QUELQUES NÉOLOGISMES

DU LEXIQUE INFORMATIQUE

Hélène HUSTACHE-GODINET
 

     Lorsque le néophyte feuillette une revue informatique spécialisée, quoique dite de vulgarisation, s'ouvre à ses yeux un domaine lexical qui peut apparaître comme inutilement pédant, parfaitement abscons ou irrémédiablement hermétique, voire définitivement repoussant.

     Effectuons, pour en juger, un petit essai, en parcourant un article emprunté à la rubrique informative d'une revue informatique destinée au grand public :
« Toute la puissance du processeur 486 SX à 25 MHz dans un boîtier A4 ! Le nouveau Toshiba T4400 SX /.../ est le portatif autonome le plus puissant du marché. /.../ À l'intérieur, un disque dur d'une capacité de 80 MO au format 2 pouces 1/2 et une mémoire vive de 2 MO extensible à 10 MO par des cartes... » [1]

     Que dire ? où se situe le pédantisme ? où s'arrête l'indispensable rigueur scientifique ? à qui s'adresse un tel discours ? pour qui ce sabir techniciste ? Faut-il tout rejeter en bloc ? Faut-il chercher une traduction en langue commune ?

     Certes, le problème ne se pose pas uniquement pour le lexique informatique mais pour tout lexique nouveau et, en particulier, ancré dans le domaine technologique.

     Pour répondre à toutes ces questions, bien légitimes, il serait intéressant d'entreprendre une analyse des phénomènes de création des néologismes et des variabilités d'utilisation.

     Notre approche voudrait simplement poser quelques modestes jalons pour une recherche ultérieure, susciter et éclairer quelque curiosité pour les mots. Nous avons en effet conscience, pour notre part, d'éprouver devant les néologismes ce que Claude Hagège nomme « la jubilation collectionneuse » [2]. Le lexique informatique, auquel nous sommes de plus en plus confrontés dans la société, est de plus particulièrement alléchant .

LES PROCESSUS DE CRÉATION

     Il nous a paru nécessaire de proposer un essai de typologie des processus de composition, en partant d'exemples courants, pour lesquels l'usager, novice ou averti, ne se pose, le plus souvent, même plus la question de validité.

     Nous pouvons constater que le recours aux anglicismes [3] est extrêmement fréquent dans les domaines qui se rattachent aux nouvelles technologies. Celui de l'informatique ne fait pas exception et ne se prive pas d'en user, voire d'en abuser !

     Comme il est tout à fait impensable de prétendre à l'exhaustivité sur ce point, observons quelques cas qui nous semblent significatifs.

     Utilisateurs ou concepteurs de produits informatiques, débutants ou confirmés, chacun se verra dans l'obligation de toucher au domaine du « hard » ou de se cantonner dans celui du « soft ». La traduction linéaire de ces vocables est ici bien impuissante à rendre la nuance contextuelle ! Le « dur » pour désigner le matériel, le « mou » pour le logiciel ; dans les deux transcriptions subsiste une part d'inadaptation ou de non-dit. De plus, comme nous le verrons par ailleurs, l'usager s'est souvent familiarisé avec le terme anglais avant même que l'équivalence en français ait été proposée.

     Remarquons que nous assistons ici, en outre, à un processus de troncation puisque la deuxième partie du mot disparaît peu à peu : rares sont les usagers qui se donnent encore la peine de parler de « hardware » ou de « software » ; peut-être parce que l'élément second « ware », l'équivalent anglais de « marchandise » ou « produit fabriqué », présente pour le francophone quelque difficulté de prononciation.

     L'usager français se débarrasse volontiers d'une graphie déroutante et d'une prononciation qui relève des règles de la langue anglaise...

     S'il a quelque intention commerciale ou pédagogique, l'usager averti aura recours au « data show » pour faire part de ses compétences au plus grand nombre. La traduction du nom de ce périphérique, désormais courant, est longue et paraît alors peu efficace : « écran rétroprojetable », ou « écran projectif », ou « tablette de rétroprojection », voici trois équivalents proposés pour « data show ». Outre leur longueur, aucun n'est totalement satisfaisant car il ne suggère pas l'idée informatique de « données » pour le latinisme « data ». Notons qu'aujourd'hui aucun des trois n'est véritablement utilisé...

     Si le recours aux anglicismes peut révéler l'origine géographique de création du concept ou de l'outil, il peut aussi traduire parfois une volonté plus ou moins avouée d'hermétisme.

     Le lexique, comme nous le verrons, permet aux usagers du vocabulaire informatique de se reconnaître en tant que groupe ; sa fonction cryptique est amplifiée par le caractère quasi intraduisible du mot.

