Hypertexte et pédagogie

Alain Saustier

     L'hypertexte est à la mode : les média (grande presse, télévision) en parlent, les producteurs de logiciels en ont plein leurs catalogues. Les philosophes commencent à s'y intéresser : ils y voient de plus en plus nettement un modèle d'organisation des connaissances humaines, et attribuent au couple hypertexte-microordinateur un impact culturel aussi important que ceux de l'avènement de l'écriture ou de l'imprimerie [1].

     Les pédagogues ne peuvent rester indifférents à ce phénomène. Une de leurs fonctions essentielles est d'amener leurs élèves à s'approprier une aussi grande part que possible du savoir de leurs aînés, à acquérir des méthodes d'auto-appropriation de connaissances et de compétences nouvelles, de production de savoirs et de savoir-faire nouveaux. Les progrès, certes très lents mais réels, de l'équipement des établissements en micro-ordinateurs assez performants, des compétences des enseignants dans l'emploi des matériels et des logiciels, incitent à une réflexion sur les ressources, les pouvoirs et les effets de cet outil encore peu répandu.

ORDINATEUR ET ORIENTATION PÉDAGOGIQUE

     Il est banal de caractériser le mode de fonctionnement professionnel d'un enseignant en le positionnant selon deux axes :

  • celui de la didactique (des méthodes dogmatiques  aux méthodes actives),

  • celui des attitudes (de l'autoritarisme à la non-directivité).

     Il faut dire, pour éviter les interprétations simplistes de ce schéma qui ne l'est pas moins, que ces bipolarités ne sont pas fondées sur des jugements de valeur, et que l'enseignant, être humain, n'est pas tout d'un bloc et définitivement ceci ou cela. Nous pensons au contraire, après de longues années passées à enseigner et à former des professeurs, qu'il importe de moduler sa position selon le contexte, l'élève, les moyens ; qu'il est des circonstances où les méthodes dogmatiques sont les plus indiquées, d'autres où elles sont à proscrire absolument ; que l'attitude non-directive à tout crin peut faire autant de ravages que l'autoritarisme forcené. Toute action pédagogique qui élève et enrichit ceux à qui elle s'applique est respectable.

     L'ordinateur n'est ni autoritaire, ni non-directif, ni dogmatique, ni actif : ce n'est qu'un instrument à disposition de l'enseignant, qui en fera ce qu'il juge bon selon ses choix personnels.

     Les logiciels, eux, sont conçus et réalisés par des gens qui se situent sur les deux axes cités plus haut : ils sont nécessairement marqués par ces positions, délibérées ou inconscientes. Cela est évident dans les didacticiels, dont la démarche plus ou moins contraignante, les commentaires plus ou moins acerbes, les affirmations plus ou moins péremptoires en disent plus long sur les auteurs que sur les utilisateurs [2]. Mais cela n'est pas absent non plus des progiciels, dont l'ergonomie, l'aide et les messages d'erreur sont facilitateurs ou rebutants à divers degrés.

     La vogue actuelle de la systémique, la formation des concepteurs et réalisateurs de logiciels tendent à poser l'analyse descendante comme le modèle, sinon le reflet, de l'activité intellectuelle humaine. De là à considérer qu'il n'est rien de bon hors d'une structure hiérarchique, que l'information circule « naturellement » de haut en bas, il n'y a que quelques pas, vite franchis par ceux qui y trouvent leur compte. Les organigrammes arborescents, le placement de tout un chacun au « niveau » qui lui convient servent souvent à légitimer les positions acquises ou héritées.

     Il s'ensuit que, si la machine est neutre, le logiciel l'est déjà un peu moins, et l'air du temps porte plus l'utilisation pédagogique de l'une munie de l'autre vers les attitudes autoritaires et les méthodes dogmatiques [3], même si localement l'enseignant qui les utilise abandonne temporairement tout ou partie de son pouvoir, et peut donc légitimement considérer qu'il tend vers les méthodes actives et moins de directivité. Fort heureusement, s'il n'est pas fasciné par cet outil (c'est-à-dire s'il le maîtrise un minimum), il saura faire prévaloir ses options pédagogiques personnelles sur celles qui imprègnent le logiciel utilisé. Il doit toutefois être vigilant sur les restrictions de liberté et de responsabilité professionnelles que peut provoquer l'usage inconditionnel d'un auxiliaire didactique. Ce fait n'est pas nouveau : les manuels scolaires, les produits audiovisuels induisent depuis longtemps les mêmes effets.

OU SE SITUE L'HYPERTEXTE ?

