c'est qu'il doit bien connaître la profession...

     Quels seraient dans ces conditions les profits que pourraient en tirer l'EPS ?

2) Les produits ne sont pas finalisés : qui va utiliser le système proposé, dans quelles conditions, pour quels objectifs ? Ceci pose un problème à notre sens important. Car notre souci, nous l'avons dit au début, reste la pratique de l'EPS, du moins dans le cadre de cet article. Nous pensons que la réflexion sur le public cible et les conditions d'utilisation doit être menée conjointement à celle sur la formalisation des connaissances. Sinon nous pourrions en arriver rapidement à ce qu'il s'est passé pour l'aide au diagnostic médical : un produit fiable mais inutilisé par les médecins car soit le cas est simple et le système est inutile, soit le cas est compliqué et le médecin aura du mal à faire confiance au seul logiciel pour prendre une décision [10].

3) Enfin, même sur les produits ne relevant pas de l'IA, il n'y a actuellement pas d'expérimentation pour analyser les effets didactiques et pédagogiques de l'apport de tels outils en situation d'enseignement. Nous sommes dans une perpétuelle réflexion, les seules évaluations étant celles de l'auteur qui est aussi bien souvent l'utilisateur. Notre discipline n'est pas la seule dans ce cas, mais il y a là un problème de fond : on ne va pas jusqu'au bout du processus réflexion - hypothèse - création - expérimentation - résultats. Cela est dû en grande partie au fait que dans notre pays la recherche didactique ou pédagogique n'est pas valorisée, et de plus il n'existe aucune structure réelle de pilotage.

     Comment encore une fois envisager les conséquences sur notre discipline ainsi que les profits que nous pourrions en tirer ? Nous en revenons donc aux mêmes conclusions que celles du colloque sus-cité : une voie intéressante, sans plus.

     Si notre propos a pu paraître critique, ce n'est pas par simple goût de la polémique, mais plutôt pour tenter de cerner le problème, du point de vue de l'EPS, bien que tous les thèmes concernant l'EPS et l'informatique n'aient pas été abordés. De plus, il nous semble nécessaire d'exercer une certaine vigilance, pour anticiper sur les impasses qui ne manqueront pas de surgir et qui signifient généralement l'abandon d'un projet, en attendant un autre rêve (comme la réalité virtuelle par exemple).

     Si nous ne pouvons pas apprendre, provisoirement, à jouer au football à l'aide d'un ordinateur, l'ordinateur peut être d'une aide moins ambitieuse. Mais cette aide doit être ciblée, finalisée et expérimentée.

Christian Couturier

Professeur EPS
Lycée Jacques Prévert
Boulogne-Billancourt

Paru dans le  Bulletin de l'EPI  n° 70 de juin 1993.
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NOTES

[1] - Actes du colloque national 12-13-14 février 1985, Paris : Apport de l'informatique à l'éducation physique et sportive. Table ronde : « Informatique et EPS : pour quoi faire ? » p. 201, Imprimerie Nationale.

[2] - Voir par exemple les logiciels diffusés par la revue EPS.

[3] - Energie et conduites motrice, Collection Etudes et Formation, INSEP, 1989 : « Ressources énergétiques et conduites motrices », Jean-Michel LE CHEVALIER, Chapitre III, p. 43 ; « Entraînement aérobie et fréquence cardiaque », P. DUPUIS, in Actes de l'université d'été, La Réunion, 1991, p. 79.

[4] - L'entraînement sportif. Théorie et méthodologie, V.N. PLATONOV, Editions Revue EPS, 1988.

[5] - « Le lièvre, la puce et la tortue », L. Gjurasevic, in Actes de l'université d'été, La Réunion, 1991, p. 65.

[6] - Le test de LUC-LEGER qui fait autorité en la matière nécessite, même si ce n'est pas grand-chose, un magnétophone sur lequel sont enregistrés des beep sonores avec une fréquence donnée.

[7] - Sans rentrer dans les détails, la notion de compétence s'apparente à celle d'habileté motrice : il s'agit donc d'un savoir en situation.

[8] - C'est surtout vrai dans les sports collectifs où « il n'y a pratiquement jamais deux situations évolutives instantanées absolument identiques », R. DELEPLACE, in La recherche sur la spécialisation sportive, l'entraînement, la performance, p. 12. On peut lire aussi : « Mais lorsque les tactiques de la contre-attaque seront envisagées, lorsque des probabilités plus nombreuses apparaîtront, la modélisation, s'avérant très complexe, pourra conduire à des restrictions », B. MICHON, dans les actes du colloque sus-cité, p. 205.

[9] - Actes de l'université d'été : Rôle de l'informatique dans l'analyse didactique et la pratique pédagogique en Education Physique et Sportive, La Réunion, 1991, Centre de ressource « informatique et EPS », Ecole Normale Bellepierre, 97400 ST DENIS.

[10] - Psychologie cognitive, modèles et méthodes, PUG, 1988 : « Des conditions d'utilisation d'un système d'aide à la décision médicale », M.  GONZALES et S. FAURE, p. 157.

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