     Citons, par exemple, J.-P. Balpe, linguiste et informaticien, qui écrit « une information peut être conservée, sous forme de chunks » [4]. Le lecteur découvrira quelques pages plus loin un embryon d'explication : « elle définit des unités d'information discrète (chunks). » [5] Le lecteur notera que l'auteur utilise les italiques et les parenthèses soulignant l'instabilité de cette terminologie. S'il cherche la signification hors contexte du mot anglais « chunk », il sera bien déçu de constater qu'il s'agit concrètement d'un gros morceau de bois ou d'un quignon de pain !

     Nous ne pouvons résister à l'envie de vous fournir un autre exemple, fort à la mode dans les productions écrites, relatives à l'informatique, de ces derniers mois. Il s'agit du terme « browsing » qui signifie littéralement « brouter ». Par ce néologisme, les informaticiens veulent évoquer une méthode de recherche de l'information dans une base. L'utilisateur ne cherche pas l'information avec des critères rationnels, selon une méthode linéaire ou séquentielle mais « il broute ». R. Escarpit avait déjà adopté ce terme « browsing » [6] comme seul capable de rendre compte d'un procédé de recherche d'informations dans un ensemble et, certes, il semble beaucoup plus parlant, et surtout plus bref, que les équivalents proposés comme « lecture projective » ou « parcours libre » ou « feuilletage transversal » ou « parcours instinctif ». Mais surtout, comme nous l'avons souligné, il parle à l'initié.

     Enfin n'oublions pas qu'aujourd'hui, en France, le recours aux anglicismes se vend bien. Nous citerons, pour illustrer notre propos, le nom de ce produit logiciel créé par les Canadiens , vendu chez eux sous le nom de « Scénario » et diffusé en France après avoir adopté celui de « Scriptwriter » [7].

     Proposer un écran « wysiwyg » plutôt qu'un écran « pleine page » est sans doute commercialement plus efficace, plus porteur parce que plus prestigieux. Le spécialiste se fera un plaisir de décrypter l'acronyme « what you see is what you get » au néophyte qui lui en fera humblement la demande...

     Reste le délicat problème de la prononciation...

     Lorsqu'un terme emprunté à l'anglais a un aspect graphique ou phonique trop étranger, lorsque les règles de prononciation ne conviennent pas à l'usager français, l'assimilation ne se fera pas, ou sera plus longue.

     Si, par exemple, les catalogues de matériels proposent une console équipée d'un « joystick », l'utilisateur demandera plus volontiers une « manette de jeu » ou, plus rarement bien que l'analogie avec le pilotage aéronautique soit alléchante, « un manche à balai ». Chacun s'équipe d' un ordinateur et non d'un « computer ».

     Pour contourner la difficulté élocutoire fleurissent les sigles.

     Ainsi l'indispensable « disk operating system » s'est heureusement commué en universel DOS ! Même si l'affixe « ing » est familier au français, cette trop longue appellation anglo-saxonne a bien failli se faire supplanter par le « système d'exploitation ». Toute entreprise assure la formation continue de son personnel avec un système d'EAO sur PC plutôt qu'avec le « computer teaching ».

     La mode du sigle permet de rattacher les néologismes à une série déjà homologuée. Ainsi, après EAO, DAO, TAO, CAO, CFAO, PAO, EXAO [8] et autres « assistés par ordinateur » apparaît peu à peu celle des IAO pour « intelligemment assisté par ordinateur », par référence à l'utilisation de l'intelligence artificielle. Dans la plupart des cas, le recours au sigle a une fonction économique et simplificatrice sur le plan de l'oralisation.

     Il est fréquent que les usagers ne connaissent pas le sens littéral du sigle : c'est par exemple le cas pour CDROM (compact disk read only memory) ou encore un Ko (ou K) pour kilo-octet, unité de mesure de capacité de la mémoire de l'ordinateur.

     L'utilisation de la majuscule reste de mise, un PC (pour personal computer [9]), même si l'emploi traduit une progressive nominalisation du sigle ; un compatible PC, un PC portable, un réseau de PC...

     Certains sigles ne sont véhiculés que par un groupe, une collectivité, une catégorie socio-professionnelle, en fonction des besoins qu'ils révèlent.

     On parle ainsi de l'intégration des NTE (nouvelles technologies éducatives) à l'Éducation nationale, des NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication) dans les milieux de la presse, et aucun musicien contemporain n'hésite à investir dans une interface MIDI (Musical Instrument Digital Interface).

