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Le devenir d'« informatique et société »

Jean-Pierre Durand
 

Nous republions cet article de Jean-Pierre Durand, datant de 1988, qui n'a pas pris une ride. Retenons que « le champ informatique et société ne peut-être traité que de façon pluridisciplinaire » et que « la formation des enseignants de tous niveaux passe – entre autres – par l'inclusion dans tous les stages de formation, d'une préparation à cet enseignement ». Informatique et société relève effectivement de toutes les disciplines.

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   Faut-il ouvrir une nouvelle rubrique, Informatique et société, dans le Bulletin de l'EPI ? D'une manière ou d'une autre, le tandem de l'informatisation et du social est présent à tous les niveaux de l'enseignement public, à l'école primaire où les recommandations ministérielles y font référence à propos de l'éveil aux conséquences sociales de cette technique, dans les collèges, puis dans les lycées où l'épreuve informatique du bac comporte une question informatique et société. Enfin, historiquement, c'est dans les départements d'informatique des IUT que le thème est né voici près d'une décennie. La généralisation des applications informatiques est une affaire suffisamment sérieuse pour que les réflexions et les interrogations qu'elle suscite ne soit plus la seule affaire des seules sciences sociales. Au moment des grands décloisonnements, tandis que l'histoire-géographie, la littérature, les langues vivantes se sont emparées de l'informatique, les informaticiens se sentent concernés par le devenir de nos sociétés transformées par la technologie. Et ceci sur deux fronts : pour eux-mêmes en tant que créateurs et comme formateurs responsables de l'éducation de futurs citoyens.

Un champ parvenu a maturité

   Informatique et société s'est constitué lentement en rassemblant les interrogations de quelques dizaines d'enseignants, de chercheurs... et de journalistes : l'erreur grossière qui consista à vouloir connecter les fichiers informatisés des polices (projet Safari), puis le projet Gamin qui fichait les « enfants à risques » ont focalisé les regards critiques sur les rapports à établir entre l'informatique et la préservation des libertés. Depuis, le champ des questions s'est très largement élargi : les spécialistes du travail, ceux des loisirs, de l'urbain, les économistes, les démographes, mais aussi les artistes et les philosophes s'interrogent sur les usages de l'informatique.

   Précisons toutefois que ceci reste très largement une spécialité française partagée essentiellement par nos amis québécois et belges. Par exemple, la nation la plus informatisée, les États-Unis, apparaît très en retard sur toutes ces questions. Seules quelques institutions comme le M.I.T. adoptent des démarches qui ne soient pas uniquement descriptives. À ma connaissance, le principal ouvrage américain reste celui de Tom Forester (The Information Technology Revolution, Cambridge, The M.I.T. Press, 1985, 674 p.) qui a rassemblé plus de cinquante contributions éparses.

   Que l'on envisage l'informatique comme science ou technique, son évolution ne manque pas de nous interroger. Que nous réserve l'intelligence artificielle ? Question aujourd'hui sans réponse – ou avec de multiples réponses contradictoires – qui en soulève d'autres sur les rapports des hommes à leur propre production (interrogations parallèles à celles posées par la génétique où l'on a créé un « comité d'éthique » afin d'empêcher l'irréparable). Que penser de l'informatique (en tant qu'outil de traitement et de mémorisation de l'information, fondement de la communication entre les hommes) dans l'évolution de l'humanité, par rapport aux autres ruptures que forment l'écriture, puis l'imprimerie par exemple ?

   D'autres interrogations plus concrètes accompagnent les applications techniques de l'informatique dans l'industrie et dans les bureaux, dans l'agriculture, dans les transports, à domicile, dans les arts, etc. La transversalité du phénomène saute aux yeux : c'est la digitalisation de l'information présente dans tous ces lieux qui est l'origine commune des changements dont ils sont le théâtre. Que nous enseigne cette transversalité ? Pour l'instant peu de choses ont été écrites sur ce sujet ; on peut pourtant imaginer qu'elle est riche de conséquences.

   En revanche la réflexion sur lasociété informationnelle est quelque peu avancée. Au-delà de la découverte naïve de l'inflation de l'information, il nous faut nous interroger sur les rapports entre celle-ci et le développement informatique. D'une part c'est bien l'informatique qui, à travers sa puissance de stockage et de traitement, se trouve à l'origine de la diffusion massive de l'information grand public dans la presse écrite ou dans la presse radio-télévisée. C'est aussi l'informatique qui permet l'usage du vidéodisque. Enfin, l'informatique s'est conjuguée avec le progrès de l'électronique miniaturisée pour donner lieu à l'explosion vidéo : télévision, câblage, magnétoscope etc. D'une certaine manière le RNIS est la consécration de ce mariage.