Précisions de vocabulaire

     Deux articles récents [4] ont exposé les concepts fondamentaux de l'hypertexte. Insistons sur le fait que, comme pour les bases de données, on a tendance à désigner par le même vocable le stock d'informations organisées et l'outil logiciel qui permet de gérer et exploiter ce stock. Nous réserverons ici le mot HYPERTEXTE à l'ensemble d'informations organisées et structurées, c'est-à-dire base de textes + table des liens, et nommerons Système de Gestion d'HyperTextes (SGHT, par analogie avec SGBD) l'ensemble logiciel de création, gestion et consultation d'hypertextes.

     Nous désignerons par TEXTE, ou DOCUMENT, le lot d'informations appelées en bloc par l'utilisateur qui actionne un BOUTON, mot, expression ou détail du document affiché qu'on peut pointer-valider pour obtenir approfondissement ou explications, cette opération étant baptisée REQUETE. A la différence de certains auteurs, nous n'assimilons pas document et page-écran, et nous nuancerons la notion de bouton. Nous nous en expliquerons plus loin.

     Disons enfin que toute cette réflexion est soutenue et éclairée par le développement d'un SGHT et d'hypertextes essentiellement centrés sur la pédagogie, dont la conception et la réalisation sont étroitement associées, et qui sont expérimentés dans des classes. C'est au fil de la création d'un hypertexte tourné vers l'enseignement du Français que René Collinot [5] a localisé les insuffisances, précisé les fonctionnalités souhaitables d'un SGHT, nous permettant ainsi d'améliorer et affiner ce qui, au départ, il y a deux ans, n'était qu'un minuscule programme de lecture de textes d'initiation à MS-DOS. La validation pédagogique de nos orientations doit beaucoup à Thierry Becker et à ses élèves, du Lycée Professionnel d'Application de l'ENNA Paris-Nord.

Une structure peu contraignante

     La comparaison entre bases de données et hypertextes s'impose [6]. Ce qui différencie ces deux types de banques de données, c'est essentiellement le mode d'accès à l'information. Les opérations de la logique formelle, qui permettent d'extraire des sous-ensembles de fiches de la base de données, exigent une structure hiérarchisée. Elles sont de peu d'utilité dans la consultation d'un hypertexte : la déclaration des liens entre des éléments significatifs d'un document (boutons) et les autres documents de l'ensemble est parfaitement arbitraire, et n'est déterminée par aucune autre logique que celle que le concepteur a bien voulu y injecter. Cet ensemble de liens constitue un réseau dont les documents sont les noeuds, et dont les contraintes de structure sont très faibles au regard de celles d'un arbre.

     Pour l'utilisateur, en revanche, la liberté de consultation sera tributaire des choix du concepteur : à la limite, avec un seul bouton par document, un pédagogue autoritaire peut forcer une lecture unique (ou presque) d'un hypertexte ; à l'opposé, un réseau de liens foisonnant peut permettre la navigation la plus aventureuse, la musardise, la dispersion de l'attention. Des guidages optionnels peuvent être prévus.

     Dans notre système, les boutons ne sont pas obligatoirement signalés [7] ; en outre, il est possible de faire une demande ouverte (mot ou expression entrés au clavier). C'est un parti pris pédagogique : l'approche active des documents implique la détection par le « lecteur » des mots ou expressions qui font problème ou méritent développement. Les mettre en évidence, c'est trop « mâcher le travail », et risquer de conforter l'attitude qui consiste à ne poser que les questions permises et prévues. Certes, en contrepartie, un hypertexte étant, au moment de sa consultation, un ensemble fini de documents, de liens et de boutons, on peut formuler une requête sans résultat, de même que parfois on ne trouve pas dans le dictionnaire l'explication que l'on y cherche. Cette frustration aussi est éducative.

Pages-écrans ou textes ?

     Le document est souvent délimité de telle sorte que sa présentation tienne sur un écran. Il y a à cela des raisons techniques (notamment lorsqu'il s'agit de pages graphiques) et des raisons tirées des travaux des spécialistes en communication (réduction des unités significatives à un nombre limité, pour assurer l'impact du message).

     S'il s'agit d'être percutant comme un publicitaire, soit ; mais est-ce bien là l'objectif du pédagogue ? N'est-il pas plus important, au contraire, d'amener l'élève à dégager d'un document riche quelques-unes des significations variées et nuancées qu'il peut receler, plutôt que de se laisser imposer, par la ruse de quelque spécialiste en communication, un message en apparence univoque, lourdement redondant ? Entre ces deux extrêmes, le concepteur d'un hypertexte doit trouver la juste mesure qui assure au « texte » lisibilité et richesse.