     Comme bon nombre de lexiques technologiques, le vocabulaire informatique se construit partiellement à partir de racines grecques et latines. Le recours à ce matériau lexical, avec son poids culturel, peut apparaître comme une forme de validation scientifique.

     Ainsi le programmeur même débutant saura « incrémenter » et « itérer » dans chacune de ses procédures et le programmeur expert devra « implémenter ». Aujourd'hui pour produire une représentation graphique de données numériques sur écran, nous utilisons un « grapheur », pour jouer un « ludiciel ». Demain les « hypermédia » livreront à chacun des potentialités créatives démiurgiques... puisqu'ils permettront, à travers un codage commun, de jongler avec du texte, de l'image et du son !

     Nous pourrons nous demander si la référence à une étymologie cultivée renforce la dimension élitiste du domaine.

     Le relevé de quelques néologismes du lexique de l'informatique nous permet de constater des phénomènes de création extrêmement variés.

     Parmi les plus courants, figurent les processus de dérivation : le néologisme se présente sous la forme d'un lexème de base complété par des affixes.

     Prenons pour exemple le terme « activer » et ses formes dérivées : « activation, activable, interactif, interaction... », vocables très usités à l'heure où l'utilisateur de l'ordinateur ne doit pas être passif et dominé par sa machine... (ancestrale terreur !).

     Se créent également des familles autour d'un radical, d'un préfixe ou d'un suffixe : le néologisme est réalisé par composition de deux lexèmes et engendre une série.

     Citons le mot « infographie » ; le terme serait apparu pour la première fois en 1974 [10] ; il est le résultat de la contraction de « informatique » et « graphique » et dérive en « infogramme », « infographe »... Il concerne le traitement informatique de l'image.

     Observons le très prolifique « hyper » et son infinie descendance. Nous avons d'ores et déjà relevé cette série : hyperbase, hyperbible, hyperdictionnaire, hyperdocument, hypergéométrie, hypergraphe, hypergraphique, hyperimage, hyperinformation, hypermedia, hypermédiatique, hypermédié, hypernavigation, hypertexte, hypertraceur...

     Certes, la plupart de nos relevés figurent dans des ouvrages spécialisés ; mais non exclusivement. Cette fécondité sera-t-elle éphémère ? L'invariant « hyper », qui établit la parenté, est-il suffisamment porteur de sens, et accessible au plus grand nombre, pour le garantir ?

     Nous observons le même phénomène autour du préfixe « micro » qui donne micro-ordinateur, la micro-informatique. Le néologisme n'est le plus souvent graphié avec le trait d'union que pour des raisons de prononciation. Nous relevons par contre un « microprocesseur », une « microbase »...

     Si la productivité peut parfois être le signe de l'intégration du néologisme, alors citons le suffixe « ciel » qui a engendré : apprenticiel, collecticiel, didacticiel, imagiciel, logiciel, ludiciel, progiciel, testiciel. Le suffixe est parfois tronqué pour des raisons phoniques, comme dans « tutoriel » et seules les voyelles finales permettent d'établir la relation étymologique.

     Passons rapidement sur le suffixe « ique », producteur de « productique, robotique, bureautique (écrit aussi « burotique »), domotique, connectique »...

     Certains néologismes naissent de la contraction de deux éléments lexicaux.

     Citons « modem » pour lequel seules les syllabes initiales des termes de base ont été retenues et concaténées (modulateur-démodulateur). Cette troncation peut être effectuée à partir d'une expression en anglais comme « bit » pour « binary digit » ; ici ont été retenues la syllabe initiale du premier mot et la finale du second. Ajoutons que très souvent, le deuxième terme d'un mot composé tend à disparaître, d'abord et essentiellement à l'oral ; ainsi on dit : » un micro » pour un « micro-ordinateur », « la micro » pour la micro-informatique, « une macro » pour une « macro-procédure ».

     Ce processus de création marque-t-il une intégration progressive du néologisme, au moins dans un certain groupe ? Notons, en outre, la fréquence d'utilisation du terme « micro » dans les néologismes. Seul le contexte permettra de distinguer un micro-ordinateur d'un microphone, d'un micro-ondes, d'un micro-trottoir...

     Les néologismes peuvent être créés à partir de mots existants déjà dans la langue cible, mais qui prennent une valeur métaphorique.

     Elles peuvent révéler une mode mécaniciste. Le créateur fait le choix de termes figuratifs. L'objet tire son nom de sa fonction ou de son aspect ; ainsi en est-il de un « bouton », une « fenêtre », le « fenêtrage », le « multifenêtrage », un « ascenseur »... Tous ces mots suggèrent une forme ou une action concrète.