   La conséquence en est une croissance exponentielle de l'information et de sa diffusion avec l'avènement d'un monde hyper-informé. Cependant, plus d'information ne signifie pas toujours plus de sens. Car l'individu récepteur n'a plus le temps ni la possibilité de trier parmi ce raz de marée de signes les informations pertinentes pour leur donner un sens. Nous vivons une sorte de monde inversé de celui imaginé par Ray Bradbury dans Farhenheit 541 : il ne s'agit plus de brûler les livres pour détruire la connaissance, ce qui est un acte provocateur donc susceptible de réactions négatives. Il s'agit de submerger les hommes d'informations jusqu'à ce qu'ils se noient et perdent tout sens d'orientation ; ce qui a les mêmes conséquences que précédemment sans pour autant être visible, donc donner lieu à contestations.

Un champ pluridisciplinaire

   La dimension transversale d'informatique et société, évoquée ci-dessus, conduit à une première conclusion : il serait préjudiciable à la démarche heuristique de vouloir borner un champ dont l'une des caractéristiques principales est d'occuper des lieux aussi différents de l'activité humaine.

   Par ailleurs, le champ informatique et société ne peut-être traité que de façon pluridisciplinaire : l'économie rend compte des enjeux et des rapports de force internationaux autour des industries informatiques à l'intérieur de l'OCDE en soulignant la quasi exclusion des autres pays du jeu planétaire. Les sociologues s'intéressent à l'émergence de nouvelles cultures et à l'évolution des rapports sociaux dans l'entreprise (qualification, formation, contenu du travail), dans l'espace urbain (communication et réinvention de la ville) et dans l'espace domestique (répartition des usages des nouveaux outils culturels et de communications). Les psychologues scrutent toutes les démarches cognitives pour faire avancer les systèmes experts et l'intelligence artificielle ; ils participent aux recherches sur l'ergonomie des logiciels. D'un point de vue plus général, les anthropologues, aidés des historiens, évaluent ou s'interrogent sur les mutations en cours et à venir de l'espèce humaine. Enfin, les philosophes cherchent à percer le ou les sens de ces transformations.

   Cette pluridisciplinarité, avec la diversité des méthodes qu'elle requiert, conduit informatique et société vers un corpus de connaissances complexes. De plus, on observe dès aujourd'hui une pluralité de paradigmes autour des grands questionnements nés de l'informatisation. Par exemple, s'achemine-t-on vers une déqualification des salariés dont le poste de travail ou la fonction est informatisée ? On sait que les réponses ne sont pas aussi unilatérales que la question ; toutefois elles s'inscrivent à l'intérieur de paradigmes tout à fait divergents. De même, à la question, l'informatique introduit-elle une rupture dans l'évolution des sociétés ? (et si oui de quelle nature est cette rupture ?). Les réponses varient d'un oui catégorique à des négations non moins argumentées. Pluridisciplinarité et multiplicité des paradigmes sont les indices qui indiquent que ce champ informatique et société est arrivé à maturité. Ce qui ne manquera pas d'effrayer le non-spécialiste, placé en face d'un important volume de connaissances à emmagasiner et de matrices à acquérir pour les rendre opérantes.

Sciences molles et sciences dures

   Les sciences dures ont dominé toute l'histoire de l'industrialisation. Les sciences de l'homme et de la société, plus récentes, ont eu beaucoup de mal à se faire entendre, multipliant les erreurs comme celles qui consistaient à imiter les premières en leur empruntant leurs modèles, ou en affirmant des certitudes et des déterminismes bientôt démentis par les faits. Aujourd'hui, la situation est fort différente : tout semble indiquer que les applications techniques des sciences exactes doivent prendre en compte les apports des sciences molles. Dans l'entreprise, ce sont les décideurs qui ont recours aux sciences de l'organisation (sociologie, gestion, psychologie...) pour utiliser les technologies de production informatisées afin d'en accroître l'efficacité. L'excellence, dont il est tant question aujourd'hui, est une savante décoction de techniques plus ou moins issues de l'informatique et de savoir-faire social. De même, à propos des usages sociaux des nouvelles technologies de la communication, tels le vidéotex ou le vidéophone, il n'est pas sans intérêt d'observer le rôle des sciences sociales. N'ont-elles pas -et est-ce bien à leur honneur- contribué à inventer des usages qui rendent payant ce qui était hier gratuit ? C'est vrai pour certains accès à l'information, et cela devient vrai pour les rapports sociaux qui, de gratuits et libres, deviennent payants et médiatisés par une prothèse vidéo !