     Notre SGHT ne limite pas les documents-textes à un écran. Leur présentation en fenêtre, outre qu'elle familiarise les élèves avec des manipulations courantes (défilements, ascenseurs) fournit un support « manipulable » (donc concret) à l'activité abstraite de maintien, dans le champ de la conscience, d'éléments qui ne sont plus dans le champ de la perception.

Un système ouvert

     Pour peu que le SGHT le permette, un hypertexte peut être connecté à d'autres, et ouvrir ainsi sur de vastes horizons, ou rendre disponibles des hypertextes « utilitaires » (dictionnaires, recueils de citations ou de théorèmes etc.). L'accès quasi-immédiat à des ressources qui demandent, sur d'autres supports, une démarche parfois longue et compliquée, a déjà été souligné : c'est l'un des atouts majeurs de l'utilisation de l'informatique, avec la possibilité d'extraire facilement les passages intéressants et de les sortir sur papier ou en fichier.

Un instrument d'observation pédagogique

     C'est en examinant la démarche d'un élève confronté à une tâche que le pédagogue peut le mieux arrêter la conduite à tenir vis-à-vis de lui. Plutôt que l'injonction « Montre-moi ce que tu as fait », la demande « Explique-moi comment tu as fait » permet de localiser les erreurs d'interprétation, les pré-requis manquants, les pierres d'achoppement de la réflexion et de l'action. Or, nombreux sont les obstacles à cette conduite : effectifs des classes, difficulté pour certains de décrire leur démarche avec précision et fidélité, etc.

     Nous avons très vite décidé de munir notre programme de consultation d'hypertexte d'un carnet de bord de la navigation, mémorisation ordonnée des diverses requêtes, différenciées selon qu'elles débouchent sur l'affichage d'un autre document, qu'elles sont infructueuses (pas de lien), ou inutiles (appel du document déjà activé), qu'elles sont des retours un pas en arrière, au document de départ, ou à un signet précédemment posé. Imprimée ou enregistrée, cette trace est disponible pour analyse à tête reposée et mise au point de conseils individualisés. Elle sera en outre un précieux indicateur des attentes non satisfaites des utilisateurs, des boutons jamais utilisés, rendant nécessaires des ajouts à la base de textes, permettant de l'élaguer, lui assurant une certaine vie.

Un outil adaptable à toutes les pédagogies

     Banque d'informations sélectionnées et organisées selon certaines intentions, un hypertexte peut ne servir qu'une pédagogie dogmatique et contraignante (parcours obligés, choix limités) ou à l'opposé soutenir en outre des méthodes très actives, qui intègrent le plus possible les situations de recherche aux apprentissages : un stock d'hypertextes sur un disque dur dans une classe peut être la forme moderne du fonds documentaire que Célestin Freinet, il y a 70 ans, institua, parmi d'autres techniques rendant aux élèves parole et initiative. Suggestion à l'ICEM : mettre (si ce n'est déjà fait) chaque B.T. en forme d'hypertexte. [8]

Des utilisations nombreuses et variées

     A. Lambert [9] a déjà fait un inventaire assez complet des utilisations possibles, et notamment de diverses voies d'incitation à l'écriture (jeux d'aventure, etc.). Comme souvent, une pédagogie active mettra à la disposition des élèves un instrument ailleurs considéré comme chasse gardée du maître : citons de nouveau les techniques Freinet dont les fichiers auto-correctifs peuvent être « hypertextualisés » sans difficulté, voire transformés en procédures d'aide graduelle ; dont les bandes enseignantes peuvent aisément (et avec plus de richesse que la consultation séquentielle des origines) connaître la même transformation. Ce que dit P. Levy du collecticiel [10], hypertexte écrit coopérativement par des participants géographiquement distants et consultable en temps réel par tous, doit bien apporter une possibilité supplémentaire à la correspondance scolaire, autre trouvaille du génial pédagogue des années 20.

     Nous envisageons de mettre sous forme d'hypertextes des problèmes mathématiques plus ou moins ouverts, énoncés incomplets exigeant qu'on les interroge, qu'on consulte des banques de théorèmes, des tables de valeurs...

PERSPECTIVES DE DÉVELOPPEMENT

     L'expérience nous a appris à tempérer l'euphorie qui nous gagne à mesure que nous découvrons l'intérêt pédagogique de technologies nouvelles. Les obstacles à leur utilisation sont toujours du même ordre : manque de moyens matériels et financiers, manque de formation, manque de temps, manque de motivation si le « plus » pédagogique ne paraît pas évident. En l'espèce, il nous semble qu'ils sont moins importants, donc moins dissuasifs que par le passé.