     Nombreux sont les termes faisant référence à des objets, des outils existants auxquels sont attribuées de nouvelles fonctions ; ainsi des mots tels que « disquette » (bien qu'elle soit carrée), « tablette » (à digitaliser, à numériser), « stylet » (pour la reconnaissance de caractères) doivent être immédiatement porteurs de sens pour le profane.

     Elles peuvent faire apparaître une relation fortement affective pour le domaine. De nombreuses expressions - s'agit-il véritablement de néologismes ? - en témoignent. Aujourd'hui on s'interroge sur le « dialogue homme-machine ». L'ordinateur, l'outil est féminisé : « la machine, la babasse, elle, la crayette » [11]. Il est fréquent d'entendre un utilisateur soliloquer/dialoguer(?) avec son ordinateur comme si celui-ci était capable d'initiatives personnelles et incontrôlables... La machine s'humanise et peut prendre le pouvoir : « elle a avalé les données », « elle a mangé trois pages ».

     Une part des outils est désignée par un vocabulaire concret, emprunté au lexique animalier. La métaphore zoomorphique apporte une forte coloration affective : l'animal est dressé ou dressable, plutôt petit (dominé ?) ; le monde de l'informatique est peuplé de « souris » et de « puces ».

     On notera particulièrement le recours au lexique médical lorsque l'ordinateur, et par conséquent son utilisateur, est en danger, menacé ou « infecté » par un « virus », « protégé » par un « désinfectant », ou passé au « scanner ». Ces emprunts sont révélateurs des relations affectives très fortes que véhicule, aujourd'hui, le domaine informatique.

     L'homme voudrait rester maître du « pilotage » et de la « navigation ».

     L'informaticien averti semble toujours, malgré la vulgarisation grandissante du domaine, auréolé d'un certain prestige. Le « piratage informatique » est officiellement condamnable, certes, mais comme son ancêtre des mers du Sud, le « pirate » est aussi objet d'admiration parce qu'il réalise un défi, il sait briser un code, transgresser les interdits. Le choix du mot révèle l'ambiguïté de la situation.

     Paradoxalement c'est, en outre, par des mots argotiques, formés avec des suffixes diminutifs péjoratifs que s'exprime la familiarité avec le domaine : quel plaisir de « bidouiller » ! En cas de difficulté, on aura évidemment recours à un « bidouilleur », spécialiste du « bidouillage » .

     Il arrive que le mot existe, l'informatique va lui donner un nouveau sens par analogie avec sa fonction, son aspect. Le programmeur va créer une « boucle », le programme doit « boucler ». Les données se trouveront à telle « adresse » et seront véhiculées à travers un « bus ». Le mot « icône », réservé jusque là au champ lexical de la religion, retrouve une nouvelle vie , peut-être parce qu'il est plus court que « pictogramme », réservé à la bande dessinée ou « idéogramme », spécifique au domaine de la calligraphie.

     Ces mots sont-ils à proprement parler des néologismes ? L'informatique leur donne un sens nouveau, une valeur contextuelle ; mais ils n'ont pas disparu du lexique non informatique.

     Il en est ainsi de nombreux mots qui s'insèrent peu à peu, voire insidieusement, dans le lexique commun par le biais de l'usage de plus en plus répandu de l'informatique .

     C'est le cas, par exemple, de « sauvegarder » pour mémoriser, archiver, « valider » pour ratifier, entériner, « générateur » (de textes, de programmes)... ou encore le « menu », très curieux lorsqu'il devient un « menu déroulant », concrétisant le phénomène visuel d'affichage vertical progressif.

     Le néologisme se crée, en outre, par le passage progressif du nom propre au nom commun. La marque commerciale de l'objet devient le nom : un « apple », un « mac » (diminutif de « mackintosh », variété de pommes). Rappelons qu'un « mackintosh » a autrefois désigné un vêtement imperméable ; ceci pour illustrer le fait que le lexique se renouvelle en fonction des besoins et des usages.

     Nous n'avons relevé qu'un exemple de création par onomatopée, le verbe « cliquer », et son peu élégant dérivé « doublecliquer » mais son usage semble monnaie courante. Le substantif « cliquage » apparaît rarement.

     Il n'est pas toujours aisé de retrouver l'origine d'un néologisme.