   Autrement dit, jamais une technologie, ou un outil technique, ou un produit complexe, tels l'électricité, l'énergie nucléaire ou l'automobile, n'ont bénéficié de telles mesures d'accompagnement de la part des sciences de l'homme et de la société. Ce qui doit bien sûr interroger celles-ci en premier lieu, puis les spécialistes de cette discipline (ici les informaticiens et les salariés de la para-informatique). Interpellés, nous somme tous concernés. Enfin, en tant que formateurs, nous le sommes à un degré supplémentaire.

   La seule question qui subsiste est celle du contenu des enseignements à dispenser.

Que faut-il enseigner ?

   La question me paraît assez mal posée, et je préfère la formulation suivante : que peut-on enseigner ? Ceci reflète une position de fond : plus que des connaissances ou un savoir, c'est peut-être une sensibilisation, une démarche (critique ?) qu'il faut dispenser. Ce qui est beaucoup moins facile, bien évidemment.

   C'est cette même position qui me rend hésitant à proposer un, ou des programmes d'enseignements. Car d'une part rien n'y pousse, tandis qu'il serait très préjudiciable de limiter un champ qui est, par la nature de l'objet qu'il traite (l'information), très ouvert. La question se pose seulement à propos de l'enseignement d'informatique et société dans l'option informatique des lycées, puisqu'un examen vient sanctionner celui-ci. Là, on peut penser qu'à court terme, un cadrage plus précis et des recommandations sur ce qui est attendu seront définis.

   Pour ce qui est du champ en général, on peut proposer le découpage suivant, qui n'a rien d'absolu et qui sera discuté, tandis que des collègues pourront proposer des contenus et des objectifs précis dans les bulletins suivants :

  • Histoire de l'informatique
  • L'industrie informatique en France et dans le monde (les plans français, les déséquilibres internationaux)
  • Productique, informatique et bureautique (organisation et contenu du travail, qualifications, volume de l'emploi, les métiers de l'informatique)
  • Informatique et contrôle social (les fichiers et la loi, la gestion par profil, les badges en entreprise...)
  • Les enjeux culturels (l'EAO, le minitel, image et simulation, l'intelligence artificielle, les arts, l'hyper-information...)

   La préparation et la formation des enseignants de tous niveaux, afin qu'ils initient leurs élèves aux questions posées par l'informatisation de la société, rencontrent d'innombrables obstacles dont le manque de temps n'est pas le moindre. La solution passe – entre autres – par l'inclusion dans tous les stages de formation, d'une préparation à cet enseignement. C'est ce qui commence à être fait, avec succès et avec un accueil très favorable, pour les enseignants de l'option informatique dans les lycées : des formations informatique et société sont dispensées par des formateurs spécialisés tant au niveau national qu'au niveau académique [1]. Enfin, une documentation complète, claire et facile à utiliser existe (cf. bibliographie).

   Les enjeux sociaux et culturels n'ont sans doute jamais été aussi liés à une science et à une technique tant sa prégnance est grande.

   Tentons d'en saisir un maximum de significations ?

Jean-Pierre Durand
Professeur de Sociologie à l'Université de Rouen
Membre du Comité Scientifique National,
co-auteur du Guide de l'informatisation, édition Belin, 1987.

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

Les outils bibliographiques

Bremond Jeanine, Informatique : enjeux économiques et sociaux, Paris, Hatier, 1986.

CREIS, Société et Informatique, Paris, Delagrave, 1984 (une analyse transversale en douze chapitres).

CREIS, L'informatisation quotidienne, Paris, Delagrave, 1986 (quinze études de cas).

Durand Jean-Pierre, Levy Pierre, Weissberg Jean-Louis, Guide de l'informatisation, Paris, Belin, 1987 (une mini-encyclopédie informatique et société avec un thésaurus pour faciliter les recherches). cf. rubrique « Nous avons lu » dans ce bulletin.
https://www.epi.asso.fr/fic_pdf/b49p024.pdf

Weissberg Daniel, « Informatique, Économie et société », La Documentation photographique, Paris, La Documentation Française-CNDP, n° 6085, octobre 1986.

Paru dans le Bulletin de l'EPI  n° 49 de mars 1988.

NOTE

[1] Pour obtenir la collaboration de ces enseignants spécialisés, on peut s'adresser au Centre de Coordination des Recherches sur l'Enseignement Informatique et Société (CREIS) 21, rue de Penthièvre 92330 Sceaux. Lequel vous proposera des noms d'enseignants, si possible dans votre région, pouvant intervenir dans le domaine qui vous convient. Le CREIS possède un centre documentaire, l'ERESI, Institut de programmation, Tour 55-65, Bureau 309, 4 place Jussieu 75230 Paris Cédex 05, Tél (1) 43 36 25 25, poste 58 77.

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Mars 2019

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