Matériel

     Comme on l'a déjà souligné, point n'est besoin d'un équipement fastueux. Un PC-XT muni de 384 Ko de mémoire, affichage CGA ou HGC, avec simple lecteur de disquettes, peut supporter un hypertexte déjà consistant. Certes, le renouvellement et la qualité des écrans seront considérablement améliorés avec un affichage VGA et un disque dur, ou l'usage d'un disque virtuel supposant une RAM plus confortable.

Logiciels

     Relativement simples, ils doivent être légers et peu coûteux : les textes à assembler peuvent être saisis avec un quelconque traitement de texte [11], voire éditeur de lignes du domaine public, qui peut aussi assurer la création de la table des liens, les pages graphiques provenant de logiciels de dessin déjà disponibles.

Documents

     On commence à disposer de scanners et logiciels de reconnaissance optique de caractères accessibles et performants. La corvée de saisie, qui peut être répartie entre les membres d'une équipe, s'en trouve allégée. L'importation par liaisons en réseaux est également une bonne source, comme le sont les bases de données figurant sur CD-ROM ou autres (données de PC-GLOBE, par exemple).

     Pour les fichiers graphiques, l'extrême diversité des formats alliée aux divers standards de cartes de gestion d'écran ne simplifie pas les choses...

     On peut caresser l'espoir d'une mise en commun de réalisations de tous horizons, par l'intermédiaire des centres de ressources, des Centres de Documentation Pédagogique, des centres de Formation de Maîtres, etc. Un PC à quelques milliers de francs, un Minitel, des hypertextes dans un format standardisé, et la plus isolée des écoles rurales disposerait des mêmes ressources que les écoles urbaines plus huppées. Est-ce la première fois qu'on émet ce voeu trop souvent resté pieux ?

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     D'autres avant nous ont énoncé dans ce bulletin les perspectives de l'utilisation de l'hypertexte comme auxiliaire didactique (apport de connaissances ou support de méthodes actives). Nous l'avons en outre caractérisé comme instrument d'observation de démarches individuelles ; nous avons émis quelques réserves sur certains aspects séduisants, mais qui peuvent aller à l'encontre d'objectifs éducatifs essentiels.

     À l'image de beaucoup d'autres applications logicielles, il se présente comme un outil d'une grande souplesse, qui peut servir des conceptions pédagogiques très variées, l'enseignant restant au bout du compte responsable de son usage. Encore faut-il que cet emploi soit commode, immédiat, et apparaisse réellement comme le garant d'une efficacité pédagogique accrue par rapport aux techniques habituelles.

Alain Saustier
Professeur de Psychopédagogie
EX-ENNA PARIS-NORD
93206 SAINT-DENIS

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 63 de septembre 1991.
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NOTES

[1] Pierre Levy, Les Technologies de l'Intelligence, La Découverte, Paris 1990

[2] Au temps où les stages de sensibilisation comportaient une initiation à la programmation, conception et réalisation d'un petit didacticiel fournissaient un support psychopédagogique fécond. Cf. notre article « Démarche informatique, démarche pédagogique », Bulletin de l'EPI n° 45.

[3] Encore un raccourci (non dénué de provocation) qui mérite un large débat...

[4] Alain Lambert, L'Hypertexte : un nouvel outil pour l'éducation et la formation, et Alain Schmidt, « Hypertexte et hypermédia », Bulletin EPI n° 61.

[5] Voir l'article suivant.

[6] Voir dans l'ouvrage de J.-P. Balpe (Hyperdocuments , hypertextes , hypermédias, EYROLLES, Paris 1990) la comparaison entre hypertextes et bases de données.

[7] Une possibilité de rehaussement de texte peut servir à qui le désire au signalement des boutons.

[8] ICEM : Institut Coopératif de l'École Moderne, qui diffuse les produits issus de/destinés à la pédagogie Freinet (et à bien d'autres...). B.T. : Bibliothèque de Travail, fascicule thématique produit par l'ICEM (nombreux titres)

[9] Article cité (note 4)

[10] P. Levy, ouvrage cité (note 1), ch 5, p. 69-76

[11] L'utilisation des fonctions Résumé, Bibliothèque de WORD5 (présent dans de nombreux établissements) permet déjà de réaliser des bases de type hypertexte et de les consulter sans SGHT spécial.

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