     Prenons un exemple : pour programmer, l'informaticien doit préalablement écrire un « algorithme ». Nous passerons sur les difficultés orthographiques de ce vocable (transcrit parfois « algorythme » !). Si nous cherchons la définition dans un dictionnaire [12], nous trouverons deux sources : une formation par analogie phonique : le mot « algorithme » serait une forme dérivée du mot « algorisme ». Ce dernier viendrait du nom d'un mathématicien arabe, Al Kharezmi, du IXe siècle. Au Moyen Âge, l'« algorisme » désignait une sorte de table à calcul mais également un procédé de calcul écrit.

     La seconde étymologie proposée semble plus rigoureuse ; en grec le mot « arithmos » signifie « nombre ». Au Moyen Âge, le mot « algorithme » fut introduit pour désigner une notation mathématique de base 10 proposée en Europe, par les Arabes.

     Pourquoi parler de néologisme à propos d'un mot qui semble dater du Moyen Âge ? Ce mot a disparu peu à peu de l'usage et des dictionnaires et c'est avec le développement de l'informatique et de la programmation qu'il a pris un sens et un essor nouveau. Il désigne aujourd'hui l'ensemble de règles opératoires permettant de résoudre un problème énoncé au moyen d'un nombre fini d'opérations.

L'ATTITUDE INTERVENTIONNISTE DU LÉGISLATEUR

     Devant la créativité des spécialistes du domaine, nous ne pouvons ignorer la présence institutionnelle, en particulier, celle du Commissariat Général de la Langue Française. Nous constatons une certaine résistance face à la prolifération des anglicismes.

     Dans un domaine aussi sensible que celui de l'informatique, il est bien délicat de militer en faveur de la francophonie. Même si le Ministère de la Défense Américain achète des progiciels de programmation aux chercheurs français, ceux-ci ont utilisé une terminologie internationale, vendable, c'est-à-dire américaine...

     Précisons que la traduction des emprunts à l'anglo-américain n'est pas systématique. Dans bien des cas, elle semble tardive et ne parvient pas à supplanter l'usage en vigueur. Nous avons vainement cherché une occurrence de « dévideur » [13] pour « streamer » [14]. Ainsi en est-il de « listage » proposé (ou imposé puisqu'il s'agit d'un décret) pour « listing ». Ce néologisme avait sans doute le défaut d'être un hybride pour le législateur... mais l'usager, semble-t-il, préfère ce composé de radical français et de suffixe anglais.

     L'équivalence imposée ne sera intégrée le plus souvent que si elle apporte une sorte de confort à l'usager, peu familiarisé avec le domaine ou avec la langue source.

     Pour que la traduction d'un emprunt soit adoptée, il faut qu'elle soit facilitatrice : il est plus aisé au francophone de dire « mémoire morte » que « read only memory », mais il préférera le sigle « ROM » pour sa brièveté et son adéquation à la fonction désignée.

     Il arrive qu'un équivalent bien formé soit proposé sans réel succès : « publipostage » est-il en passe de se substituer à « mailing » ?

     L'équivalence peut apparaître comme peu pertinente : qu'est-ce qui peut justifier, sinon la francisation de la graphie, l'emploi de « spoule » pour « spool » ?

     Pour illustrer les possibilités et limites de la traduction, observons le célèbre « bug » (littéralement « punaise », en anglais). L'usager sait qu'un « bug » perturbe le bon déroulement de son travail informatique même s'il ne connaît pas la traduction littérale du mot anglais. Le terme « vermine » et le verbe « déverminer » pour « debugger » ont été proposés en vain. La traduction « bogue », qui a suivi, évoquerait l'écorce piquante de la châtaigne. La métaphore francisée phoniquement et graphiquement a une force suggestive identique. Les graphies variées et les dérivés témoignent d'une intégration progressive du concept ; nous avons ainsi rencontré les formes : bug, bogue, buguer, bugger, débuguer, déboguer, debugger, débogage.

     Ces variations illustrent la grande tolérance orthographique en matière de néologismes.

     Devant une telle prolifération lexicale, il peut sembler nécessaire d'effectuer, sinon une normalisation systématique, du moins quelques opérations de mise en ordre et de validation ; ne serait-ce que pour sécuriser l'usager ou faciliter la diffusion de l'information dans un domaine aussi sensible...

     L'informatisation de la société passe aussi par l'acquisition des mots et des concepts. Elle ne peut se limiter à celle des outils et de leurs diverses utilisations, si performantes soient-elles.

     Divers organismes, comme l'Association Française de Terminologie et le Comité des Termes Techniques Français se penchent sur le problème des néologismes. Ils entérinent des usages, tels « numériser » ou « tutoriel » et, surtout, ils proposent des équivalents aux anglicismes proscrits.

     Les choix des Commissions Interministérielles de Terminologie sont publiés au Journal Officiel et accessibles aux usagers par minitel [15].

     Ainsi le numéro 1468, en date du 7 mai 1987 accepte l'anglicisme « pixel » mais impose « invite » pour l'anglicisme « prompt » ou encore « défilement » pour « scrolling », alors que les usagers emploient diverses formes fléchies comme « scroller ».

     Nous pouvons nous limiter à constater que le travail des organismes officiels n'est pas toujours suivi d'effet.

     L'entrée des néologismes dans les dictionnaires courants peut être considérée comme une sorte de reconnaissance de l'usage. Ils seront d'abord consignés dans des ouvrages spécialisés, tels que « le Dictionnaire de l'Informatique » de Larousse [16].

     Si l'outil, la méthode, les fonctionnalités évoluent, certains mots tendront à disparaître, tel « débottelage » [17]. En revanche, comme ce domaine se développe très rapidement, tant sur le plan technologique que sur le plan conceptuel, les créations lexicales semblent prolifiques ; c'est pourquoi les dictionnaires informatiques peuvent être rapidement obsolètes.

     Le problème se pose autant pour la normalisation et la validation du néologisme que pour sa définition. Reprenons le néologisme « streamer » pour lequel le J.O. de mai 1987 propose la traduction « dévideur » ; la définition fournie «  dérouleur de bande magnétique voué à la création en continu de sauvegarde des informations contenues dans un disque » montre que son auteur n'a pas anticipé l'évolution technologique.

     Pour éclairer notre propos de façon plus générale, observons le parcours du mot « informatique ». Il aurait été créé en 1962 par un ingénieur français, Paul Dreyfus, par composition de « information » et « automatique ». Ce n'est qu'en 1967 que l'Académie Française en aurait entériné la définition suivante [18] : « la science du traitement rationnel, notamment par des machines automatiques, de l'information considérée comme le support des connaissances humaines et des communications dans les domaines technique, économique et social ». Cette définition du mot « informatique » fait l'amalgame de deux expressions américaines « computer science » pour « science des ordinateurs » et « data processing » pour « traitement des données de l'information ». L'absence de cette précision d'importance contribue à semer le doute dans l'assimilation des concepts sous-jacents. On parle d'« informatique » pour désigner tantôt la science, tantôt l'outil. Ainsi, « je fais de l'informatique » peut vouloir dire « j'utilise un ordinateur pour... » ou « je suis créateur de logiciels », ou « je programme » ou « je répare mon ordinateur  »...

     Il semblerait, en conséquence, que toute validation des néologismes informatiques gagnerait à être réalisée en collaboration avec les experts du domaine.

L'ATTITUDE DES USAGERS

     Comme pour la plupart des néologismes, ceux du lexique informatique ne permettent pas de repérer a priori des normes de création. Le néologisme appartient plus à l'usager qu'au législateur. Dans la plupart des cas, la création révèle le bon sens et l'efficacité. Il ne semble pas qu'il y ait de créations ex nihilo. La relation entre l'objet, le concept et sa désignation est souvent évidente. Nul besoin de dictionnaire pour adopter le « crayon optique » ou l'« écran tactile ».

     Comme nous l'avons constaté à travers quelques exemples, il semble que les néologismes informatiques s'intègrent dans l'usage avant même qu'ils soient entérinés par le législateur, parce qu'ils correspondent à des attentes, parce qu'ils révèlent ou explicitent des fonctionnalités, parce que, le plus souvent, ils sont immédiatement opérationnels. Cette intégration est progressive et variable en fonction des milieux, des besoins, des modes... La norme s'établit sous la pression de l'usager et non par décret.

     Nous remarquons, en outre, que cette intégration est souvent réalisée d'abord à l'oral, en particulier pour les anglicismes, et le vocabulaire qui désigne les outils et leurs fonctionnalités. Le néologisme est opératoire, fonctionnel. Le besoin justifie l'urgence de la création. Il faut parfois « cliquer » sans attendre l'accord de l'institution...

     L'usager aura recours a une prononciation francisée lorsque la prononciation exacte est trop éloignée de la graphie, celle de « reset » par exemple, et que le terme français équivalent est difficilement prononçable, « réinitialisation ».

     Le caractère progressif de l'intégration des néologismes se traduit dans la grande variabilité de leur transcription orthographique. L'usager, néophyte ou averti, devra choisir entre un programme « résident » ou « résidant », l'instruction « restore » ou « restaure », et pourra « formater » ou « formater » son « disk » ou « disque ».

     L'emploi de marques typographiques témoigne d'une instabilité des néologismes et de la distance prise, plus ou moins consciemment, par l'usager. Nous constaterons la présence d'un même néologisme avec ou sans guillemets. La suppression des guillemets est parfois une démarche d'intégration. Nous observerons la même variabilité en ce qui concerne l'alternance de graphie avec trait d'union et espace, et variante compacte. Nous avons relevé par exemple : « hypermédia », « hyper-image », « hyper image ». Le séparateur peut faciliter la lecture aux néophytes ; il rappelle, signale l'étymologie. Il se révèle souvent indispensable pour des raisons phoniques, présent dans « micro-ordinateur », il disparaît dans « microprocesseur ».

     L'utilisation du néologisme se fait parfois avec une note de bas de page, ou une parenthèse explicative, ou une parenthèse qui propose un équivalent. Toutes ces marques révèlent une certaine instabilité et la prudence du créateur ou de l'utilisateur. Rappelons que la pression normative de la langue française reste forte...

     En fait, l'usager ne cherche pas forcément à vérifier l'existence d'une norme ; il utilise le terme le plus courant, celui qu'il connaît, sans effectuer une vérification dans un dictionnaire ou un document officiel. La fréquence plus ou moins importante des occurrences du terme servira de validation progressive. À partir du moment où il figure dans des documents de recherche disposant d'une certaine notoriété sur le plan scientifique, il est attesté implicitement.

     S'ajoutent des phénomènes de mode. Si la technologie, les méthodes, les concepts évoluent, le néologisme ne dure pas. L'expression « traduction automatique », compte tenu de sa notoire inexactitude, est peu à peu remplacée par « TAO » ou « traduction interactive », terme plus représentatif d'une réalité immédiate.

     La création et l'emploi des néologismes appartiennent parfois au domaine ludique. Ils révèlent une certaine connivence entre les utilisateurs. Il ne s'agit plus ici de volonté mystificatrice mais de jeu. Nous avons rencontré par exemple quelques expressions imagées comme « faire pomme/x » [19], « faire un raccourci-clavier », « faire un goto » qui seront rapidement obsolètes puisqu'elles sont tributaires de l'existence d'un matériel ou d'un logiciel précis.

     Comme pour tout néologisme, la trace étymologique peut se perdre insensiblement. Nous utilisons, par exemple, un « compatible », c'est-à-dire un ordinateur capable d'échanger des informations avec tout ordinateur de type PC soit, en fait, un ordinateur de marque IBM, l'inventeur du modèle et du système de référence, le plus vendu sur le marché. Nous acquérons un « micro » pour un « micro-ordinateur ». Le terme initial « micro » a le sens de « petit », faisant référence à la miniaturisation progressive de l'appareil. Nous constatons aujourd'hui le même type d'évolution autour du concept de portabilité : nous achetons un « portable » pour un « micro-ordinateur portable ». Dans les deux cas, c'est le qualifiant qui subsiste et se nominalise peu à peu.

     Comme nous l'avons montré, l'emploi de néologismes informatiques peut apparaître au profane comme le langage d'une « secte ». Certes, il est probable que derrière les mots se cache parfois, comme nous l'avons souligné, une intention plus ou moins implicite d'hermétisme. Le jargon technique est destiné à impressionner, ce qui est regrettable dans un domaine qui est appelé à se vulgariser - au sens positif du terme - toujours plus. Pour garder le pouvoir, les spécialistes ont recours à un lexique peu accessible, une sorte d'argot de la profession, destiné à un nombre restreint d'usagers. Mais cette fonction cryptique du vocabulaire informatique tend à s'effacer au fur et à mesure que progresse l'informatisation de la société. Ce qui est d'abord un lexique de spécialistes, « schlach », « antislach », « arobase », « incrémenter », s'insèrera peu à peu dans le domaine public, s'il correspond à des besoins car toute création lexicale est, a priori, motivée.

     Parfois règne la dure loi de la concurrence : ainsi l'utilisateur pourra consulter une BD de BD (c'est-à-dire une banque de données de bandes dessinées).

     Il semble que la nécessaire communication, nationale ou internationale, impose des règles de bon sens dans la création et l'emploi des néologismes informatiques.

     Certes, la tentation techniciste gagne parfois du terrain ; ainsi, ceux que nous avions coutume de désigner sous l'étiquette de « littéraires » se voient contraints de développer (et vendre !) les « applications des industries de la langue », terme générique pour désigner des produits destinés à traiter la langue naturelle (dictionnaires électroniques, logiciels d'aide à la traduction, banques de données textuelles, correcteurs syntaxiques...)

     Nous avons relevé un emploi quelque peu abusif de l'« intelligence artificielle » et des « systèmes experts ». Le néologisme peut servir alors d'argument commercial. L'emploi inconsidéré de ces néologismes révèle une sorte de fascination devant la puissance présupposée de l'outil. Il trahit une certaine confusion entre la vie mentale de l'individu et les potentialités accordées à l'ordinateur.

     Les néologismes informatiques semblent avoir cours, de façon fort sensible, dans des contextes qui n'appartiennent pas au domaine. Nous entendons couramment « itérer » pour « recommencer », « répéter », « valider » pour « attester », « ratifier » « lister » pour « énumérer », « sauvegarder » pour « conserver », « archiver », comme si l'usage de ces termes à connotation technologique apportait plus de poids scientifique au discours. Autrefois, au plus fort de l'époque automobile, on disait « ça gaze, ça boume, ça roule », maintenant on dit « être branché », « je boucle », « j'ai programmé une sortie en montagne »... Et si on a des ennuis, plus ou moins avouables, auxquels on ne sait si on pourra trouver une solution, on dit « y a un bug » !

     L'acquisition des mots, et celle des concepts qui leur sont associés se fait avec leur fréquentation. Or, nul ne peut contester l'informatisation progressive de notre société. Ainsi la vulgarisation des connaissances fait qu'un lexique spécialisé, comme celui de l'informatique, passe peu à peu dans la langue courante. Les néologismes informatiques deviennent la propriété de chacun, surtout si les spécialistes du domaine ne se refusent pas à donner les clés de leur appropriation.

Hélène GODINET

Lycée de Villard de Lans
mars 1992

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 69 de mars 1993.
et dans la  Revue de l'EPI  n° 104 de décembre 2001.
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NOTES

[1]. Dans SVM n° 89, décembre 1991, p. 23.

[2]. Dans L'Homme de Paroles, édition Folio, p. 394.

[3]. Nous employons, arbitrairement, par souci de simplification, le terme d'« anglicisme » pour désigner tout emprunt au vocabulaire anglais classique ou au parler américain. En effet celui-ci est très présent dans le domaine de l'informatique, compte tenu de l'importance des recherches et travaux effectués aux États-Unis depuis plus d'un demi-siècle ; s'y ajoutent des impératifs de communication internationale.

[4]. Dans Hyperdocuments, hypertextes, hypermédias, J.-P. Balpe, éd. Eyrolles, 1990, p. 57.

[5]ibid. - p. 61.

[6]. Dans L'Écrit et la Communication, R. Escarpit, 1973, édition Que Sais-je ?, p. 58.

[7]. Scriptwriter est un logiciel distribué par Cease - 78120 Rambouillet.

[8]. Pour enseignement, dessin, traduction, conception, conception et fabrication, publication, expérimentation... assisté par ordinateur.

[9]. Les tentatives pour imposer OI pour « ordinateur individuel » semblent restées vaines.

[10]. Il importe ici d'employer le conditionnel puisque comme le note P. Guiraud dans Structures Étymologiques du Lexique Français, Payot, 1986, p. 271, « les chronologies sont approximatives... la première attestation n'apparaissant qu'au hasard de quelque emploi littéraire très postérieur à la naissance du mot. »

[11]. On nomme ainsi certaines petites machines par référence à l'ordinateur le plus puissant inventé par S. Cray en 1976.

[12]. Dans Grande Encyclopédie Larousse, vol. I, p. 295, édition Larousse, 1982.

[13]. Dans Dictionnaire des Néologismes Officiels, n° 1468, p. 115, J.O. du 7 mai 1987.

[14]. Il s'agit d'un périphérique de sauvegarde implanté sur les systèmes professionnels.

[15]. Le service du Commissariat Général de la Langue Française est accessible par le 3616 code JOEL. La dernière mise à jour de la rubrique informatique, que nous avons consultée pour ce document, est datée de septembre 1989.

[16]. Nous avons consulté, pour la rédaction de ce document, l'édition Larousse de 1981, le Dictionnaire de l'Informatique de Fisher, édition Eyrolles 1986.

[17]. Ce mot désigne le fait de fournir séparément un matériel et un logiciel d'exploitation et figure dans le Larousse de l'Informatique de 1981 ; il a disparu de l'édition de 1986.

[18]. Définition parue au J.O. du 7 décembre 1980 avec la mention « définition approuvée par l'Académie Française ».

[19]. Néologisme réservé aux utilisateurs de l'ordinateur à la pomme...

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